INTÉGRATION ET COOPÉRATION RÉGIONALES
EN AFRIQUE DE L’OUEST

© Éditions KARTHALA et CRDI, 1996
ISBN : 2–86537–663-X

SOUS LA DIRECTION DE
Réal Lavergne

Intégration
et coopération régionales
en Afrique de l’Ouest

Éditions KARTHALA
22–24, boulevard Arago
75013 Paris

CRDI
Boîte postale 8500
Ottawa K1G 3H9

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Table des matières

Avant-propos

5

   

Remerciements

9

     

Introduction : Champ d’action pour l’intégration et la coopération régionales en Afrique de l’Ouest, Réal LAVERGNE

11

   

PREMIÈRE PARTIE
VISIONS STRATÉGIQUES ET PERSPECTIVES D’AVENIR

 

1..

La CEDEAO et l’avenir de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, Abass BUNDU

41

   

2.

Des fondements théoriques et stratégiques de la construction communautaire, Naceur BOURENANE

63

 

3.

Les facteurs culturels de l’intégration économique et politique en Afrique, Stanislas ADOTEVI

81

   

4.

Crise des institutions et recherche de nouveaux modèles, Daniel C. BACH

95

   

5.

Visions et approches des bailleurs de fonds, Réal LAVERGNE et Cyril Kofie DADDIEH

123

   

6.

Partenariats pour l’innovation : nouveau rôle pour la coopération Sud-Sud, Lynn Krieger MYTELKA

157

   

DEUXIÈME PARTIE
PERSPECTIVES ÉCONOMIQUES

 

7.

Les politiques nationales et l’intégration régionale, Ousmane BADIANE

181

   

8.

Le commerce parallèle en Afrique de l’Ouest Intégration informelle ou subversion économique? Kate MEAGHER

197

   

9.

Une stratégie pour les échanges et la croissance en Afrique de l’Ouest : analyses sectorielles et plan d’action, J. Dirck STRYKER, Jeffrey C. METZEL et B. Lynn SALINGER

223

   

10.

Les leçons de l’UMOA, Rohinton MEDHORA

251

   

11.

Intégration monétaire à la lumière du débat européen, David COBHAM et Peter ROBSON

277

   

TROISIÈME PARTIE
DIMENSIONS POLITIQUES

   

12.

Les droits de l’homme et l’intégration, E.K. Quashigah

301

   

13.

La dimension régionale des défis environnementaux, Guy DEBAILLEUL, Éric GRENON, Muimana-Muende KALALA et André VUILLET

323

 

14.

Ressemblances et dissemblances institutionnelles entre la CEDEAO, la CEEAC et la ZEP, Luaba Lumu NTUMBA

349

   

15.

Constitutionnalisme et intégration économique, Omoniyi ADEWOYE

371

   

Liste des sigles

385

   

A propos des auteurs

389

   

Index

393

Avant-propos

La plupart des pays ouest-africains sont de dimensions très modestes tant sur le plan démographique qu’économique. Exception faite pour le Nigeria, le Ghana et la Côte-d’Ivoire qui ont des populations de plus de 10 millions d’habitants, le produit national des pays de cette région est équivalent à celui de petites villes dans les pays industriels. Même le Nigeria, qui se distingue des autres pays avec plus de 100 millions d’habitants, n’en est pas moins un pays de taille réduite en termes économiques.

Enfermés dans le carcan d’espaces socio-économiques trop étroits, les pays de l’Afrique de l’Ouest sont appelés à élargir leurs horizons dans leur quête du développement. Les avantages d’une telle démarche sont de plusieurs ordres, passant par la réduction des coûts unitaires grâce aux économies d’échelle, par un niveau accru de spécialisation et de concurrence économique, par l’accès à la technologie et par un meilleur partage des idées et des expériences à tous les niveaux de l’activité socio-économique.

La taille d’un pays n’est pas la seule variable déterminante. Un grand pays, mal intégré sur le plan des infrastructures physiques ou divisé par des rivalités ethniques ou des clivages sociopolitiques, n’est pas forcément plus avantagé qu’un plus petit pays bien intégré. La taille d’un pays peut même devenir tout à fait secondaire lorsque celui-ci sait multiplier et faciliter les liens avec d’autres pays de la région ou du monde.

La réalité de l’Afrique de l’Ouest est toutefois celle d’une région mal intégrée à tous les niveaux : national, régional et international. Au niveau national, les déchirures ethniques ou sociopolitiques sont particulièrement évidentes dans des pays tels que le Liberia, la Sierra Leone ou le Nigeria. Mais tous les pays de la sous-région souffrent d’entraves à l’intégration socio-économique, ne serait-ce que par l’insuffisance de leurs infrastructures nationales de transport et de communication. Au niveau régional, les pays sont divisés entre eux par une panoplie de barrières institution-

nelles, légales et infrastructurelles. Au niveau international, l’Afrique se retrouve de plus en plus en marge des marchés mondiaux, des réseaux technologiques, des grands systèmes de télécommunication, de la communauté internationale en général.

De nouveaux efforts sont exigés sur chacun de ces trois plans. En effet, le sentiment de déconnexion qui règne en Afrique nous invite à rechercher de nouvelles formes de communauté aptes à relever le défi du développement dans un monde en mutation accélérée. L’intégration et la coopération régionales sont souvent privilégiées comme instruments d’une telle démarche, face à la désillusion par rapport à l’État-nation comme agent de développement sur le plan national et à la méfiance des Africains vis-à-vis d’une politique d’insertion à outrance dans les courants économiques et politiques mondiaux sur lesquels ils n’ont aucune prise.

Sans oublier que les perspectives de réussite sur les marchés mondiaux sont relativement limitées. De nombreux obstacles pèsent sur l’expansion des exportations africaines traditionnelles, et il est difficile de développer de nouvelles sources d’exportation face au faible niveau de développement de l’industrie et des services africains. L’intégration régionale se présente alors comme voie intermédiaire. Si elle est parfois préconisée, encore aujourd’hui, comme solution de rechange opposée au renforcement des liens avec le reste du monde, elle est perçue, de plus en plus, comme élément d’une stratégie multidimensionnelle et accélérée de décloisonnement aux plans à la fois régional et international.

La première moitié des années 1990 a été marquée par un regain d’intérêt pour l’intégration et la coopération régionales partout en Afrique. Les conférences et les séminaires se sont multipliés et d’importants efforts de réflexion et de concertation ont été menés. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest approuvait en 1993 une version révisée de son traité de base. Un an plus tard, les pays de l’Afrique de l’Ouest francophone renforçaient l’Union monétaire ouest-africaine qu’ils transformaient en Union économique et monétaire. Il se produisait en parallèle d’autres changements favorables à l’intégration tels que la réduction progressive des barrières au commerce international, la dévaluation des monnaies nationales, y compris le franc CFA, et l’engagement de plus en plus ferme des agences de développement internationales à promouvoir la coopération et l’intégration régionales.

Cet ouvrage représente la contribution du Centre de recherches pour le développement international (CRDI) à ce processus. Il constitue le dernier élément d’un programme d’activités lancé en 1991 pour mobiliser la communauté intellectuelle de toute la région autour des grandes questions stratégiques de l’intégration et de la coopération régionales. On cherchait

ainsi à étudier ces questions d’un reil critique et multidisciplinaire afin d’évaluer les limites des approches traditionnelles et ouvrir de nouvelles pistes pour l’avenir. Le premier pas fut l’organisation d’une série de séminaires nationaux à Abidjan, Accra, Dakar, Lagos et Ouagadougou, suivie d’une conférence internationale sur l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest tenue à Dakar en 1993. Une synthèse des résultats de cette conférence a été publiée séparément, tandis que se poursuivait la préparation des études publiées dans le présent ouvrage.

L’intégration régionale répond à des impératifs sociaux, culturels et politiques autant qu’économiques. Aussi, cet ouvrage aborde-t-elle sujet dans une perspective multidimensionnelle dans laquelle l’intégration est appréhendée comme un processus de construction communautaire plutôt qu’un simple mécanisme d’expansion du commerce régional. L’analyse dépasse donc les limites qu’impose l’utilisation d’outils ou de concepts étroitement disciplinaires. Si les auteurs ont été influencés par leurs disciplines respectives dans le choix des sujets abordés, ils ont utilisé une approche relativement globale dans le traitement de ces sujets. On a également cherché à rendre chaque article le plus accessible possible aux décideurs et aux chercheurs appartenant à d’autres disciplines. Le lecteur trouvera dans ce volume une vision relativement complète et compréhensible de ce que peut signifier l’intégration et la coopération régionales.

Cette page est laissée intentionnellement en blanc.

Remerciements

Un grand nombre d’institutions et d’individus ont participé directement ou indirectement à la préparation de ce volume. Je voudrais remercier chacun d’eux de sa contribution. Il convient de mentionner tout spécialement Pierre Sané, ancien directeur régional du CRDI, et le professeur Boubacar Barry, de l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar, qui ont lancé ce projet. Parmi les principales institutions collaboratrices figurent celles qui ont organisé les séminaires nationaux et d’autres qui ont contribué financièrement ou autrement à l’organisation de la conférence internationale. Les séminaires nationaux ont été organisés par le Centre ivoirien de recherches économiques et sociales d’Abidjan, l’Université du Ghana à Accra, le CRDI à Dakar, le Nigerian Institute of International Affairs à Lagos et le Centre d’études, de documentation, de recherches économiques et sociales à Ouagadougou. Parmi les institutions ayant contribué à l’organisation de la conférence internationale figurent l’Agence canadienne pour le développement international (ACDI), la Fondation Ford, la Cellule informelle d’étude et de recherche pour la gestion de l’information sur les échanges (CINERGIE), le Conseil pour le développement de la recherche économique et sociale en Afrique (CODESRIA) et la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest. D’autres institutions ont participé au comité scientifique. Il s’agit de l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement, le Centre africain d’études monétaires, le CODESRIA, l’Institut pour le développement et la planification, le Centre régional africain de technologie, l’Institut sénégalais de recherches agricoles et l’Université Cheikh Anta Diop.

L’équipe de production de cet ouvrage était composée des groupes de personnes suivants : Ousmane Badiane, Jean Coussy, Amady Dieng et Jeggan Senghor, qui ont étudié et commenté les textes ; Magatte Guèye, Catherine Daffé, Penda Guèye et Amy Barboza, qui ont contribué à la mise en forme et à la préparation de l’index ; James Arthur, Cheikh Tidiane Diop, Wilfried Amoako, Étienne Kabou, Françoise Nicolas et les Traductions Tessier, qui ont contribué à la traduction des articles rédigés

en anglais1; Momar-Coumba Diop et Nicole Castéran, qui ont révisé les textes ; Esther Beaudry, Bill Carman et Michèle Wilson, qui ont aidé à mobiliser les ressources nécessaires.

Un chaleureux merci à tous, y compris les nombreux individus dont les institutions sont mentionnées ici et qu’il ne nous est pas possible de nommer individuellement.


1. Les articles d’Adotevi, de Bourenane, de Bach, de Ntumba et de Oebailleul et al. ont été rédigés en français.

INTRODUCTION

Champ d’action pour l’intégration
et la coopération régionales
en Afrique de l’Ouest

Réal LAVERGNE

La préparation du présent ouvrage fait partie des activités de suivie de la conférence internationale sur l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest tenue à Dakar en janvier 1993, dont les résultats sont résumés par Diop et Lavergne (1994). Sur la quarantaine de communications présentées à cette occasion, onze sont publiées ici sous une forme révisée et actualisée. Nous y avons ajouté quatre autres contributions1, en plus de ce chapitre introductif, pour combler certains vides et donner une image globale de ce qu’est et pourrait être l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Nous complétons ce panorama en renvoyant le lecteur aux travaux disponibles ou aux recherches actuellement en cours dans des domaines spécifiques tels que l’agriculture, la santé, l’éducation, les communications ou la sécurité régionale.

Nous entamons le chapitre en passant en revue les visions stratégiques et les perspectives représentées dans la première partie de l’ouvrage. Nous nous attardons ensuite sur un certain nombre de questions spécifiques. La présentation se fera en deux grandes sections. La première porte principalement sur l’intégration économique, y compris les politiques commerciales, l’intégration monétaire et les politiques sectorielles. La deuxième traite du secteur public et aborde l’infrastructure régionale, la coopération régionale dans l’offre des services publics, et certains domaines d’activité gouvernementale (protection des droits humains, sécurité régionale, et gestion des ressources naturelles). Nous présenterons ensuite les


1. Bourenane, Mytelka, Stryker et al., et Lavergne et Daddieh (chapitres 2, 5, 6 et 9).

grandes options stratégiques pour la promotion d’une perspective régionale — la supranationalité, la coopération régionale et l’action unilatérale - avant de présenter quelques réflexions sur les axes de recherche méritant un travail supplémentaire et une brève conclusion.

Il convient de clarifier certains concepts de base, avant de continuer, pour bien saisir la différence entre le régionalisme, l’intégration régionale, la coopération régionale et l’intégration économique. Nous ne nous attardons pas sur le concept de « régionalisme » qui dénote simplement une façon régionale d’aborder les problèmes sans distinction entre l’intégration et la coopération régionales. Les expressions « intégration régionale » et « coopération régionale » représentent cependant deux facettes distinctes du régionalisme. Il s’agit dans chaque cas d’efforts de collaboration entre des pays voisins, mais la coopération régionale revêt un caractère plutôt ponctuel et temporaire, défini par des formules contractuelles établies dans le cadre de projets présentant un intérêt mutuel ; l’intégration régionale est conçue de façon plus permanente (Bourenane*).

La collaboration dans le cadre de l’intégration régionale suppose un certain partage de la souveraineté par la mise en commun de procédures institutionnelles établies. Comme le font valoir plusieurs auteurs de cet ouvrage, les schémas d’intégration régionale en Afrique sont de nature davantage « intergouvernementale » que « supranationale » et le partage effectif de souveraineté est minime (Ntumba*). Les États membres acceptent néanmoins certaines obligations, telles que le paiement des cotisations, la réduction des barrières commerciales, la réduction des obstacles au mouvement des personnes, etc.

Si le concept d’intégration régionale revêt un biais à prédominance économique dans la littérature, au point de se confondre à l’occasion avec celui de l’« intégration économique », il ne se limite pas pour autant à cette dimension. L’intégration régionale peut engager tous les domaines d’intervention du secteur public, y compris la gestion de l’environnement économique, mais également la sécurité collective, les droits humains, l’éducation, la santé, la recherche et la technologie, ou la gestion des ressources naturelles. Le concept de l’intégration régionale dépasse donc celui de l’intégration économique. Ce dernier est utilisé de différentes façons. Comme le souligne Bourenane*, ce concept pris au sens large peut se référer à l’expansion des liens économiques entre des pays qui ne sont pas forcément voisins — des liens Nord-Sud, par exemple. Les auteurs de cet ouvrage l’utilisent néanmoins d’une façon plus restrictive, pour indi-


*. L’astérisque indique les références publiées dans cet ouvrage.

quer l’augmentation des flux commerciaux et des facteurs entre pays voisins grâce à des mesures de libéralisation et de coordination des politiques économiques.

Visions et priorités

Le regain d’intérêt que suscitent l’intégration et la coopération régionales depuis quelques années est un phénomène mondial inspiré par le succès de l’expérience européenne. Il est encouragé également par une appréciation croissante des avantages de l’unité et de la coopération régionales pour mieux braver les défis d’un marché mondial de plus en plus concurrentiel (Mytelka*). On parle ainsi d’un « nouveau régionalisme » (De Melo et Panagariya, 1992 ; CCE, 1992) En Afrique, les aspirations renouvelées en faveur de l’intégration et de la coopération régionales s’intègrent dans la recherche de solutions à la crise économique et sociale profonde et prolongée du continent. Cela se produit dans un contexte devenu à bien des égards plus propice à la promotion de l’intégration régionale en raison du renforcement de la société civile et des réformes économiques favorisant la déréglementation et la privatisation des économies nationales, alors que les obstacles étatiques au commerce continuent à évoluer à la baisse, ouvrant la voie à l’augmentation des échanges régionaux (Banque mondiale, 1994 : 70–85, 270–271).

Les aspirations régionales des hommes d’État, des intellectuels et des peuples africains traduisent l’ambition de franchir les limites des États actuels. Elles consistent à refuser tout ce qui divise actuellement la sous-région, y compris le morcellement dû aux frontières politiques ; la multiplicité des barrières à la libre circulation des biens et des services, des personnes et des flux capitaux ; et les différences et contradictions observées dans les structures juridiques, les administrations publiques, et les systèmes d’éducation. Les Africains sont sensibles au fait que les royaumes et les cultures de l’Afrique de l’Ouest de l’époque précoloniale traduisaient un niveau d’intégration économique et sociale relativement élevé, comme en témoignent de nombreux écrits sur la région (Oliver et Atmore, 1981a et 1981b). C’est pourquoi l’intégration régionale implique pour plusieurs d’entre eux, la recherche d’un patrimoine historique perdu. La poursuite de l’unité régionale en Afrique constitue ainsi la recherche d’une identité culturelle et sociale dont les racines et la légitimité historiques sont plus fortes que celles proposées par les États actuels (Ado-

tevi*). Les aspirations régionales africaines représentent également une tentative de réponse à l’incapacité notoire des États à générer le développement, et la recherche de solutions dont la portée excède ce que les États-nations actuels sont en mesure de fournir, qu’il s’agisse d’une meilleure infrastructure régionale, d’une meilleure gestion des ressources naturelles (Debailleul et al. * ; Olomola, 1993), ou d’un plus grand éventail de libertés (Adewoye* ; Quashigah*).

Cette recherche de solutions nouvelles revêt en parallèle un aspect décentralisateur, non seulement en Afrique mais partout dans le monde où les populations réclament un plus grand contrôle de leurs propres affaires. On fait ainsi appel à une plus grande décentralisation des gouvernements et des services publics, à une plus grande participation des communautés à la prise de décisions, et au retrait de l’État de certaines formes d’intervention économique. L’État en Afrique de l’Ouest est donc assailli sur deux fronts : il est sommé de partager le pouvoir aussi bien avec les niveaux subalternes de gouvernement et la société non gouvernementale qu’avec les entités régionales existantes ou futures. Ces tendances ne sont nullement contradictoires et n’impliquent pas la négation de l’État. Néanmoins, nous avons manifestement dépassé l’époque de l’État-nation remplissant toutes les fonctions, du maintien de l’ordre public à la providence sociale. Il s’agit d’identifier des formules de partage du pouvoir permettant à chaque instance de remplir les fonctions qu’elle peut assumer avec la plus grande efficacité, et c’est une meilleure application d’un tel principe que les populations africaines semblent réclamer.

Le traitement global et multidimensionnel de l’intégration et de la coopération régionales adopté par la Conférence de Dakar a permis de faire le point sur l’évolution des idées sur ce sujet, tout en confirmant l’attachement évident des intellectuels africains à l’idéal régional2 (Diop et Lavergne, 1994). Les participants n’ont cependant pas hésité à reconnaître les échecs du passé, et nous reprenons dans cet ouvrage un certain nombre de communications permettant de dégager les causes principales de ces échecs. Il s’agit principalement des communications de Bundu*, de Bach* et de Ntumba*. Les contributions de Bourenane* ainsi que de Lavergne et Daddieh* complètent ce tableau, en faisant un bilan de la littérature théorique sur ce sujet et en résumant les points de vue, souvent critiques, des principaux bailleurs de fonds.


2. L’intérêt que les intellectuels africains accordent à l’intégration régionale s’est traduit par le nombre impressionnant de résumés et de communications reçus à la suite de l’appel d’offre : plus de 300 résumés et plus de 100 communications de tous les pays de la sous-région.

L’ancien secrétaire exécutif de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), Abass Bundu*, évoque une vision ambitieuse de ce que la CEDEAO pourrait devenir et préconise un renouvellement du leadership et de l’engagement des États membres en faveur d’une telle mission. Bundu est réaliste, malgré cela, dans son évaluation des obstacles à l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest et se demande s’il est possible de combler le déficit de volonté politique accablant les efforts de renouvellement de la CEDEAO. Certains facteurs contemporains nous permettent d’entretenir une lueur d’espoir, en particulier l’adoption de politiques économiques plus libérales par la plupart des pays, la démocratisation progressive de la région et l’adoption du Traité révisé de la CEDEAO par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, en 1993.

Cependant, comme le font valoir plusieurs auteurs dans le présent volume (Adotevi*, Bourenane*, Bach*), il ne suffit pas de faire appel à une plus grande volonté politique ou au « volontarisme », comme le voudrait l’approche institutionnelle actuelle. Bourenane* présente une analyse des modèles et des approches théoriques qui sont à la base de la pratique de l’intégration régionale. Pour lui, comme pour Bach*, l’approche classique employée en Afrique peut être qualifiée de «volontariste», d’« institutionnaliste », « d’étatiste » et de « fonctionnaliste ». Exprimé plus simplement, il s’agit d’une approche qui consiste à réunir périodiquement les chefs d’État pour émettre de grandes déclarations d’intention, lesquelles ne sont suivies d’aucune action concrète très significative.

Selon Adotevi*, l’intégration régionale restera sans issue si les populations ne se sentent pas engagées à l’égard de la communauté à construire. Il nous rappelle les identités culturelles complexes héritées de la période précoloniale, caractérisée par des frontières fluides et changeantes, et insiste sur la nécessité d’exploiter ces identités culturelles pour donner aux États modernes et aux groupements régionaux la légitimité qui leur fait défaut. Cela suppose un modèle d’intégration régionale basé sur une restructuration assez radicale de l’autorité politique. Cela signifie aussi accorder une plus grande attention à la construction d’un sens d’identité communautaire, fondé sur une multiplicité d’identités culturelles superposées, sans les velléités d’exclusivité caractéristiques de l’approche actuelle au niveau des États nationaux. Bourenane* abonde dans le même sens. Selon lui, l’intégration régionale doit se construire de façon progressive, grâce à une stratégie dynamique permettant d’avancer à un rythme réaliste, sur la base d’objectifs réalisables. Une telle approche exige un changement d’orientation, dans le sens de la construction com-

munautaire, par opposition à l’approche institutionnelle et aux grandes déclarations d’intention.

Bach*, qui est très critique à propos du traité d’Abuja et qui accorde peu de chance de réussite à la CEDEAO, attribue néanmoins une grande importance au besoin de concilier les politiques économiques de l’Union francophone et celles de ses voisins anglophones, notamment le Nigeria. Les divergences dans l’application des politiques des changes et des politiques commerciales des deux groupes de pays constituent, selon lui, des facteurs de perturbation fondamentaux. Il s’attaque en particulier aux déséquilibres entre les taux de change officiels de la zone franc et d’autres pays, comme le Nigeria, le Ghana ou la Gambie. Les opportunités de rente créées par ces divergences sont telles que la contrebande l’emporte sur le commerce légal comme source d’accumulation, étouffant sur son passage la viabilité des États concernés. Il en résulte non pas l’intégration régionale mais la désintégration de toute organisation politique officielle. La dévaluation du franc CFA de 50% en janvier 1994 assurait un certain rééquilibrage, mais la région aurait été mieux servie si le Nigeria n’avait pas compliqué la situation en réévaluant officiellement le naira, dans des proportions tout aussi importantes, pratiquement au même moment! L’harmonisation des politiques macro-économiques et commerciales des pays de la zone franc et de leurs voisins anglophones est sans aucun doute la priorité absolue du moment en matière d’intégration’ régionale.

Plusieurs des idées et critiques exprimées par les différents auteurs se retrouvent également dans la synthèse des points de vue des bailleurs de fonds faite par Lavergne et Daddieh*. Tirant des leçons des échecs du passé, les bailleurs de fonds préconisent à l’unanimité une approche flexible, souvent exprimée par le concept de « géométrie variable », qui envisage une participation des pays, variable d’un projet à l’autre ou dans le temps. Ils partagent également une vision économique libérale, telle que préconisée dans les programmes d’ajustement structurels. L’appui de plusieurs bailleurs de fonds pour l’Union économique monétaire ouest-africaine (UEMOA), qui se justifie par le principe de la géométrie variable, suscite des sentiments contradictoires et parfois hostiles de la part des défenseurs de la CEDEAO. Pour certains, le projet de création de l’UEMOA illustre parfaitement la manière dont l’approche «pragmatique » et « flexible » des bailleurs de fonds peut saper les desseins ambitieux du Traité d’Abuja et de la CEDEAO dans sa capacité d’instrument privilégié de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Selon les défenseurs de l’UEMOA, il n’y a aucune relation obligatoirement antithétique entre les deux mécanismes, mais des efforts considérables devront être fournis pour assurer la complémentarité.

L’exposé de Mytelka*, qui constitue le dernier chapitre dans la section «Visions stratégiques et perspectives » du volume, aborde l’intégration régionale d’un point de vue original. Elle fait remarquer le caractère nouveau des récents efforts d’intégration régionale qui se sont éloignés de l’approche protectionniste des années 1960 et 1970 en faveur d’une plus grande ouverture sur le marché mondial, fondée sur le renforcement de la compétitivité par le biais de l’unité et de la coopération régionales. Elle estime que la coopération et la coordination régionales en matière de technologie sont primordiales si l’Afrique veut participer à l’économie moderne et survivre à la concurrence sur les marchés internationaux du XXIe siècle. En insistant sur le besoin de coopération en matière d’application des connaissances dans tous les secteurs, Mytelka propose un modèle d’intégration régionale fondé sur l’innovation, par opposition aux approches antérieures fondées sur les échanges ou sur la spécialisation économique.

L’intégration économique

La promotion des échanges régionaux

Jusqu’à un passé récent, l’intégration régionale se concevait essentiellement en termes économiques, notamment en termes de commerce régional. Pourtant, les économistes conviennent que les mécanismes d’échanges préférentiels institués pour stimuler le commerce régional n’ont pas fonctionné et ne pourront probablement jamais fonctionner à moins de trouver de nouvelles formules beaucoup moins coûteuses et moins difficiles d’application (voir Robson, 1987 ; Foroutan, 1993).

Cet argument comporte deux dimensions. La première est liée au bien-fondé de l’industrialisation par le biais de la substitution aux importations, en tant que stratégie de développement. Il s’agit d’un ancien débat, auquel on ne peut pas rendre justice ici. L’expérience corrobore cependant une certaine forme de pensée néo-libérale dans ce domaine. Le consensus prédominant des économistes du développement ne s’oppose pas au protectionnisme en toutes circonstances ou dans toutes ses formes mais à la combinaison d’une protection excessive et d’un taux de change surévalué, qui finit par pénaliser les exportations et freiner la croissance économique (Badiane*). Pour être efficace, la protection doit s’accompagner de cer-

tains critères de performance, comme ce fut le cas en Asie du Sud-Est (Banque mondiale, 1993), et évoluer de façon dégressive et stratégique. Or, la règle a été celle d’un protectionnisme à tout prix donnant lieu à des situations de rente. Ce type de protectionnisme a épuisé son potentiel dans la sous-région depuis fort longtemps et la nécessité de stratégies de rechange est devenue de plus en plus évidente.

La seconde dimension de l’argument contre les mécanismes d’échanges préférentiels concerne leurs implications budgétaires et l’effet inégal de ces mesures sur les pays participants. Lavergne et Daddieh* résument la pensée de la Banque mondiale sur cette question. En l’absence de mécanismes de compensation opérationnels, les pays les moins industrialisés d’une union économique sortent perdants sur deux fronts : ils perdent d’abord des revenus tarifaires lorsque certains produits importés jusque-là du reste du monde sont importés de pays voisins à des tarifs douaniers réduits ; puis ils risquent de perdre le peu qu’ils ont de tissu industriel face à la concurrence de leurs voisins plus industrialisés.

Les mécanismes de compensation comme ceux de la CEAO, élaborés pour résoudre ce type de problèmes, consistent tout simplement à transférer la charge fiscale aux pays exportateurs qui n’accepteront pas toujours de supporter une telle charge3.

La solution préconisée par la communauté des bailleurs de fonds, telle que décrite par Lavergne et Daddieh*, est celle d’une libéralisation du commerce assez générale, accompagnée de marges préférentielles limitées. Cette solution ne résout pas le problème budgétaire que pose la perte des recettes douanières — quoiqu’il puisse s’opérer une certaine compensation grâce à l’amélioration du taux de recouvrement en raison de la diminution du commerce informel — mais elle profite au moins aux consommateurs, en raison de la baisse des prix, ce qui n’est pas habituellement le cas des mécanismes d’échanges préférentiels. Une telle approche augmente également le niveau de concurrence économique. Le point faible de cette formule demeure le problème fiscal, qui devra être résolu soit par l’augmentation éventuelle du concours des bailleurs de fonds, par le relèvement de la taxation de certains produits ou de certaines activités, ou par la diminution des dépenses publiques dans certains domaines.


3. Dans le cas de la CEAO (dissoute depuis mars 1994), le principal pays exportateur était la Côte-d’Ivoire qui n’a pas pu s’acquitter de ses obligations communautaires, à cause de ses propres problèmes budgétaires des années 1980 et du début des années 1990. Un système de compensation qui aurait en principe pu fonctionner s’est ainsi soldé par un échec.

La compétitivité est maintenue, dans cette approche, grâce à la dévaluation, comme elle se fait actuellement dans tous les pays de la région, depuis la dévaluation du franc CFA. Le jumelage d’une politique de libéralisation commerciale et de dévaluation collective en termes réels devient une combinaison puissante pour stimuler les échanges régionaux. La libéralisation a pour effet de stimuler les échanges de manière générale, tandis que la dévaluation collective assure une plus grande part intrarégionale dans ce commerce (Lavergne et Daddieh*). La dévaluation peut également contribuer à résoudre la crise budgétaire, en permettant une plus forte taxation des exportations traditionnelles.

La prédominance des mesures de libéralisation commerciale et de dévaluation du taux de change dans les programmes de réforme économique en cours, diminue l’importance que peuvent présenter les schémas de libéralisation commerciale préférentiels. Si les barrières tarifaires et non-tarifaires au commerce demeurent excessives en Afrique de l’Ouest, elles ont tendance à chuter trop peu et trop lentement lorsque cela dépend des régimes préférentiels. La réforme des politiques macro-économiques est manifestement d’une plus grande importance. Or, les politiques macro-économiques ont été négligées dans les programmes d’intégration régionale (Badiane*). Une des plus grandes entraves au développement du commerce régional en Afrique de l’Ouest a été la surévaluation du franc CFA pendant plus d’une décennie. Ce qui a eu pour effet d’encourager les importations en provenance du ,reste du monde et de défavoriser les exportations. La dévaluation du franc CFA devrait stimuler le commerce des produits régionaux, et l’effet sur ces échanges sera probablement supérieur à ce que pourraient rapporter tous les mécanismes d’échanges préférentiels, mis en place en une décennie de négociations pénibles.

On se demande fréquemment dans quelle mesure l’intégration économique n’est pas déjà en train de se faire grâce aux échanges informels pouvant court-circuiter les barrières commerciales imposées par les États. Dans cette optique, le commerce informel serait une forme de résistance populaire aux excès de taxation et d’intervention de l’État. Meagher* s’oppose néanmoins à cette perception. Elle montre que le commerce parallèle est essentiellement un commerce de réexportation basé sur des activités d’arbitrage qui ne contribuent guère au développement de l’industrie ou de l’agriculture régionales. Il s’agit d’un commerce organisé en réseaux avec la collaboration des gouvernements, pour profiter des divergences des politiques économiques des différents pays en générant des rentes de contrebande. Aussi, les acteurs impliqués n’ont pas intérêt à ce que les relations régionales soient rationalisées par la mise en place de schémas fonctionnels d’intégration économique.

La seule solution réside dans la coordination et la libéralisation des politiques économiques, afin d’éliminer la raison d’être de ce commerce, pour réorienter les énergies du secteur informel vers des activités plus productives. Les conflits d’intérêt impliquant des agents politiquement puissants portent à croire qu’une telle rationalisation des politiques ne se fera pas cependant sans l’intervention d’acteurs extérieurs, par le biais d’une sorte de programme d’ajustement structurel régional.

La question reste de savoir dans quelle mesure les énergies du secteur informel peuvent effectivement être réorientées vers d’autres fins. Selon Bach*, le comportement de rentier qui prévaut dans le secteur informel est en contradiction fondamentale avec celui de l’activité commerciale normale, dans laquelle les marges bénéficiaires sont beaucoup plus faibles. Il estime qu’une diminution des opportunités d’extraction de rentes grâce au commerce transfrontalier poussera les participants vers des activités criminelles telles que le trafic international de la drogue ou la contrebande des armes.

La contribution de Stryker, Metzel et Salinger* sur le commerce examine en détail les potentialités d’expansion du commerce régional en Afrique de l’Ouest. Si le point de départ de l’exposé est de développer une stratégie commerciale générale pour l’Afrique de l’Ouest, sans se focaliser spécifiquement sur l’intégration régionale, les plus grandes opportunités d’accroissement des échanges relevées dans l’étude se situent au niveau régional. Il pourrait difficilement en être autrement. En effet, l’Afrique de l’Ouest ne peut espérer une quelconque prospérité reposant uniquement sur ses produits d’exportation actuels, et elle ne dispose d’aucune base industrielle permettant la pénétration rapide des marchés extérieurs de produits manufacturés. Par comparaison, les possibilités d’accroissement du commerce agricole régional dans le domaine des céréales, de l’élevage et de l’horticulture sont énormes. Dans le secteur industriel, l’augmentation du commerce dépendra de l’adoption de réformes importantes pour corriger les distorsions considérables dans la structure actuelle des incitations, mais rien n’empêche le développement d’un commerce important axé sur les produits manufacturés de première nécessité.

L’intégration monétaire

L’Union monétaire ouest-africaine (UMOA devenue UEMOA) demeure un des atouts majeurs de la région en matière d’intégration régio-

nale, et la communication de Medhora* en signale les nombreux avantages. En particulier, l’UMOA a pu poursuivre des politiques monétaires stables et non inflationnistes, grâce à l’absence d’intervention politique auprès de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). La principale insuffisance de l’Union a été, pendant longtemps, de ne pas pouvoir dévaluer le franc CFA ; mais ce problème étant résolu à présent, les avantages de l’intégration monétaire, tels que la diminution des risques et la baisse du coût des transactions, pourraient stimuler les échanges et promouvoir les investissements dans la région.

Cobham et Robson* vont plus loin en s’interrogeant sur la possibilité d’élargir cette expérience à l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, en s’ appuyant sur l’Union européenne (UE) pour apporter un soutien équivalent à celui présentement accordé à l’UMOA par la France. A l’instar de Medhora, Cobham et Robson mettent en exergue les avantages de la plus grande stabilité macro-économique qu’apporterait une union monétaire élargie. Rappelons que le problème n’est pas seulement celui de la stabilité, mais également celui de l’harmonisation des politiques nationales, afin d’éliminer les situations de rente affectant les relations commerciales entre les pays francophones et anglophones de la région.

La pertinence de ces deux contributions est devenue plus évidente depuis la création de construire en 1994. Le succès de l’UMOA est attribuable en grande partie à l’appui extérieur apporté par la France et aux aspects supranationaux du cadre institutionnel. Si construire constitue la meilleure manière de profiter de ces leçons, en consolidant l’expérience de l’UMOA, elle pourrait vraisemblablement être la voie la plus sûre à suivre à présent pour faire avancer l’intégration en Afrique de l’Ouest, en supposant que les États membres aient la volonté de poursuivre l’initiative de l’UEMOA, aussi bien dans les actes que dans les paroles, et qu’il y ait un certain effet de boule de neige auprès des pays se situant présentement en dehors de l’UEMOA. Le scénario le plus alléchant comporterait l’élargissement de l’UEMOA à d’autres pays (éventualité envisagée dans le Traité portant création de l’Union), et son extension progressive à toute l’Afrique de l’Ouest. Il se. dessine un parallèle évident avec l’UE, qui ne comptait au départ que six pays auxquels se sont ajoutés un nombre croissant de nouveaux adhérents, au vu des résultats initiaux.

Approches sectorielles

La plupart des travaux de recherche en cours dans le domaine de l’intégration régionale se font au niveau sectoriel, notamment dans les sec-

teurs de l’agriculture, de l’élevage et de l’industrie. On a besoin de ce genre d’étude, concrète et soucieuse du détail, pour définir les voies et moyens de stimuler les échanges régionaux dans le sens de la viabilité économique à long terme. La contribution de Stryker et al* est un bel exemple de ce type d’analyse4.

Le secteur agricole a fait l’objet de nombreux travaux de recherche, dont en particulier les recherches sur la sécurité alimentaire et les marchés céréaliers régionaux effectuées pour le compte du Club du Sahel et du Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS)5. Des synthèses de ces travaux, faites par Pradelle et Snrech (1993) et par Brah, Pradelle et d’Agostino (1993), résument les résultats de plusieurs années de recherches effectuées depuis la conférence de Mindelo de 1986 sur la sécurité alimentaire au Sahel. Ces recherches ont beaucoup contribué aux connaissances sur les échanges agricoles de la région et ont mis en exergue le besoin d’une plus grande coordination des politiques des prix des produits alimentaires, pour mettre un frein aux échanges parallèles de produits céréaliers importés, occasionnés par des différences de prix dans les différents pays. On constate en outre une refocalisation progressive de la recherche au-delà du Sahel, puisque les plus importants échanges agricoles se font entre les zones écologiques différentes que représentent de part et d’autre les pays du Sahel et de la Côte. Les principaux flux sont ainsi les produits de l’élevage, les céréales, les produits du karité et les produits horticoles, exportés du Sahel vers la Côte ; et en sens inverse, les fruits tropicaux, les volailles, les noix de kola et les produits agro-industriels tropicaux.

Le secteur industriel a été beaucoup moins étudié, et peu de travaux ont été publiés sur ce secteur, en dépit de la grande priorité qui lui est accordée par les gouvernements nationaux. Le Réseau de recherche sur les politiques industrielles du Conseil pour le développement de la recherche économique et sociale en Afrique (CODESRIA) traite des incitations


4. Les lecteurs désireux d’approfondir ce sujet peuvent consulter Stryker et al. (1994) qui est le pendant plus détaillé de la communication publiée dans le présent ouvrage, ou les travaux d’autres chercheurs cités ci-dessus.

5. Mentionnons également les travaux d’autres institutions et réseaux, y compris les recherches sur le secteur de l’élevage financé par l’opposé, certains projets de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), les activités du Réseau sur les stratégies alimentaires et les travaux du SADAOC (Sécurité alimentaire durable en Afrique de l’Ouest et centrale) financés par l’aide publique néerlandaise. Sur le secteur de l’élevage en particulier, voir Josserand et Sidibé (1993) pour une synthèse des connaissances accumulées, ou le Réseau sur les stratégies alimentaires (1994).

industrielles en Afrique francophone, mais n’a accordé pratiquement aucune attention à l’intégration régionale jusqu’à présent. Le commerce intra-africain des produits industriels est, par ailleurs, très peu développé. Les structures industrielles des pays de la sous-région se ressemblent toutes, et les gouvernements craignent de détruite de grands pans de l’industrie nationale en encourageant le commerce régional. Cette crainte est exagérée car le commerce intra-industriel (c’est-à-dire les échanges de produits dans les deux sens au sein d’une même industrie) représente, partout ailleurs, un phénomène majeur ayant stimulé la croissance en favorisant la concurrence et les économies d’échelle par le biais de la spécialisation.

Comme le soulignent Lavergne et Daddieh*, il est urgent de redoubler d’efforts dans la coordination des politiques dans le domaine des réformes commerciales entreprises dans le cadre des programmes d’ajustement structurel. Une importante libéralisation commerciale a déjà été effectuée dans la région, mais pratiquement aucun effort ne semble avoir été fait pour l’exploiter systématiquement afin de renforcer le commerce régional en mettant l’accent sur les produits offrant un potentiel particulier pour ce type de commerce, comme ceux relevés par Stryker et al. (par exemple les textiles, les chaussures, les ustensiles de cuisine, ou les produits agro-industriels).

Le secteur des services est souvent ignoré dans la théorie du développement et a été quelque peu oublié dans la pratique. Il bénéficie à présent d’une plus grande attention. Les services ont ainsi été introduits dans le GATT lors de l’Uruguay Round et ont constitué un aspect majeur de cet accord. Des recherches sont en train d’être effectuées sur ce thème en Afrique dans le contexte du programme coordonné d’assistance à l’Afrique dans le domaine des services de la conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Dans le sous-secteur des services financiers, des travaux ont été entrepris par la BCEAO et le Centre africain d’études monétaires (CAEM) sur les moyens d’accroître la mobilisation des ressources financières par le développement des marchés de capitaux régionaux et sous-régionaux. En Afrique de l’Ouest, une grande partie du champ d’action envisagé dans le cadre des accords de l’UEMOA est de nature à renforcer certaines fonctions essentielles du secteur des services, par la rationalisation du sous-secteur de l’assurance, le développement des marchés de capitaux régionaux et l’harmonisation du droit des affaires.

Les services englobent une vaste gamme d’activités telles que le commerce, les finances, l’assurance, le droit, la consultation, l’ingénierie, le transport, la santé, l’éducation, les communications et la recherche. Bon

nombre de ces fonctions sont prises en charge par les services publics de base, tels que l’éducation, la santé et la gestion du cadre juridique, mais la plupart sont assumées par le. secteur privé. Le sous-développement du secteur des services est une contrainte majeure au développement de l’Afrique. La contribution de Badiane* dans cet ouvrage met l’accent sur le commerce et le transport et illustre l’importance des politiques commerciales et de transport pour stimuler l’accélération du commerce régional y afférent. Des gains substantiels pourraient vraisemblablement résulter d’une augmentation de la productivité du secteur des services dans son ensemble grâce à une plus grande collaboration régionale et une harmonisation des politiques nationales, sur le modèle de l’UEMOA.

Le secteur public

Le secteur public présente un vaste éventail de possibilités de collaboration régionale. L’orthodoxie prévalant dans ce domaine a évolué en faveur des approches néo-libérales, de sorte qu’on ne préconise plus beaucoup les grands projets d’investissement publics dans le secteur industriel (Lavergne et Daddeh*), mais il reste de nombreuses ouvertures de coopération régionale dans les domaines des infrastructures, des services publics et du gouvernement.

Les infrastructures

La nécessité de meilleures infrastructures régionales de communication, de transport et de production d’énergie est communément admise dans la littérature consacrée à l’intégration et à la coopération régionales, et l’investissement dans des projets de ce genre offre des possibilités de collaboration autour de programmes de développement bien concrets, moins susceptibles de rencontrer des difficultés politiques que d’autres schémas. L’expérience de la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (SADC, auparavant la SADCC, Conférence de coordination au développement de l’Afrique australe) est souvent citée en exemple de coopération régionale centrée sur les projets d’infrastructure, mais on trouve des réalisations comparables en Afrique de l’Ouest, dans le domaine du transport et des communications (Bundu*).

La SADC et la CEDEAO ont accordé la plus haute priorité aux transports et aux communications en raison de leur rôle majeur dans la réalisation de leurs objectifs primaires en matière de sécurité alimentaire, de production industrielle et des échanges. Il reste encore beaucoup à faire dans le domaine des communications en particulier, notamment entre les pays francophones et anglophones de l’Afrique de l’Ouest, où les liens de communication sont d’une insuffisance criante (en grande partie à cause des faiblesses des réseaux de communication à l’intérieur même de ces pays, dont le Nigeria en particulier). Dans un monde de plus en plus axé sur.l’information, on ne peut espérer développer la compétitivité internationale, encourager le commerce régional et stimuler la concurrence entre les entreprises, sans éliminer d’abord ce type d’obstacle aux communications.

L’énergie constitue un autre domaine dont le potentiel est insuffisamment exploité. Selon Sarfoh (1993), le potentiel hydro-électrique brut qu’offrent les vastes ressources fluviales de l’Afrique est estimé à quelques 300 gigawatts, dont moins de 4% est actuellement exploité. Sarfoh ne fournit pas de chiffres comparables pour l’Afrique de l’Ouest (dont le potentiel est certainement moindre en raison de son terrain relativement plat), mais il estime que l’hydro-électricité est la base énergétique naturelle offrant les meilleures perspectives de satisfaction des besoins électriques de cette région. Il propose que l’interconnexion des projets hydro-électriques de la région serve de catalyseur à l’unification politique et économique.

Les services publics

La coopération régionale pourrait être renforcée également dans plusieurs domaines des services publics, notamment la santé, l’éducation et les services d’information. De nombreux programmes de santé sont en cours d’exécution au niveau régional, dans le cadre des activités d’institutions internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé, ou de projets tels que le réseau africain de recherche sur le SIDA, qui n’entrent pas dans le cadre des programmes de coopération régionale mais impliquent tout de même l’appui de plusieurs donateurs en faveur de projets d’envergure régionale. Les pays francophones disposent de l’Organisation de coordination et de coopération pour la lutte contre les grandes endémies (OCCGE) qui regroupe huit pays et neuf instituts de recherche spécialisés. L’équivalent, du côté des pays anglophones, est la Commu-

nauté ouest-africaine de la santé (West African Health Community: WAHC), qui regroupe cinq pays. Il est prévu que l’OCCGE et le WAHC soient unies dans le cadre d’une seule organisation, à partir d’avril 1995.

Avocksouma (1994) utilise une approche théorique novatrice de la coopération régionale en matière de santé, en passant à la loupe les relations inter-organisationnelles tissées indépendamment des programmes classiques d’intégration régionale. Il examine en détailles causes théoriques de l’émergence de telles relations, en fonction des avantages qu’elles présentent pour les organisations elles-mêmes grâce à l’élargissement de leur marché, l’amélioration des services offerts à la clientèle, le développement des opportunités de perfectionnement du personnel et la multiplication des possibilités de mobilisation des ressources extérieures. Avocksouma estime que ces relations inter-organisationnelles sont un véhicule important permettant le développement de la coopération régionale. Ajoutons que les relations inter organisationnelles existent dans tous les domaines d’activité des secteurs public ou privé ayant des possibilités de rayonnement régional. C’est justement ce type d’initiative à impulsion autonome qui devient, pour des auteurs tels que Bourenane*, l’essence d’une véritable « communauté » ouest-africaine, et qui constitue la substance communautaire donnant un sens à l’existence des organisations intergouvernementales.

De nombreuses expériences aboutissant à des taux de réussite variables ont été tentées avec l’appui des donateurs internationaux en matière d’éducation supérieure, de formation, de recherche et de technologie. Là également, les possibilités d’économies d’échelle, de partages d’expérience et d’échanges d’informations sont nombreuses et peuvent justifier des interventions d’envergure régionale (Ekane, 1993). L’intervention des donateurs dans le domaine de l’enseignement supérieur est compliquée en raison des importantes charges récurrentes liées aux interventions dans ce domaine et des difficultés de direction des institutions régionales. Des écoles régionales comme le Centre africain d’études supérieures en gestion (CES AG) ont éprouvé de telles difficultés, et certaines institutions à vocations pan-africaines, comme le CAEM ou l’Institut pour le développement économique et la planification (IDEP), ont dû réduire le niveau de leurs activités, compte tenu de difficultés financières persistantes.

Il existe cependant des formules autres que la création de nouvelles institutions régionales d’éducation supérieure. Elles ne résolvent pas forcément tous les problèmes des coûts récurrents, mais peuvent éventuellement mobiliser plus facilement les ressources nationales ou être plus faciles à gérer. Une formule qui semble bien fonctionner dans certains cas est le rattachement d’un programme à vocation régionale à une institu-

tion nationale. C’est le cas du programme régional de formation supérieure en économie rurale dirigé par le Centre ivoirien de recherches économiques et sociales (CIRES), rattaché à l’Université d’Abidjan. Le maintien de tels programmes peut toutefois exiger l’imposition de droits de scolarité élevés, soutenus dans le cas du CIRES grâce à des bourses d’études offertes par les donateurs internationaux. La pérennité d’un tel programme exige que les bourses soient prises en charge par les autorités nationales. Une solution serait de mettre en place un système régional de bourses, financé en partie par les donateurs, en partie par les gouvernements, pour encourager les études en dehors des pays d’origine des étudiants. En incluant toutes les disciplines, un tel système encouragerait les universités de chaque pays à se spécialiser dans certains domaines, pour devenir des centres d’excellence et attirer les étudiants de toute la région.

Les initiatives régionales peuvent servir à renforcer les programmes nationaux d’autres façons. Ils peuvent contribuer à la définition de normes régionales, comme le font West African Examinations Council (Conseil ouest-africain des examens) et le Conseil africain et malgache de l’enseignement supérieur (CAMES). Une expérience intéressante, dont le succès méritera d’être suivi, est celle du programme de troisième cycle interuniversitaire (PTCI) en sciences économiques, bâti sur les programmes de formation nationaux mais offrant un appui régional pour le renforcement des programmes d’enseignement, sous l’égide de la Conférence des institutions d’enseignement et de recherche économiques et de gestion en Afrique (CIEREA). D’autres programmes régionaux de collaboration interuniversitaire sont en cours d’élaboration sous l’égide de l’Association des universités africaines, basée à Accra.

Il existe donc toute une gramme de formules permettant de renforcer l’enseignement supérieur en faisant appel à la coopération régionale. Le principe de « subsidiarité » devrait nous guider dans la conception de programmes de ce genre, pour s’assurer que la coopération régionale contribue à améliorer l’efficacité et l’efficience des programmes nationaux sans reprendre au niveau régional des activités mieux gérées au niveau national ou sous-national.

La recherche et l’information méritent une mention spéciale en raison des économies d’échelle que peut rapporter la centralisation de ces activités. En effet, la recherche réussie dans la région est souvent menée par le biais des réseaux régionaux, sous l’égide d’institutions telles que l’Institut du Sahel, le Conseil pour le développement de la recherche économique et sociale en Afrique (CODESRIA) ou le Centre de recherches pour le développement international (CRDI). Les systèmes d’information régionaux,

tels que Afristat, financé par la France et installé à Niamey pour la collecte et la coordination de données statistiques de base, peuvent également combler un grand vide.

Les droits humains

Lors de la conférence de 1993 des questions ont été soulevées, à propos du rôle éventuel d’instances régionales dans des domaines de gouvernement comme ceux des droits humains, de la sécurité communautaire, et de la gestion des ressources naturelles.

Quashigah * examine le rôle que pourrait jouer le régionalisme dans le domaine des droits humains. Il considère que les institutions régionales pourraient servir de forum permettant de mobiliser certaines valeurs collectives afin d’exercer des pressions sur les pays en matière de droits humains et de libertés fondamentales. Il estime que le consensus international s’oriente vers une redéfinition de la souveraineté nationale, en s’écartant des notions absolutistes de l’ère monarchique, en faveur de nouvelles idées favorables à la protection des droits humains pour tous, y compris les peuples de pays étrangers. Dans le cas de l’Afrique, il évoque la reconnaissance graduelle de ces principes dans les différents chartes et traités, et soutient l’utilisation de nouveaux instruments, tels que les parlements et tribunaux régionaux et sous-régionaux proposés dans ces traités ou le recours à l’intervention humanitaire, pour assumer la promotion collective des droits humains.

La sécurité régionale

Un autre domaine méritant d’être exploré est celui de la sécurité régionale, tel qu’il est évoqué dans la présentation de Bundu*. Deux communications ont été consacrées à ce thème à la conférence de Dakar (Danfulani, 1993 ; Osadolor, 1993). Le sujet a soulevé une grande controverse quant à la faisabilité des mesures proposées et les dangers du régionalisme dans ce domaine en l’absence d’une véritable démocratie pratiquement partout dans la sous-région. Toutefois, les répercussions du conflit libérien sur les pays voisins, du fait de la propagation de la violence au Sierra Leone et de l’exode de centaines de milliers de réfugiés dans d’autres pays aussi lointains que le Sénégal, illustre très clairement l’intérêt régional à maîtriser ou à éviter des conflits de ce genre (voir Jeune Afrique, 23, février 1995, pp. 30–33).

Gestion des ressources naturelles

Certaines questions relatives à la gestion des ressources naturelles gagneraient, enfin, à être abordées dans un contexte régional en raison des incompatibilités entre les frontières politiques et les zones écologiques. Le besoin d’une collaboration régionale pour l’aménagement des bassins fluviaux en est un exemple évident, au regard des efforts régionaux actuellement déployés à des fins de ce genre, comme ceux de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) et de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG).

La contribution de Debailleul et al. * sur la désertification aborde un problème commun à tous les pays de l’Afrique de l’Ouest. La dimension régionale de cette question se manifeste de deux manières : par la nature partagée du problème, puisque tous les pays de la région souffrent de la désertification de façon plus ou moins grave ; et par l’interdépendance des pays eu égard à cette question. En effet, la désertification constitue l’une des causes majeures de la migration des Sahéliens en direction des zones côtières, alors que la déforestation des pays côtiers constitue, en revanche, une des causes probables des chutes pluviométriques dans le nord de la région. La lutte contre la désertification en Afrique se poursuit aux niveaux international, régional et local, et la contribution des auteurs est de nous aider à identifier et positionner chacun des acteurs, dans un cadre de référence géopolitique proposé comme instrument de réflexion stratégique.

Un troisième exemple est celui de la pêche, abordé par Olomola (1993), qui préconise une meilleure gestion des abondantes ressources halieutiques de l’Afrique par le biais de la coopération intrarégionale. Cela permettrait de déployer des efforts communs en matière de gestion des stocks, de recherche halieutique et d’autres activités connexes pour une meilleure rentabilisation de cette ressource.

Le problème de la souveraineté

Les deux dernières contributions de cet ouvrage abordent le partage du pouvoir au niveau régional. Ntumba* démontre le caractère « interétatique » plutôt que supranational des trois plus grands schémas d’intégration régionale en Afrique. Il partage dans cette argumentation le point

de vue de Malam-Kandine (1993), qui compare les expériences de la CEDEAO et la CEAO. Les deux auteurs opposent cette approche interétatique à celle de l’UE, caractérisée par l’abandon d’une partie de la souveraineté des États au profit des institutions régionales dans la conception même du processus d’intégration communautaire. Ils perçoivent dans la non-satisfaction de cette condition, la cause de l’échec des communautés africaines, dont la CEDEAO et de la CEAO ; et ils sont confortés dans cette conclusion par Medhora*, qui attribue le succès de l’UMOA à la supranationalité de la BCEAO en matière de politique monétaire.

Selon Adewoye*, le problème remonte à une différence fondamentale de philosophie politique des nations entre l’Afrique et l’Europe où une longue tradition de « constitutionnalisme » permet plus facilement d’accepter les limites du pouvoir et le partage de la souveraineté au profit des autorités régionales. Pour Adewoye, il est pour cette raison peu probable que la supranationalité se concrétise de manière significative en Afrique aussi longtemps que le constitutionnalisme lui-même ne sera pas profondément ancré dans les sociétés de chaque pays. Cela n’empêche cependant pas que des progrès puissent être progressivement réalisés. Adewoye préconise l’utilisation du cadre même de la CEDEAO comme constitutionnalisme, par la mise en place d’un tribunal tel que prévu dans le traité révisé de la CEDEAO, qui pourrait être de plus en plus à même de faire respecter les droits humains et de freiner les abus de pouvoir des gouvernements nationaux.

Le besoin d’instaurer le principe de la supranationalité est de plus en plus admis, et il se manifeste une volonté claire d’évoluer dans ce sens, comme en témoignent le traité d’Abuja, le traité révisé de la CEDEAO et le traité de l’UEMOA. Chacun de ces projets envisage de nouveaux transferts de souveraineté6 grâce à la création d’un Parlement régional, le renforcement d’un tribunal régional ou d’une cour de justice régionale, et l’abandon de la règle du consensus au profit de celle de la majorité qualifiée.

Le traité de l’UEMOA

Les avances les plus récentes et les plus substantielles sur ce plan se retrouvent dans le traité de l’UEMOA, signé le Il janvier 1994 et ratifié


6. Voir les commentaires de Bundu et de Ntumba sur le traité révisé de la CEDEAO dans cet ouvrage.

par tous les États membres dans les six mois suivants. Les contributions de ce volume s’attardent peu sur l’UEMOA, dont la commission et la cour de justice ont été créées en février 1995, après la finalisation de cet ouvrage7. Nous nous permettons donc de nous attarder sur le texte du traité lui-même. De tous les schémas sous-régionaux africains, c’est en effet l’UEMOA qui va le plus loin en matière de’ supranationalité. On le constate de prime abord au niveau des objectifs de l’UEMOA en ce qui touche la concertation des politiques, qui dépassent ceux de tous les autres schémas sous-régionaux africains. Cinq grands objectifs apparaissent ainsi à l’article 4 du traité :

• le renforcement de la compétitivité économique dans le cadre d’un marché ouvert et concurrentiel et d’un environnement juridique rationalisé et harmonisé ;

• la convergence des politiques et des indicateurs politiques macro-économiques ;

• la création d’un marché commun ;

• la coordination des politiques sectorielles ;

• l’harmonisation des politiques budgétaires.

Les articles 5 et 6 définissent ensuite l’approche de l’UEMOA en matière de supranationalité, reconnaissant implicitement le principe de la subsidiarité8, tout en affirmant la supranationalité des actes de l’UEMOA par rapport aux actes nationaux. La structure institutionnelle proposée pour l’UEMOA comporte plusieurs innovations ayant pour objet le renforcement de la supranationalité. Celles-ci comprennent, outre les aspects communs au traité d’Abuja et au traité révisé, de la CEDEAO évoqués dans la section précédente : la création de la commission de l’UEMOA, chargée, à l’instar de la commission des Communautés européennes, de représenter les intérêts de l’Union (articles 26–33) ; la création d’une cour des comptes autonome ; et la constitution d’une assiette fiscale propre à l’Union (articles 38 et 54). En ce qui concerne la représentation parlementaire, la création d’un comité interparlementaire est envisagée avant celle d’un Parlement régional (article 35–37). L’approche adoptée par l’UEMOA est ainsi plus graduée que celle du traité d’Abuja ou de la CEDEAO, mais elle a peut-être plus de chance d’être réellement mise en œuvre.


7. Voir néanmoins la contribution de Bach* ainsi que celle de Lavergne et Daddieh*.

8. C’est ainsi que nous interprétons la référence aux pouvoirs des organes de l’instar d’édicter des «prescriptions minimales et de réglementations-cadres qu’il appartient aux États membres de compléter en tant que besoin, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives » (article 5).

Les mécanismes juridiques mis à la disposition de l’UEMOA comportent, enfin, quatre éléments :

• le traité de l’UMOA, qui reste en vigueur et qui accorde à l’UEMOA la supranationalité totale en matière de politique monétaire ;

• le traité de l’UEMOA, qui définit le cadre institutionnel de l’Union et qui stipule certaines restrictions précises sur l’action nationale (par ex. l’article 77, qui interdit la prise de nouvelles mesures protectionnistes entre les pays membres) ;

• les actes des organes de l’UEMOA, notamment les règlements, les directives et les décisions qui ont une portée obligatoire (article 43) ;

• les mécanismes de surveillance et de sanction relatifs à l’harmonisation des politiques économiques (articles 64, 65 et 72–75).

L’ensemble de toutes ces dispositions devrait se traduire par une forte supranationalité de l’UEMOA, en supposant une mise en œuvre réussie du Traité9.

Coopération et actions unilatérales

Plusieurs voies peuvent cependant conduire au succès du régionalisme, et la coopération régionale, fondée sur la reconnaissance de gains mutuels, pourrait parfois en constituer la voie la plus rapide. Comme le soulignent Lavergne et Daddieh*, les bailleurs de fonds ont un intérêt particulier à promouvoir les projets de coopération régionale, puisque cela permet d’éviter la question du partage de souveraineté. Les bailleurs de fonds n’ont aucune maîtrise sur le partage de la souveraineté exigé par les schémas d’intégration régionale et sont parfois incapables de promouvoir le progrès sur ce front en l’absence de «volonté politique » dans les pays concernés. Par ailleurs, ils ont un rôle spécial à jouer dans le financement des projets de coopération régionale d’infrastructures ou autres.

L’intégration économique peut résulter également de réformes politiques unilatérales, dont l’importance est signalée dans la contribution de Badiane*. Les gouvernements et les institutions intergouvernementales africains semblent être peu conscients de cette option, qui n’est cependant rien d’autre que l’approche néo-libérale préconisée par la Banque mondiale et d’autres institutions internationales, lorsqu’ils recommandent la libéralisation unilatérale du commerce et la dévaluation du taux de change. La libéralisation économique faisant partie des programmes


9. Pour une analyse plus détaillée du traité de l’instar, voir Ghymers, 1994.

d’ajustement structurel n’a certes pas comme objectif principal de promouvoir l’intégration économique régionale. Mais elle vise tout de même à stimuler le commerce en général, et puisqu’elle peut être entreprise de façon unilatérale, elle constitue un instrument puissant, et immédiatement utilisable, de promotion du commerce régional.

La préoccupation principale de certains auteurs, comme Meagher*, ou d’institutions telles que la Commission économique pour l’Afrique (CEA), est qu’une telle approche encourage la surconcentration de l’activité économique dans la production de produits d’exportation primaires. Il s’agit d’une préoccupation tout à fait légitime, et de sérieux efforts devraient être entrepris pour résoudre l’opposition entre la Banque mondiale et la CEA en matière de libéralisation commerciale, en recherchant la combinaison appropriée de mesures de libéralisation, de protection et d’actions directes sur l’augmentation de l’offre, pour favoriser le développement du secteur industriel en Afrique et développer les exportations non-traditionnelles.

Priorités de recherche

Il est d’usage de compléter ce type d’analyse par une présentation des domaines prioritaires en matière de recherche, mais on pourrait d’abord se demander si c’est vraiment la recherche qui manque dans ce domaine. En effet, les problèmes et les besoins sont assez bien connus. En outre, la recherche ne peut se développer que s’il existe un « marché » pour les résultats. Tant que les décisions politiques importantes ne se feront qu’au niveau national, en raison de la faiblesse des institutions régionales et de l’absence d’autres mécanismes d’intervention régionale, il est tout à fait probable que. l’essentiel de la recherche s’adresse plus utilement à des questions nationales.

L’un des principaux obstacles à la recherche a été l’adoption par les chercheurs de modèles d’intégration définis d’avance. Les chercheurs se limitant à l’étude du modèle classique fondé sur les préférences commerciales n’ont plus rien à découvrir qui n’ait pas déjà été dit à maintes reprises. Ceux pour qui le modèle du traité d’Abuja est le seul modèle d’intégration peuvent critiquer le manque de volonté politique des pays membres ou s’engager dans de grandes discussions stratégiques, mais risquent de ne pas avancer très loin sur le plan opérationnel.

Cependant, les options en matière de recherche sont très nombreuses lorsqu’on s’attarde sur la vaste gamme d’actions régionales possibles signalées dans ce volume. Les chercheurs désireux d’élargir leurs horizons découvriront une multitude de questions opérationnelles auxquelles il faut répondre. L’approche dite de «géométrie variable», fondée sur l’exploitation des possibilités régionales au cas par cas, dans le cadre d’aires géographiques variables, invite les chercheurs à se pencher sur des problèmes correspondant à des zones d’influence plus immédiates, par rapport aux grands projets sous-régionaux actuels, et cette notion offre ainsi une première réponse au problème de « marché » pour la recherche, en rétrécissant le champ d’action géographique.

Sans faire ici un inventaire des champs de recherche envisageables, mentionnons deux des options se situant dans ce genre d’orientation plutôt micro ou méso-régional, d’application relativement immédiate. La première est la recherche de mesures d’affinement des politiques de libéralisation commerciales dans le but de libéraliser le commerce des produits industriels clés sans pour autant « désindustrialiser » le pays ou la région. La deuxième est la réalisation d’études sectorielles mettant l’accent sur les mesures d’accompagnement requises pour accroître le commerce avec les pays voisins ou ciblant les besoins d’une plus grande collaboration dans divers secteurs d’activité publique.

Conclusion

Nous avons tenté, dans cet ouvrage, et dans ce chapitre en particulier, d’inventorier les limites et les possibilités d’intégration et de coopération régionales en Afrique de-l’Ouest. La première partie de ce chapitre a exa-miné les principaux concepts utilisés, et les raisons qui expliquent l’importance accordée à ce sujet par les décideurs, les intellectuels et les citoyens africains. Indépendamment des divergences éventuelles de points de vue au sujet des priorités immédiates ou des stratégies à poursuivre, ni les Africains ni leurs partenaires extérieurs ne sont disposés à abandonner l’intégration régionale comme axe stratégique de développement. La nécessité d’une plus grande intégration est trop flagrante dans une région aussi arbitrairement morcelée que l’Afrique de l’Ouest, et ses avantages ne sont que trop évidents. Repenser l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest ne consiste donc pas à se demander si celle-ci est nécessaire ou

souhaitable, mais à déterminer le choix des priorités et des stratégies opérationnelles. Cela comporte entre autre une certaine reconceptualisation du sujet lui-même, pour accorder une plus grande place aux dimensions non économiques et faire valoir une vision plus large de l’intégration régionale axée sur la construction communautaire à long terme.

Nous avons étudié les champs d’action se prêtant à l’intégration et à la coopération régionales en distinguant le domaine économique et les possibilités de collaboration et d’intégration dans le secteur public. Le champ d’action potentiel du régionalisme est évidemment très riche, et le constat des échecs des grands schémas d’intégration régionale fondés sur la création de nouvelles institutions régionales, sur la définition d’aires d’échanges préférentiels, ou sur les grands projets parapublics industriels, ne devrait pas nous décourager. Le progrès peut être recherché à présent le long de trois grands axes :

1) la création de mécanismes nouveaux ou renforcés, véritablement supranationaux ;

2) la coopération régionale et

3) l’action unilatérale.

Il ne faudrait pas perdre de vue certains progrès apparents sur chacun de ces trois axes. Il convient de rappeler : l’adoption du traité révisé de la CEDEAO et du traité de l’UEMOA, qui engagent les signataires à des transferts plus substantiels de souveraineté que les schémas antérieurs (Bundu* ; Bach*; Ntumba*) ; l’engagement renouvelé des bailleurs de fonds en faveur de l’intégration régionale (Lavergne et Daddieh *) ; et la libéralisation soutenue des politiques économiques de façon unilatérale sous l’impulsion des programmes d’ajustement structurel (Lavergne et Daddieh*).

La priorité immédiate devrait être la meilleure coordination régionale des politiques économiques, notamment dans les sphères monétaires et commerciales (Bach* ; Meagher* ; Badiane* ; Cobham et Robson*). Cela est déjà en train de se faire dans le cadre de l’UEMOA, mais l’UEMOA ne représente que le tiers de la population et de l’économie régionales. Des efforts sont nécessaires pour renforcer la coordination des politiques entre les pays-membres de l’UEMOA et d’aussi importants voisins que le Nigeria et le Ghana, ainsi que les autres pays membres de la CEDEAO. Les bailleurs de fonds et les institutions internationales auraient un important rôle de catalyseur à jouer dans une telle démarche, en augmentant l’appui extérieur en faveur des initiatives régionales et en encourageant la collaboration.

La coexistence, et même la concurrence, de plusieurs options stratégiques telles que nous les observons en Afrique de l’Ouest n’est pas, à

notre avis, malsaine. Dans un contexte d’incertitude profonde, inévitable dans toute démarche innovatrice, il est souvent impossible de prévoir l’échec ou la réussite sans parcourir au préalable une bonne partie du chemin. Il est trop tôt pour savoir, parmi les différentes initiatives, lesquelles porteront leurs fruits, mais il semblerait peu astucieux d’en écarter l’une ou l’autre sur la base des rivalités institutionnelles ou idéologiques.

Il faudrait poursuivre une stratégie flexible et pragmatique, à plusieurs composantes, basée sur la recherche d’avantages mutuels dans différents’ domaines. Il s’agit d’engager ainsi un processus de construction communautaire, en se rendant compte que certains objectifs sont hors de portée pour le moment et en canalisant les efforts là où ils auront le plus grand effet à long terme (Bourenane*). Bien qu’il soit nécessaire d’avancer sur la base de priorités stratégiques, les possibilités dans des domaines d’activité précis sont nombreuses, pour tous ceux dont l’intérêt dépasse les limites restrictives des États-nations.

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PREMIÈRE PARTIE

VISIONS STRATÉGIQUES
ET PERSPECTIVES D’AVENIR

Cette page est laissée intentionnellement en blanc.

1

La CEDEAO et l’avenir de l’intégration
régionale en Afrique de l’Ouest

Abass BUNDU

Cette contribution de l’ancien secrétaire exécutif de la CEDEAO examine l’expérience de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest au cours des deux dernières décennies. Il existe une quarantaine d’importantes organisations intergouvernementales (OIG) dans la région, et pour Bundu, cela témoigne déjà de l’esprit et de la solidarité communautaires qui se sont développés entre les États de l’Afrique de l’Ouest. Ces OIG n’ont cependant pas eu d’impact significatif sur le développement, en raison de sérieuses lacunes dans la mise en œuvre efficace des programmes d’intégration dans les pays membres.

L’auteur regrette l’absence d’une culture d’intégration — voire d’une culture de développement en général — dans les pays de la sous-région. Après les indépendances, les États ont accordé la priorité à la construction nationale, et plusieurs facteurs ont favorisé le maintien des divisions interétatiques, y compris: les divergences idéologiques et d’approche; la peur d’être dominé .par le Nigeria ; les pesanteurs inhérentes à certaines structures institutionnelles et économiques héritées de la colonisation ; la crise économique qui sévit dans la région depuis le début des années 1980, et l’instabilité politique. Tout progrès dans le domaine de l’intégration régionale exigera des dispositions institutionnelles plus rigoureuses au niveau national, un certain soutien de l’extérieur et une prise en charge de certaines responsabilités de leadership de la part de tous les acteurs de la Communauté.

Le chapitre examine certains aspects encourageants du traité révisé de la CEDEAO approuvé par les chefs d’État en juillet 1993, et termine en évoquant le besoin de nouveaux efforts et de nouvelles ambitions en faveur de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest.

La signature du traité d’Abuja instituant la Communauté économique africaine, en juin 1991, a mis en place un schéma d’intégration et de développement économiques renouvelé et ambitieux pour l’Afrique. Toutefois, l’un des traits marquants de cet événement historique a été le manque d’analyse préalable suffisamment approfondie des problèmes ayant trait à la coopération et à l’intégration régionales. Même si certaines études ont été entreprises dans ce sens, un examen approfondi et critique de l’expérience ouest-africaine en matière d’intégration demeure d’actualité pour mieux préparer la participation de la sous-région à l’initiative continentale et renforcer le rôle de l’intégration régionale dans le développement.

Le xxe siècle se distingue dans l’histoire par la dominance de changements rapides et spectaculaires. Des changements révolutionnaires ont été enregistrés depuis le début du siècle grâce à une série d’innovations technologiques résultant de recherches et d’expérimentations continues dans tous les domaines de l’activité humaine. Ce processus est arrivé à son point culminant au cours de cette dernière décennie du XXe siècle, où l’on assiste à un tourbillon de changements.

La région ouest-africaine n’a pas été épargnée, car elle est partout confrontée à l’agitation et au bouleversement de la société. Tous les aspects de la vie — la religion, la politique, le social, l’économie — sont sujets à des changements fréquents capables d’ébranler les valeurs culturelles des peuples et de menacer l’existence même de certains pays (CEDEAO, 1993a). Ailleurs dans le monde, ces mutations sont généralement positives et souhaitables, mais dans la région ouest-africaine elles trouvent leur origine et leur suite dans la crise et la dégradation économiques. Le défi qui se pose alors aux gouvernements et aux populations est de savoir comment mettre un terme à la désintégration économique et à l’érosion conséquente des normes et valeurs de la société.

Mesurées à l’aide du taux de croissance du revenu par habitant, les performances économiques de l’Afrique subsaharienne sont en baisse depuis l’accession à l’indépendance politique. Le niveau de ce taux, qui s’élevait modestement à 1,5% au cours des années 1960, est tombé à une moyenne de 0,7% seulement pour les années 1970, et est devenu négatif dans les années 1980, avec un taux annuel de -1,2% (CEA, divers numéros). Cela s’explique par une combinaison de facteurs externes et endogènes ayant contribué à faire dérailler le processus de développement amorcé au lendemain des indépendances politiques. Les populations ont été frustrées dans leurs aspirations légitimes à un niveau de vie plus élevé, et les économies de la zone ont gardé les traits d’une économie coloniale. En effet, les problèmes économiques semblent s’être accumulés avec le temps, les décideurs se trouvant confrontés à de graves pénuries de pro-

duits alimentaires, à des taux de croissance démographique élevés, au déboisement et à la désertification, à la dépendance excessive vis-à-vis des exportations des produits de base, à la détérioration des termes de l’échange, à des déficits énormes de la balance des paiements, à la politique de déficit budgétaire de l’État, à une augmentation du poids de la dette (tant intérieure qu’extérieure). Nulle part en Afrique de l’Ouest les stratégies de développement n’ont réussi à juguler les déséquilibres structurels des économies nationales.

Après une décennie marquée par la régression économique et les traumatismes de l’ajustement structurel, les pays de l’Afrique de l’Ouest sont à la recherche d’une stratégie viable de développement et s’intéressent, plus que jamais, au rôle dynamisant que pourraient jouer l’intégration et la coopération régionales dans ce processus.

L’expérience ouest-africaine en matière d’intégration

Si le concept et la pratique contemporains de l’intégration et de la coopération régionales sont des phénomènes relativement nouveaux sur la scène internationale, l’Afrique de l’Ouest figure parmi les régions du monde où on observe une certaine tradition d’expérience dans la matière. Il existe dans cette région une quarantaine d’organisations intergouvernementales (OIG), dont certaines tirent leur origine de la période coloniale. La plupart d’entre elles poursuivent des objectifs spécifiques ou se limitent à certaines formes de coopération régionale, mais il existe en outre trois communautés économiques ayant comme objectif l’intégration économique de leurs États membres.

La première de ces communautés économiques fut la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO), née en 1972 de la conversion de l’Union douanière et économique de l’Afrique de l’Ouest (UDEAO), un groupement douanier et économique beaucoup plus ancien. Dissoute le 14 mars 1994, la CEAO a été remplacée par l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Les autres communautés économiques sont : l’Union du Fleuve Mano (MRU) mise sur pied en 1973 et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée en 1975. Les pays membres de ces communautés avant la dissolution de la CEAO étaient, respectivement, le Bénin, le Burkina Faso, la Côte-d’Ivoire, le Mali, la Mauritanie, le Niger, et le Sénégal pour

la CEAO1 ; la Guinée, le Libéria et la Sierra Léone pour le MRU ; et les 16 pays de l’Afrique de l’Ouest, du Cap-Vert jusqu’au Nigeria pour la CEDEAO.

Chacune de ces communautés devait mettre l’accent principalement sur la libéralisation du commerce intracommunautaire et sur les formes connexes de coopération, telles que les projets de réseaux routiers et de télécommunications soutenus par la CEDEAO. Les autres domaines d’activités de la CEDEAO comportent notamment des mesures visant à reconnaître le droit de résider et de s’installer dans n’importe quel pays de la région et à faciliter la libre circulation des personnes, grâce à un système permettant aux citoyens des pays de l’Afrique de l’Ouest de voyager sans visa à travers la région. La CEDEAO a également adopté des programmes de coopération dans les domaines agricole et industriel visant à l’élargissement de la base de production au niveau régional et à la création de liens de complémentarité entre les différents systèmes de production au niveau national.

Les trois communautés ont également favorisé la mise en place de projets particuliers. La CEAO a créé le Centre africain d’études supérieures en gestion (CES AG) à Dakar ainsi qu’un institut de la pêche à Nouadhibou en Mauritanie et le Centre régional de l’énergie solaire (CRES) à Bamako. De la même manière, l’Union du Fleuve Mano a créé un certain nombre d’instituts au service de l’Union (télécommunications à Freetown, formation en transport maritime à Monrovia et formation en sylviculture à Bomi Hills au Libéria). Des institutions chargées du financement des projets et programmes d’intégration régionale ont été associées aux initiatives aussi bien de la CEAO que de la CEDEAO ; il s’agit respectivement du Fonds de solidarité et d’intervention pour le développement de la Communauté (FOSIDEC) et du Fonds de la CEDEAO.

Contrairement à ces trois communautés économiques, les autres OIG ouest-africaines ont des ambitions plus spécialisées, chacune d’elles ayant été créée dans le but d’aider ses pays membres à résoudre un problème commun ou de promouvoir le développement de ressources communes (voir CEA/MULPOC, 1993).

Dans le domaine de la coopération monétaire, l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) est devenue l’UEMOA depuis le mois de janvier 1994. Elle regroupe sept pays francophones sous l’égide de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) qui est l’autorité


1. l’instar inclut également le Togo, mais pas la Mauritanie. Le Togo avait le statut d’observateur au niveau de la CEAO.

émettrice de leur monnaie commune, le franc CFA. Initiative réussie grâce à la supranationalité de l’institution et au soutien extérieur de la France, l’Union a maintenant élargi ses fonctions au-delà de la politique monétaire, pour couvrir également les politiques économiques. Les banques centrales de la région ont également créé, pour l’ensemble ouest-africain, la Chambre de compensation de l’Afrique de l’Ouest (CCAO), dans le but de faciliter les opérations de paiements au niveau intrarégional et de réduire l’utilisation des monnaies étrangères convertibles. Le rayon d’action de cette organisation est appelé à s’élargir, et la CCAO est en train de se transformer en Agence monétaire ouest-africaine. Cette institution spécialisée de la CEDEAO sera responsable d’un programme dont l’objectif est la création d’une zone monétaire unique, disposant d’une monnaie commune qui remplacerait le franc CFA et les neuf autres monnaies de la région.

Plusieurs OIG interviennent activement dans les domaines de l’agriculture et de la gestion des ressources naturelles. Celles-ci comprennent :

– le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS), créé en 1973 contre la menace croissante de la sécheresse et de la désertification ; cette organisation a été le point de convergence des efforts déployés tant au niveau externe qu’interne en vue de lutter contre la dégradation de l’environnement et de promouvoir un développement durable dans le Sahel ;

– la Communauté économique du bétail et de la viande (CEBV) mise sur pied en 1970 pour améliorer l’élevage et assurer une meilleure organisation du marché pour le commerce du bétail entre les pays producteurs et les pays consommateurs de la région ;

– l’Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l’Ouest (ADRAO) créée en 1970 dans le but d’améliorer la production du riz qui est un aliment de base en Afrique de l’Ouest ;

– l’Organisation internationale de lutte contre le criquet migrateur africain (OICMA) ainsi que l’Organisation commune de lutte anti-acridienne et de lutte anti-aviaire (OCLALAV), chargées de lutter contre les criquets et autres ravageurs migrateurs, dans la région sahélienne en particulier ;

– des organisations de mise en valeur des bassins fluviaux et lacustres, telles que l’Autorité du bassin du Niger, l’Organisation pour la mise en valeur du Fleuve Sénégal (OMVS), l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG) et la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) ; et

– l’Autorité pour le développement intégré de la région du Liptako-Gourma, une organisation chargée de coordonner et d’accélérer la mise en

valeur des ressources d’une région partagée entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso.

Pour ce qui est du développement des ressources humaines, on note dans le secteur de la santé l’existence de deux organisations ouest -africaines, à savoir : la Communauté ouest-africaine de la santé (COAS) et l’Organisation de coordination et de coopération pour la lutte contre les grandes endémies (OCCGE) ; ces deux organisations sont en train d’être fusionnées pour devenir l’Organisation ouest-africaine de la santé (OOS), une institution spécialisée de la CEDEAO. Dans le domaine de l’enseignement, il y á le Conseil des examens de l’Afrique occidentale (WAEC) et le Conseil africain et malgache de l’enseignement supérieur (CAMES), qui est l’équivalent francophone du WAEC.

Enfin, la CEDEAO a encouragé la formation d’un certain nombre d’associations dans le but de mobiliser les populations de l’Afrique de l’Ouest autour du processus d’intégration, parmi lesquelles l’Union des jeunesses ouest-africaines, l’Association des femmes ouest-africaines et l’Union des travailleurs de l’Afrique de l’Ouest. Il existe également des associations d’entreprises telles que la Fédération des Chambres de commerce de l’Afrique de l’Ouest, la Fédération des Associations des industriels de l’Afrique de l’Ouest, l’Association des banques de l’Afrique de l’Ouest, et l’Union des transporteurs routiers de l’Afrique de l’Ouest.

Tout cela constitue un déploiement impressionnant d’organisations régionales. Les politiques et programmes régionaux lancés par ces OIG forment une toile de fond sur laquelle il est possible de faire avancer l’intégration régionale. En se mettant d’accord sur des projets relatifs à l’institution d’une zone de libre-échange, à la libre circulation des personnes, à l’union monétaire, à la coopération régionale en matière de défense et à l’exploitation commune des réseaux de transports et de télécommunications au niveau régional, les seize États membres de la CEDEAO ont témoigné de solidarité et d’esprit communautaires. Les liens se sont ainsi peu à peu soudés entre les pays de l’Afrique de l’Ouest, divisés depuis l’indépendance par leurs différentes expériences coloniales, les clivages linguistiques et culturelles, et des systèmes juridiques et administratifs différenciés.

Il reste à savoir quel impact la coexistence de ces nombreuses OIG a pu avoir sur le processus d’intégration. Si la multiplicité des OIG peut traduire le désir de coopération des pays de l’Afrique de l’Ouest, elle peut également engendrer des doubles emplois et occasionner un poids financier excessif. Après avoir examiné la question pour la première fois en 1983, la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO a proposé la rationalisation de ces OIG. Cette proposition a donné lieu à une étude menée conjointement par la CEA (Commission économique

pour l’Afrique) et la CEDEAO en 1987 (CEA et CEDEAO, 1987). Les propositions issues de cette étude ont été adoptées par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO à Abuja en 1991, lorsqu’il fut décidé de ne maintenir qu’une seule communauté économique régionale ayant la responsabilité de définir les politiques d’intégration et d’assurer le suivi du processus global d’intégration régionale. Certaines OIG intervenant dans des secteurs spécifiques ont été du même coup appelées à se transformer progressivement en institutions spécialisées de la CEDEAO chargées de gérer les programmes régionaux dans des domaines spécialisés tels que l’intégration monétaire, le financement des projets de développement, la protection de l’environnement (notamment la lutte contre la sécheresse et la désertification), la sécurité alimentaire régionale (production de céréales, élevage, lutte contre les ravageurs), la mise en valeur des bassins fluviaux, la santé humaine et le développement des ressources humaines.

Cette question de la rationalisation est particulièrement pertinente lorsqu’il s’agit de la CEDEAO, de la CEAO/UEMOA et de l’Union du fleuve Mano, car ces trois organisations se chevauchent et se concurrencent, et chacune dispose de son propre plan d’action pour l’élimination des barrières tarifaires et non tarifaires. Ces trois schémas d’intégration ont fonctionné sur la base de règles d’origine distinctes, de documents douaniers différents et de schémas différents en matière de compensation. Dès lors, il n’est pas étonnant que la coexistence de ces trois plans de libéralisation du commerce dans la même région ait engendré des difficultés et entravé le développement des échanges entre les pays membres. Quelques tentatives de coordination ont été enregistrées. Ainsi, les secrétariats de la CEAO, de la CEDEAO et du MRU avaient-ils élaboré un programme régional unique adopté par les seize membres de la CEDEAO en 1983. Ce plan a alors fait l’objet d’un examen spécial à Dakar, en juin 1992, à l’issue duquel certaines modifications au plan de libéralisation du commerce de la CEDEAO avaient été adoptées par les seize pays. Il n’y a malheureusement pratiquement pas eu de progrès depuis lors.

Des résolutions commes celles d’Abuja 1991, qui consistent à désigner la CEDEAO comme la seule communauté économique en Afrique de l’Ouest et à proposer la rationalisation des autres OIG sous sa tutelle, n’accomplissent rien si elles ne sont pas appliquées, et nous devrions chercher à comprendre, de manière plus approfondie, les considérations politiques qui sous-tendent ce type de décision, afin de définir des objectifs et des stratégies réalistes de coopération et d’intégration2. Il faudrait essayer


2. Voir la contribution de Bourenane, dans ce volume.

de comprendre pourquoi, en 1975, la relation entre la CEDEAO et les deux autres communautés n’a pas été précisée dès le départ et incorporée dans le traité de la CEDEAO. Il nous faudrait apprécier la raison pour laquelle, moins de trois ans après la décision de 1991 faisant de la CEDEAO la seule communauté économique en Afrique de l’Ouest, les pays francophones ont décidé de se replier dans une union rivale en fondant l’UEMOA3. Cette question relative aux motivations et attentes des pays engagés dans les projets de coopération et d’intégration régionales ne peut pas être abordée adéquatement dans le cadre de ce bref exposé. Elle mérite cependant une plus grande attention, pour permettre d’apprécier ce qui est concrètement possible dans la recherche d’une plus grande coopération et d’une plus grande intégration régionales.

L’impact limité des trois communautés économiques sur les échanges commerciaux à l’intérieur de la région est bien reconnu. La libéralisation effective du commerce a été peu importante dans le MRU, négligeable en ce qui concerne la CEDEAO, et plutôt éphémère dans le cas de la CEAO qui a pourtant connu le plus de réussite dans ce domaine. La part du commerce intra-CEDEAO dans l’ensemble des échanges commerciaux enregistrés des pays membres a stagné depuis la création de cette communauté. Elle a finalement augmenté au cours de la période de récession de la fin des années 1980, passant de 7 à 10% (Hess, 1991 : vol. II, 8), mais cette augmentation ne peut pas être attribuée aux programmes de libéralisation du commerce de la CEDEAO, lesquels n’avaient pas été mis en œuvre de façon effective. Les échanges commerciaux entre les pays de la CEAO ont enregistré une augmentation assez forte au cours des premières années ayant suivi l’instauration du système de la taxe de compensation régionale (TCR), mais se sont stabilisés par la suite. Ils représentaient à la fin des années 80 environ 10% des échanges officiels enregistrés par ces pays (Hess, 1991 : vol. II, 11).

Quelques résultats ont été enregistrés dans les autres domaines d’intervention de la CEDEAO. Parmi les plus importants, on peut citer notamment les progrès remarquables intervenus dans le secteur des transports et celui des communications grâce au financement extérieur de l’autoroute côtière (qui est maintenant achevée à 82%), de la grande route transsahé-lienne (achevée à 76%) et de la portion ouest-africaine du réseau panafricain des télécommunications (PANAFTEL) qui relie désormais l’ensemble des pays de la région.


3. Ce changement de cap se reflète en même temps dans l’amendement du traité révisé de la CEDEAO de juillet 1993 (art. II) qui précise, avec une plus grande modestie que le projet initial, que la CEDEAO deviendra seulement «à terme » l’unique communauté économique de la sous-région.

Des progrès ont été accomplis également dans l’application des deux premières phases du protocole de la CEDEAO sur la libre circulation des personnes. La possibilité de voyager sans visa est acquise depuis 1986, et le droit de résidence se pratique maintenant dans plusieurs pays. La troisième et dernière phase du protocole de la CEDEAO, le droit d’établissement, n’est pas encore appliquée à grande échelle dans la région.

U ne nouvelle mesure de bon augure pour l’avenir de l’intégration régionale est l’instauration d’un dialogue régulier entre les décideurs ouest-africains depuis 1987 en matière économique et financière. Les ministres du Plan et des Finances de la CEDEAO se sont engagés dans des discussions en vue d’harmoniser leur appréhension des problèmes macro-économiques nationaux tels que le poids de la dette extérieure ou les effets du Marché commun européen sur les pays de l’Afrique de l’Ouest. Ils ont aussi examiné la question des effets régionaux des programmes nationaux d’ajustement structurel (PAS), et ont cherché à développer un programme de redressement économique régional. Par ailleurs, les gouverneurs des banques centrales se rencontrent régulièrement pour évaluer et réorienter le programme d’intégration monétaire de la CEDEAO qui vise la création d’une zone monétaire ouest-africaine unique d’ici l’an 2000. Un forum consultatif des gouverneurs de banques centrales et des ministres du Plan et des Finances a finalement été institutionnalisé en .1992 afin d’assurer l’harmonisation des politiques économiques et financières des États membres de la CEDEAO. Ce forum s’est réuni pour la première fois lors de la session du Conseil de juillet 1993, et on a lancé à cette occasion un processus d’harmonisation des politiques économiques afin d’assurer une plus grande conformité des PAS et des programmes de réformes économiques aux exigences des États membres en matière de développement et d’intégration.

Dans le domaine monétaire, l’UMOA a la réputation d’être un exemple de coopération réussie qui est restée intacte depuis l’époque coloniale. Le bilan est cependant lamentable pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Les réalisations à l’actif de la CCAO ont été jusqu’ici peu significatives, si bien qu’elle a été qualifiée de « pratiquement défunte » (Hess, 1991 : vol. II). Il reste à souhaiter que de meilleurs résultats soient réalisés à l’avenir avec la nouvelle Agence monétaire ouest-africaine qui s’est assignée comme première tâche d’assurer une meilleure coordination des politiques monétaires, en prélude à la création à terme d’une union monétaire dans la région.

La CEDEAO, la CEAO et les autres institutions régionales ont participé à un si grand nombre d’activités qu’on ne peut guère espérer leur rendre justice dans le cadre étroit de cette contribution. Il est néanmoins

admis que les divers projets de coopération et d’intégration régionales en Afrique de l’Ouest n’ont pas eu d’impact significatif sur son développement. Dans la plupart des cas, les OIG ont réussi à faire adopter leurs programmes et projets par les pays membres sans être en mesure d’assurer leur mise en œuvre effective. Parmi les problèmes au sein de la CEDEAO, on compte notamment le faible taux de ratification des conventions et protocoles des actes et décisions de la’ Communauté, les réponses tardives aux demandes d’information formulées par les États membres, le faible niveau de participation aux réunions et les retards de paiement des contributions. Il est évident que les pays de l’Afrique de l’Ouest n’ont pas internalisé ou pris suffisamment conscience des exigences et des sacrifices attendus des États partenaires pour favoriser la réussite de l’intégration.

Certains observateurs ont voulu imputer cette indifférence apparente à la crise économique qui’ a vidé les caisses des États et interrompu les programmes nationaux de développement à long terme. Le problème n’est cependant pas si simple, et le reste de ce chapitre tente de dégager quelques-uns des facteurs ayant influé sur le processus, avant de voir comment certains de ces problèmes ont été abordés dans le cadre du traité révisé de la CEDEAO.

Facteurs de blocage et de renouveau

A l’instar du développement économique qu’il se doit de promouvoir, le processus d’intégration régionale ne peut être compris sans un examen minutieux des soubassements de l’évolution des sociétés ouest-africaines, à savoir ses dimensions idéologique, socio-culturelle, politique, économique et institutionnelle, étudiées du point de vue de leurs répercussions sur le processus d’intégration régionale. Certains thèmes sont d’une pertinence particulière pour mieux comprendre le peu de progrès réalisé à ce jour en matière d’intégration régionale et instaurer un dialogue plus fructueux dans la recherche de nouvelles approches. Cette section aborde successivement chacun de ces grands thèmes.

L’absence d’une culture de développement et d’intégration

L’objectif de l’intégration économique en Afrique de l’Ouest est d’assurer le développement des économies nationales de pays partenaires et

pour ce faire, exige que les pays définissent d’abord clairement leurs propres objectifs de développement et qu’ils s’engagent fermement à les poursuivre, pleinement conscients des obstacles à surmonter. C’est toute une culture de développement qu’il faudrait encourager, aussi bien au niveau de l’État que des citoyens, l’aspiration à un meilleur avenir se substituant “aux préoccupations liées à la satisfaction des besoins immédiats. Des stratégies de développement bien étudiées ne seraient pas alors si facilement écartées en faveur de décisions ponctuelles axées sur le court terme ; et l’intégration régionale passerait plus aisément au premier plan en tant qu’élément constitutif essentiel de telles stratégies.

Depuis 1975, lorsque les pays de l’Afrique de l’Ouest ont pris l’engagement de procéder à la fusion de leurs économies afin d’accélérer le processus de développement, combien de pays membres ont élaboré des plans ou des programmes nationaux de développement en ayant comme point de référence des considérations d’ordre régional ou le marché régional? Quelles mesures incitatives ont été adoptées par les gouvernements respectifs pour amener leurs entrepreneurs à se risquer dans des investissements et des transactions au niveau transnational? Dans quelle mesure a-t-on encouragé les citoyens à réfléchir en tant que Ouest-Africains? Il n’existe toujours pas de « culture d’intégration » dans la région, et personne n’accorde à l’intégration la priorité qu’elle mérite dans les programmes économiques nationaux.

La solidarité régionale et l’esprit communautaire devraient normalement se développer d’eux-mêmes, grâce à l’accumulation des expériences partagées, à l’appréciation accrue des avantages de la Communauté, ou à une perception progressivement plus claire de l’intérêt commun. Ce processus pourrait néanmoins être accéléré par le biais d’un effort de conscientisation pour placer les intérêts nationaux dans un cadre régional ou pour faire valoir les politiques et mécanismes régionaux pouvant aider à satisfaire ces intérêts. Il serait nécessaire pour ce faire de mettre en place des mécanismes nationaux destinés à propager les vertus de l’intégration régionale et à mieux faire comprendre la contribution que peut apporter la coopération régionale dans la poursuite des aspirations nationales en matière de développement.

Les contraintes politiques

La montée du. nationalisme avait incité les populations vivant dans les colonies à rechercher l’indépendance politique. Par la suite, d’énormes

efforts ont été consentis pour forger une identité nationale et consolider la souveraineté de l’État. De nos jours, cet héritage de souveraineté nationale et la jalousie avec laquelle elle est sauvegardée sont devenus une entrave pour le processus d’intégration régionale dont le succès exige un certain transfert de souveraineté au profit de la communauté. L’époque coloniale a divisé la région d’une deuxième façon, en laissant entre les pays de traditions coloniales anglophone, francophone ou portugaise les différences d’orientation politique, des systèmes juridiques et des structures administratives distinctes, et des économies nationales axées sur la prédominance des liens Nord-Sud.

Le jeu des divergences idéologiques a également influencé le processus d’intégration régionale. La négociation des règles d’origine de la CEDEAO et du Protocole portant sur les entreprises communautaires illustre bien ce phénomène. Les gouvernements et les administrations nationales d’obédience socialiste poursuivaient vigoureusement des politiques d’indigénisation et une politique régionale favorisant une plus grande participation indigène ou étatique. Par contre, les États membres épousant l’idéologie du laisser-faire se sont opposés à cette démarche en proposant une approche libérale concernant la participation de pays tiers aux projets communautaires. Cette deuxième école de pensée a finalement pris le dessus, les règles ayant été révisées récemment pour réduire à 25% la participation indigène au capital des entreprises produisant les biens dits originaires de la Communauté.

La peur des plus petits pays d’être dominés par le Nigeria est une préoccupation constante. Le Nigeria surpasse de loin tous les autres pays de la région en vertu de son poids démographique, de son produit intérieur brut et de sa dotation en ressources naturelles. Un effort a été fait pour contrebalancer ces avantages en plaçant les États membres de la CEDEAO sur un même pied d’égalité dans tous les domaines, sauf en ce qui concerne leurs contributions financières à la Communauté (qui sont fixées au prorata), mais de tels efforts ne sauraient éliminer le problème de fond. La France entretient, de surcroît, cette crainte de domination, pour maintenir sa sphère d’influence dans la région. Il est dans l’intérêt, de la Communauté que cette question soit examinée attentivement, et que soient dissipées les craintes afin de favoriser un plus grand engagement en faveur de l’intégration régionale.

La vague de réformes en faveur du pluralisme politique et du libéralisme économique qui déferle actuellement sur la région, devrait atténuer les divergences politiques et idéologiques entre les États membres. Cette tendance pourrait être renforcée par l’adoption par la CEDEAO de la déclaration d’Abuja sur les principes politiques, en 1991. Celle-ci établit

un minimum de principes démocratiques devant guider les États membres dans leur croisade en faveur d’une société solidement démocratique. Quoique modeste comme début de coopération dans le domaine politique, il s’agit néanmoins d’un pas décisif. Le Traité révisé prévoit par ailleurs la création d’un Parlement ouest-africain dans le but de promouvoir la participation populaire dans le processus d’intégration et de coopération régionale. L’exercice plus démocratique du pouvoir par les États devrait engendrer un climat politique plus stable fondé sur un plus grand consensus social, condition sine qua non du progrès vers l’intégration régionale. L’instauration de la démocratie libérale partout dans la région renforcerait en outre la libre entreprise, la liberté d’association et la libre circulation des informations et des idées, qui sont des éléments fondamentaux pour garantir la viabilité d’une communauté économique.

Le traité révisé de la CEDEAO réclame également un certain degré de supranationalité au profit de la Communauté, et les États membres devront s’adapter à cette nouvelle perspective. Les controverses qui ont émaillé la ratification du traité de Maastricht au Danemark, en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France témoignent de la difficulté à faire accepter l’idée de la supranationalité aux gouvernements nationaux et à leurs électeurs. L’Union européenne demeure, toutefois, un bel exemple de transferts de pouvoirs, comme en témoignent les vastes pouvoirs supranationaux dont sa commission et les autres institutions de l’Union européenne jouissent au plan économique.

La dimension économique

La mauvaise santé économique des États de l’Afrique de l’Ouest est demeurée un obstacle de taille aux efforts d’intégration menés depuis le début des années 1980. La crise économique a obligé les États membres à abandonner tous leurs plans de développement économique à long terme, y compris le développement par le biais de l’intégration régionale, pour rechercher la stabilisation à court terme. Cette crise économique a également vidé les caisses des États. Les maigres recettes qui étaient disponibles dans le secteur public ont ainsi dû être rationnées suivant des priorités à court terme qui excluent l’intégration régionale ou ne lui accordent qu’une reconnaissance purement symbolique. Après le profond déclin du début des années 1980, les économies nationales commencent à peine à se stabiliser. Malheureusement, le j réformes dites d’ajustement structurel n’ont réussi que peu à transformer les structures économiques des pays

ouest-africains, et la nécessité de transformer et de diversifier la base économique au niveau régional se fait sentir plus sévèrement que jamais. Le forum consultatif de la CEDEAO, mentionné ci-dessus, devrait inscrire parmi ses préoccupations la création d’un environnement plus stable susceptible d’encourager l’investissement et le développement à long terme.

La paix et la sécurité régionales

Aucune disposition n’avait été prise dans le cadre du traité de la CEDEAO concernant la coopération régionale dans les domaines de la politique et de la défense. La nécessité de créer un climat de confiance à travers la région, comme préalable à l’intégration régionale, a néanmoins été ressentie dès la création de la Communauté. Cela a conduit la conférence des chefs d’État et de gouvernement à adopter le Protocole de non-agression de 1978 et le Protocole d’assistance mutuelle de 1981. Cependant, aucun de ces deux protocoles n’a été mis en œuvre, alors que la tension politique a continué à s’accentuer entre pays voisins, comme à t’intérieur des États membres. Des conflits et tensions inter-étatiques de longue date ont ainsi dû être pris en charge de manière informelle par les dirigeants politiques de la sous-région.

Cette situation a atteint son apogée avec la guerre civile au Libéria et la mise en place par la CEDEAO d’un mécanisme de médiation pour répondre aux conflits régionaux. L’utilité de l’action concertée des États membres dans le conflit libérien se mesure par l’arrêt du carnage, la restauration de la paix et le lancement du processus électoral. Cette initiative de’ paix n’est cependant qu’une mesure ponctuelle destinée à régler un problème précis. Elle n’a pas été conçue comme formule de règlement des conflits futurs au sein de la Communauté.

La perturbation des programmes d’intégration régionale à cause des tensions interétatiques est sans équivoque. Cette instabilité régionale contribue en même temps à retarder la croissance et le développement économiques des États membres et constitue une incitation négative à l’investissement. Il est ainsi indispensable d’œuvrer à la mise en place d’un système capable de sauvegarder et de garantir la paix et la sécurité de manière durable dans la région. Les deux protocoles ci-dessus mentionnés se penchent sur les conflits opposant des États membres ainsi que les agressions perpétrées par des forces extérieures, et pourraient constituer la base d’un système de sécurité commune capable de répondre efficacement aux besoins de tous les États membres. Munis de maigres ressources

financières, les États membres gagneraient à poursuivre les réformes budgétaires déjà en cours, pour mettre en commun certaines ressources dans le cadre d’un système de sécurité régionale.

Dispositions institutionnelles au niveau national

La fonction publique en Afrique de l’Ouest a été créée par les puissances coloniales comme instrument d’imposition, de répression et d’administration générale. Des fonctions ayant trait au développement ont été ajoutées lorsque les Africains ont pris les rênes du gouvernement dans les années 1960. Malgré les capacités techniques et de gestion limitées des nouveaux gouvernements, ces derniers étaient plus enclins à contrôler et à réglementer l’économie qu’à créer un environnement économique favorable pour le secteur privé, ce qui ne pouvait qu’entraver le processus d’intégration régionale. Les mesures de libéralisation appliquées depuis le milieu des années 1980 ont considérablement réduit l’influence de l’État sur l’économie et favorisé l’émergence d’un rôle de soutien plus positif vis-à-vis du secteur privé. Cela devrait stimuler l’intégration régionale en réduisant les entraves administratives aux flux commerciaux et financiers ou à la migration.

La libéralisation économique devrait influer sur les modes de décision politique régionaux. Par le passé, la structure du pouvoir concernant l’intégration régionale a été assimilée à un club de chefs d’État, et toutes les décisions se prenaient à ce niveau. La libéralisation économique et politique, devrait entraîner un plus grand rôle dans les processus de décision de la CEDEAO pour des organisations régionales du secteur privé telles que la Fédération des chambres de commerce de l’Afrique de l’Ouest, ou la Fédération des associations des industriels de l’Afrique de l’Ouest et l’Association des banques de l’Afrique de l’Ouest.

Le rôle de choix accordé à l’intégration économique comme instrument du développement régional exige qu’on restructure les dispositions institutionnelles au niveau national. Le point focal devrait être un minis-tère-clé capable d’assumer pleinement la coordination de toutes les formes d’intégration et de coopération régionales et de veiller à ce que les politiques et les décisions relatives au développement national s’inscrivent dans un cadre régional. Malgré quelques initiatives de ce genre, il n’existe de dispositions efficaces nulle part dans la région. On retrouve plutôt de petites unités de coordination au sein de certains ministères, dont la création relève de gestes symboliques illustrant trop bien le peu d’importance

véritablement accordé à l’intégration régionale dans le cadre des politiques nationales. Ces défaillances ont un effet négatif sensible tant sur l’attention accordée aux questions d’intégration régionale que sur le niveau de préparation et de participation aux réunions de la CEDEAO.

Il faudrait encourager la participation des ministères sectoriels dans le processus d’intégration, par la création et le bon fonctionnement de comités interministériels de coordination. Des politiques et stratégies de développement régional ont été adoptées au niveau national dans presque tous les secteurs d’activité économique. Il faudrait les rassembler dans le cadre d’une politique cohérente, tout en assurant leur application effective.

Il faudrait, enfin, encourager les efforts déployés au niveau régional pour mobiliser et créer une prise de conscience communautaire dans les différentes couches sociales et les groupes socio-professionnels. Les ministères intéressés devraient soutenir l’organisation de ces groupes au niveau national et promouvoir activement leur participation aux programmes d’intégration régionale.

Le soutien extérieur

Depuis l’adoption de la deuxième décennie des Nations unies pour le développement, dans les années 1970, les pays africains n’ont cessé de réaffirmer que la responsabilité principale concernant le développement de leurs économies leur appartenait. Un soutien important de la part du reste du monde reste néanmoins nécessaire, notamment dans le domaine de la coopération régionale où l’absence d’une assiette fiscale autonome réduit l’accès aux ressources financières.

L’attitude des bailleurs de fonds à l’égard de la coopération régionale entre pays en développement est devenue plus favorable depuis quelques années. La signature en 1991 du Traité de la Communauté économique africaine a donné une impulsion à cette dynamique, et beaucoup d’organisations internationales cherchent les moyens de promouvoir l’intégration économique en Afrique4. Ces initiatives auraient besoin d’être mieux coordonnées en vue de renforcer leur contribution au processus d’intégration économique au niveau continental. Les problèmes de financement continuent à retarder les efforts de coopération régionale, et on ne peut qu’espérer que l’intérêt croissant des bailleurs de fonds pour l’intégration régionale se matérialise sous la forme d’un soutien financier. Il est certain que le soutien de l’extérieur ne viendra que lorsque les bailleurs de fonds


4. Voir la contribution de Lavergne et Daddich, dans ce volume.

seront persuadés de la ferme volonté des États membres à poursuivre le processus d’intégration régionale.

La nécessité d’un renouveau de leadership africain

Il a été dit que l’instabilité politique, le déclin économique et le mécontentement social qui prévalent actuellement en Afrique sont imputables aune crise de leadership. Si une telle affirmation se confirme au niveau des pays, elle est tout aussi valable quand il s’agit du processus d’intégration régionale. L’émergence d’un ou de plusieurs chefs de file qui soient prêts à faire avancer l’intégration régionale et à faire les sacrifices nécessaires à cette fin, pourrait apporter la vision et l’orientation nécessaires et fournir un exemple de l’engagement indispensable à tout effort de coopération.

Tous les pays n’ont pas la même perception du besoin de coopération régionale, et certains ont besoin d’être entraînés par les autres. L’Afrique de l’Ouest a eu la chance d’avoir certains dirigeants et pays plus fortement engagés que les autres en faveur de l’idéal d’intégration régionale. Certains États ont toujours été plus assidus quand il s’agit d’honorer leurs obligations financières vis-à-vis de la Communauté; et certains ont devancé les autres en lançant d’importants projets et programmes de coopération régionale. Certaines dispositions communautaires en matière de coopération ont exigé des sacrifices consentis par les États membres (dans les formules de contributions financières, les calendriers de libéralisation du commerce, ou les formules de compensation pour les pertes de revenu tarifaire), et l’acceptation de ces dispositions témoigne de la solidarité et de l’esprit communautaire des pays concernés.

A cette étape du processus d’intégration, où des initiatives hardies et novatrices sont requises pour faire avancer le processus, il est urgent de disposer de telles qualités de leadership. Chaque pays membre doit être en mesure de déterminer ses obligations vis-à-vis de la Communauté. Chacun devrait définir un domaine où il peut apporter une contribution unique et donner l’exemple en se positionnant comme chef de file. C’est en adoptant une telle attitude que certains États membres n’ayant pas jusqu’à présent participé pleinement et activement à la mesure de leur capacité, pourraient rétablir l’équilibre.

Le traité révisé de la CEDEAO

Certaines initiatives visant à redynamiser le processus d’intégration régionale ont été prises depuis le début des années 1990. En 1991, le sommet des chefs d’État de la CEDEAO avait reconnu la nécessité de procéder à la révision du Traité de 1975, et créé un comité d’éminentes personnalités chargé d’étudier la plupart des facteurs relevés ci -dessus et de faire des recommandations appropriées pour réviser les dispositions du Traité. Le comité a abordé les questions d’ordre institutionnel, l’intégration économique, la coopération politique, la paix et la sécurité au niveau régional, et le financement des efforts d’intégration régionale (CEDEAO, 1992).

Le Traité révisé a été adopté par le sommet des chefs d’État tenu à Cotonou en juillet 1993. Malgré des retards à faire ratifier le traité par les pays membres5 — et sans oublier que la ratification ne garantit de toute façon pas la mise en œuvre — le traité révisé donne des orientations claires pour faire avancer l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, et réaffirme, de diverses manières, la priorité que les seize pays de l’Afrique de l’Ouest sont appelés à accorder à l’intégration régionale (CEDEAO, 1993b).

– Il définit la CEDEAO comme devant être, à terme, la seule communauté économique de la région et décrit clairement la relation entre la Communauté et toutes les autres OIG ouest-africaines.

– Un certain changement d’orientation se manifeste dans le statut supranational conféré à la Communauté et les actions entreprises en vue de mettre en commun les souverainetés nationales grâce à des mesures visant à renforcer les institutions communautaires et à rendre les décisions communautaires directement exécutoires dans les États membres.

– Les pouvoirs des institutions communautaires et du secrétaire exécutif sont renforcés pour traduire la priorité accrue qui est accordée à l’intégration régionale. En lieu et place d’un tribunal communautaire, le traité révisé prévoit une Cour de justice pour démontrer l’importance du rôle qui échoit à cette institution. Il est prévu, dans le cadre du programme de coopération politique à venir, la création d’un Parlement ouest-africain. De même, la participation accrue attendue des professionnels et des


5. Le Traité révisé est entré en vigueur le 23 août 1995, date de réception de l’instrument de ratification du neuvième pays membre tel que requis pour l’entrée en vigueur du traité. Les pays n’ayant pas encore ratifié le traité à la fin 1995 étaient la Côte-d’Ivoire, la Gambie, la Mauritanie, le Cap Vert et la Guinée-Bissau.

groupes d’intérêt en général, a conduit à l’introduction dans le traité révisé, d’une disposition prévoyant un Conseil économique et social.

– Les ministères responsables des secteurs économiques clés seront davantage engagés dans le processus de prise de décision, et les commissions techniques ont subi une reclassification afin d’assurer une meilleure représentation aux réunions ainsi qu’une organisation plus efficace des départements techniques correspondants du secrétariat exécutif. La rationalisation des OIG entraînera la création d’institutions spécialisées chargées de l’exécution de programmes sectoriels précis.

– Les institutions dont la création est prévue dans les deux protocoles existants en matière de défense, ,seront modifiées pour les rendre plus fonctionnelles et aptes à assurer l’exécution du programme de coopération dans ce domaine et à garantir la paix et la sécurité régionales.

– Le traité révisé propose que le problème incessant des arriérés de paiement des contributions soit résolu par l’institution d’un système permettant de générer une base financière autonome. Il s’agirait d’imposer un prélèvement communautaire, représentant un certain pourcentage de la valeur des importations totales en provenant de pays tiers, afin de générer des fonds suffisants pour couvrir les besoins de fonctionnement de la Communauté et de l’aide au développement accordée aux pays membres par le Fonds de la CEDEAO.

– Dans le domaine de l’intégration économique, le traité révisé envisage la concrétisation d’un marché commun et d’une union monétaire. Il accorde une attention égale à tous les secteurs et activités économiques, y compris celui des services. Le traité révisé a pour but d’assurer non seulement l’intégration des marchés, mais aussi celle de la production et des infrastructures.

– Un accent particulier est mis sur la participation du secteur privé. L’objectif est d’encourager le secteur privé à participer activement aux prises de décisions au niveau communautaire et de lui assigner un rôle plus important dans la mise en œuvre des programmes de la Communauté. Le protocole de la CEDEAO portant sur les entreprises communautaires devra faire l’objet d’une révision pour refléter l’importance accrue du secteur privé ; par ailleurs, on propose l’adoption d’un Code des investissements communautaire favorisant la participation du secteur privé en ce qui concerne les investissements au niveau transnational.

– Se fondant sur le traité de 1975, qui reconnaît la nécessité de la coopération régionale dans les secteurs social et culturel, le Traité révisé définit clairement les mesures à adopter dans différents domaines. Désormais, il est prévu de prendre en compte des domaines de coopération importants tels que la Science et la Technologie, ainsi que l’Information et

la Défense, qui ne figurent pas dans le traité de 1975, mais qui avaient été incorporés dans le programme de travail de la Communauté. Les principes démocratiques contenus dans la Déclaration d’Abuja sur les principes politiques font partie de l’engagement général des États présenté dans le préambule du traité révisé.

Les perspectives d’avenir

Avec la signature et l’entrée en vigueur du traité instituant la Communauté économique africaine et la révision du traité de la CEDEAO, l’Afrique de l’Ouest semble disposer d’un cadre idoine pour poursuivre l’intégration régionale. L’évolution future et la réussite de ce processus sont toutefois loin d’être acquises à l’avance, comme nous le montre que trop clairement l’histoire de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest.

Certains commentateurs soutiennent que le faible niveau de développement des économies et l’indifférence de certains gouvernements au succès de la CEDEAO contraignent l’Afrique de l’Ouest à adopter une formule flexible de coopération régionale, appliquée de manière pragmatique, au cas par cas. Les succès de la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (SADC, auparavant la SADCC, Conférence de coordination pour le développement de l’Afrique australe), de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et les dispositions souples adoptées au sein du Système économique latino-américain (SELA) sont souvent cités à l’appui de ce genre d’argumentation.

Nous plaidons en faveur d’une approche plus ambitieuse imposée par l’urgence de surmonter les étroites limites des marchés nationaux et de valoriser au maximum les quelques ressources de la région. Les pays de l’Afrique de l’Ouest ont déjà perdu beaucoup de terrain dans la course au développement et sont appelés à déployer des efforts hardis sans lesquels les crises socio-politiques actuelles continueront à menacer la survie même de la plupart des États. L’application d’un programme de coopération et d’intégration régionales bien structuré permettrait de relancer le développement sur une base accélérée, grâce à l’exploitation coordonnée des ressources humaines, naturelles et financières.

L’intégration économique ne saurait se limiter à la libéralisation des marchés. L’expérience de la CEDEAO montre la nécessité de développer les infrastructures régionales et de promouvoir activement le développe-

ment et la diversification de la base de production, sans quoi le commerce intrarégional ne pourra se développer. L’intégration monétaire compléte-rait ce tableau en permettant d’assurer l’harmonisation des politiques monétaires et une meilleure gestion macro-économique, avant d’aboutir, à terme, au remplacement des monnaies locales inconvertibles par une seule monnaie régionale convertible. Au-delà, l’intégration régionale doit dépasser la coopération purement économique pour embrasser également les questions sociales, la culture, la défense et la politique. L’absence de politiques stables et cohérentes dans ces domaines ne peut que nuire au bon fonctionnement du processus d’intégration dans son ensemble. L’expérience de l’Union européenne démontre clairement la nécessité de prendre sérieusement en compte ces autres dimensions de l’intégration.

Le moment est venu pour la région d’épouser une stratégie de développement viable. Le fonctionnement de la CEDEAO et les problèmes auxquels l’intégration régionale a été confrontée montrent que les pays membres n’ont pas encore accepté, avec suffisamment de conviction, l’intégration régionale comme instrument de développement et qu’ils sont encore loin de lui accorder toute la priorité nécessaire. La signature du traité révisé de la CEDEAO pourrait servir à redynamiser et réorienter la CEDEAO, mais sa mise en œuvre dépendra d’un changement d’attitude de la part de tous les acteurs engagés dans le processus.

Bibliographie

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CEDEAO, juin 1991, Regional Peace and Stability : A Pre-requisite for Integration, 1992–1993, rapport annuel du secrétaire exécutif, Lagos (Nigeria), Secrétariat de la CEDEAO.

Juin 1992, Final report of committee of eminent persons for the review of the ECOWAS. Treaty, Lagos (Nigeria), secrétariat de la CEDEAO.

Juillet 1993a, Economic Community of West African States Revised Treaty, Lagos (Nigeria), secrétariat de la CEDEAO.

Juin 1993b, Regional Peace and stability : A Pre-requisite for Integration, 1992/93, rapport annuel du secrétaire exécutif, Lagos (Nigeria), secrétariat de la CEDEAO.

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OUA, juin 1991, Traité de la Communauté économique africaine, Abuja (Nigeria).

2

Des fondements théoriques et stratégiques
de la construction communautaire

Naceur BOURENANE

L’objet de cette contribution est d’analyser les fondements théoriques des approches classiques de l’intégration, en vue de mieux cerner leurs incidences sur la définition des programmes et des politiques en la matière, ainsi que leurs limites. Bourenane caractérise de volontariste et d’instrumentaliste la problématique traditionnelle de l’intégration économique. Ces caractéristiques se perçoivent dans l’absence d’une théorie socio-politique de l’intégration et la concentration des efforts sur la création d’institutions ou le choix des modalités d’intégration. Comme Bach, l’auteur signale l’absence conséquente de réalisme de la démarche dans le choix des objectifs et des orientations stratégiques.

Aussi l’auteur propose-t-il les éléments d’une approche différente axée sur le concept de la construction communautaire. Une telle approche tiendrait davantage compte des contraintes socio-politiques qui pèsent sur tout processus d’intégration régionale. La démarche proposée privilégie des actions de type stratégique, fondées sur la prise en compte des préoccupations sociales des acteurs économiques et sur le renforcement des agents de changement les plus aptes à promouvoir l’intégration régionale. L’État cesse alors d’être perçu comme le vecteur et le moteur unique de l’intégration régionale, pour en devenir plutôt l’animateur, dans un cadre de construction communautaire à long terme.

A la lumière des récentes transformations économiques, notamment l’émergence de l’Union européenne et la formation d’une entité articulée

autour des ÉtatsUnis d’Amérique (ALÉNA), la question de la construction communautaire et de l’intégration régionale tend à devenir quasi incontournable. Elle est présente dans les discours des politiques et fait l’objet d’études multiples, alors que les travaux sur les conditions de la relance de la croissance et sur les tendances d’évolution futures de l’économie mondiale y consacrent des chapitres entiers.

Cependant, la modification du contexte historique et le regain d’intérêt pour les problèmes d’intégration qui en est résulté, ne semblent s’accompagner que d’un renouvellement partiel de la problématique de la construction communautaire. Tout se passe comme si les analyses et les approches traditionnelles demeuraient pertinentes et ne pouvaient être fondamentalement affectées, ni par les changements récents dans la situation des pays et dans les relations économiques internationales, ni par les échecs et les réussites des tentatives d’intégration, ni par les progrès dans le domaine des sciences économiques et sociales. D’une manière générale, au lieu de tenter de promouvoir une approche stratégique et réaliste de l’intégration, fondée sur la prise en compte des réalités économiques, sociales et culturelles, forcément complexes et irréductibles à une dimension particulière, on continue à privilégier une approche volontariste, instrumentaliste et mimétique.

Problématique classique de l’intégration

Concepts d’intégration et de coopération

Avant de procéder à l’examen critique des approches de l’intégration, il y a lieu de lever les ambiguïtés qui entourent l’usage des notions d’intégration et d’union, de coopération et de construction communautaire, d’intégration régionale et économique.

Dans de nombreuses analyses, l’intégration est vue comme l’instrument de l’union. Historiquement, il s’agit là d’une confusion. En effet, l’intégration ne conduit pas mécaniquement à l’union, comme le montre l’exemple des pays de l’association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE). Bien qu’économiquement intégrés, ils sont loin de constituer une union. En effet, l’union, définie par l’homogénéité des règles et des principes régissant les comportements de chaque type d’acteurs, dans un espace donné, peut recouvrir une situation de non-intégration. Les

anciennes unions coloniales en Afrique en constituent une illustration. Pour éviter toute confusion, la notion d’intégration sera réservée ici au processus résultant d’une démarche volontaire de deux ou de plusieurs ensembles de partenaires, appartenant à des États différents, en vue d’une mise en commun d’une partie de leurs ressources. Ce processus a pour finalité l’émergence et le renforcement de relations techniques et économiques d’interdépendance structurelle, à effets d’entraînement positif sur les revenus. Si on admet une telle définition, on se rend compte que les entités géographiques produites par la colonisation de l’Afrique (l’Afrique occidentale française, l’Afrique-équatoriale française, l’Union douanière d’Afrique australe (SACU), etc.) ne sont pas le résultat ou la matérialisation d’un processus d’intégration. Dans ces cas, l’union correspond à la soumission de l’ensemble des partenaires et des espaces auxquels ils appartiennent à des politiques uniques, expression du caractère dominant du centre à partir duquel s’exerce la souveraineté politique. Ainsi définie, l’union peut être l’aboutissement soit de l’intégration de plusieurs espaces contigus, soit de leur soumission, obtenue ou non par la violence, à une même autorité.

Comme le révèle le titre de cet ouvrage, la notion de coopération est souvent utilisée en complément à celle d’intégration. Dans une telle lecture, la première est souvent considérée comme l’instrument de la seconde. Or, la coopération ne conduit pas forcément à l’intégration. La logique qui l’anime peut en diverger fondamentalement. La coopération peut être définie comme une entreprise concertée entre deux ou plusieurs partenaires dont les intérêts convergent sur une question donnée. De ce fait, elle peut ne concerner qu’un dossier, un domaine ou un secteur en particulier. A la différence de l’intégration, la coopération est contractuelle, donc limitée temporellement. Elle est réversible et peut faire l’objet d’un gel ou d’une remise en cause. Elle correspond à l’existence d’accords nés de conjonctures particulières, en vue de prendre en charge des problèmes déterminés. En outre, la coopération n’implique pas forcément un rapport d’égalité entre les partenaires. Elle peut recouvrir une certaine forme d’assistance de l’un à plusieurs autres. Il s’agit d’opérations spécifiques mettant deux ou plusieurs partenaires en’ relation sur une base concertée. La notion d’intégration devrait davantage être couplée avec celle de construction communautaire. Cette dernière rend compte de la nature collective d’un processus de construction d’un espace collectif, entrepris de façon consciente, négociée et irréversible, par des partenaires ayant choisi de partager un même destin, dans un cadre politico-institutionnel préalablement établi et choisi par eux, sur une base négociée, en se fondant sur une vision stratégique de leur avenir en commun.

Dans le même ordre d’idée, il y a lieu de distinguer entre l’intégration régionale et l’intégration économique. Cette dernière recouvre l’intégration d’activités économiques, de secteurs ou de segments de filières, dans une perspective de rationalisation de la gestion des ressources et de maximisation des profits et des revenus. De ce point de vue, la dimension géographique, notamment la proximité spatiale, n’est pas toujours déterminante, contrairement à la notion d’intégration régionale qui est d’abord fondée sur la définition de l’espace géographique et physique. Plus qu’un simple support aux activités à intégrer, l’existence de cet espace devient un préalable, un facteur déterminant, dans l’émergence et la concrétisation du sentiment d’appartenance culturelle et politique à un ensemble déterminé, d’une vision partagée de l’avenir. Dans les écrits sur le sujet, on tend souvent à confondre ces deux conceptions. Pourtant, elles ne se recoupent que partiellement. Bien plus, l’intégration économique peut s’opposer à l’intégration régionale, lorsqu’elle favorise l’intégration de régions lointaines, aux dépens des espaces les plus proches.

Ainsi l’intégration régionale se distingue des notions apparentées en ce qu’elle est volontaire (contrairement à l’union, qui peut ne pas l’être), construite sur une base collective, recouvrant la mise en œuvre d’un processus de construction communautaire (et dépassant le simple processus de coopération), et régionale, c’est-à-dire fondée sur un espace de proximité géographique (ce qui la distingue de l’intégration économique sui generis).

Fondements théoriques

On peut situer les fondements théoriques des modèles classiques de l’intégration régionale dans trois écoles ayant dominé la pensée économique des années 1960 : l’école néoclassique, l’école marxiste et l’école développementaliste.

Les premiers discours scientifiques sur l’intégration régionale se situaient dans le prolongement de la théorie des avantages comparatifs et du commerce international. Les recommandations des économistes libéraux étaient en faveur de la libre circulation des facteurs de production, ainsi que de la levée des barrières tarifaires et non tarifaires. La question posée dès lors concernait les modalités de mise en œuvre de ces choix et l’efficacité de l’intégration régionale comme mécanisme de libéralisation des échanges.

La théorie économique notait deux possibilités, de « création du trafic » d’une part, de « détournement de trafic » de l’autre (Viner, 1950). En réduisant les barrières commerciales entre des pays voisins, la mise en place d’unions douanières et de zones de libre-échange pouvait être envisagée comme un mécanisme de rationalisation de l’activité économique de chaque pays, s’inscrivant ainsi dans le sens d’un renforcement progressif du commerce international. Mais comme le démontrait Viner, l’apparition de telles entités économiques pouvait également favoriser le « détournement » du commerce et devenir source de gaspillage économique, si les producteurs les plus compétitifs d’un produit quelconque, originaires d’un pays tiers, se retrouvaient exclus du champ des échanges, du fait de l’union douanière.

Aujourd’hui cette approche n’est que partiellement dépassée. La problématique de l’intégration vue sous l’angle des échanges, à travers le couple création de trafic/détournement de trafic est encore présente dans la documentation spécialisée. Elle s’exprime à travers la question de savoir si la formation des grands blocs économiques constitue une avance ou un obstacle à la libéralisation des échanges internationaux. Une telle approche comporte néanmoins des limites analytiques de poids, surtout pour des pays dont l’intérêt principal serait le développement et l’industrialisation.

D’inspiration marxiste-léniniste, une lecture différente s’ y oppose (Inotai, 1982 ; Benallègue, 1987). Selon cette approche, l’intégration est le résultat d’une évolution naturelle de l’économie capitaliste dominée par la loi de l’internationalisation du capital. Ainsi, par exemple, la création d’un marché unique européen, loin d’exprimer une volonté des États de rationaliser l’exploitation des ressources propres à chacun des pays concernés, serait le résultat d’une concentration du capital et d’une internationalisation des firmes européennes. La constitution du Marché Unique serait ainsi la conséquence, et non la base, d’une transformation des conditions de la production et des échanges en faveur des plus grandes entreprises. Ce type d’intégration serait générateur d’exclusion et de paupérisation des petites entreprises et de nombreuses catégories sociales, du fait même du mode de fonctionnement du marché. Selon cette école, dans les pays en développement intéressés à poursuivre activement le développement sous l’impulsion de l’État, l’intégration ne devrait pas se faire selon le libre jeu des forces du marché. L’intégration dans les pays en voie de développement devrait concerner en premier lieu la production et obéir à une démarche d’utilisation rationnelle des ressources disponibles, selon une approche planifiée et centralisée de gestion des besoins et des moyens susceptibles de les satisfaire.

Cette lecture se fonde sur un certain nombre de postulats qui n’ont pu être vérifiés empiriquement, notamment l’efficacité de la planification en comparaison avec le marché. En effet, l’évolution qu’a connue le Conseil d’assistance économique mutuelle (COMECON), dès la disparition d’une autorité centrale coercitive en Europe de l’Est, constitue un argument de poids contre une démarche fondée sur une planification centralisée et impérative de la coopération économique et de l’intégration.

L’analyse préconisée par deux auteurs français (Marchal, 1965 ; Perroux, 1966) marque un tournant dans les travaux sur l’intégration. Ces auteurs proposent les éléments d’une lecture fondée sur une prise en compte de la dimension historique des phénomènes économiques et sociaux. Selon Marchal, il y a lieu de distinguer l’intégration comme résultat du développement, de l’intégration conçue comme moyen et comme condition du développement. L’intégration économique peut être appréhendée comme le produit historique de la transformation des structures techniques, économiques et sociales. Elle peut également être définie comme une démarche collective consciente, construite, de sociétés humaines cherchant l’amélioration de leur bien-être à savoir : un choix de politique économique. Marchal montre qu’en tant que produit de l’histoire des sociétés, l’intégration est d’abord le résultat d’une transformation sociale. Autrement dit, elle ne peut pas intervenir n’importe où, ni dans n’importe quelle condition. Perroux (1966) poursuit la même démarche, qu’il articule autour de trois questions : Qui intègre? Comment? Et au profit de qui?

Sur le plan opérationnel, ces deux auteurs ne s’éloignent cependant pas tellement des approches volontaristes de leurs prédécesseurs ou de certaines approches théoriques du développement des années 1960. Pour Marchal (1965), la mise en œuvre de l’intégration doit se fonder sur l’industrialisation comme vecteur intégrateur, et sur des forces sociales capables de la supporter et de l’animer. Dans la même ligne de pensée, Perroux (1966) emprunte aux théories du développement et de l’industrialisation trois catégories conceptuelles : les pôles de développement, les unités motrices et l’industrialisation. L’industrialisation est ici présentée comme mécanisme de développement, dans un contexte de protection douanière, au profit de l’ensemble des pays concernés. Sur cette base, Perroux fait la distinction entre trois modalités d’intégration : l’industrialisation par le marché, par les investissements ou par les institutions1.


1. Les premières réflexions de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) en la matière auront été marquées par la même orientation, préconisant la promotion et la réalisation d’investissements, selon une logique d’élargissements succes-

Cette lecture développementaliste et industrialiste de l’intégration finit par conférer un caractère secondaire à la dimension sociale dé l’intégration, niant ainsi la démarche initialement préconisée, en la remplaçant par une autre, à la fois techniciste et spatialisée. Perroux (1966) a donc ouvert les perspectives d’une analyse socio-économique et politique de l’intégration, pour s’en éloigner ensuite, sous l’effet prégnant des théories du développement.

Ce bref aperçu nous permet de conclure au caractère volontariste des différentes approches qui tiennent lieu de théories de l’intégration. Elles reposent toutes sur l’inexistence, ou du moins la neutralité, des déterminants extra-économiques dans les choix et les comportements des acteurs, et sur l’absence de dynamiques sociales et politiques à même d’infléchir les choix et les actions proprement économiques. Ce sont là autant de présupposés peut-être utiles dans un processus de construction théorique, mais fort handicapants lorsqu’il s’agit de définir des politiques économiques.

Instruments et voies de l’intégration économique

L’orientation volontariste de tous ces modèles d’intégration économique régionale a eu pour effet de focaliser la réflexion stratégique sur le choix des instruments de l’intégration, aux dépens d’une discussion approfondie des questions de construction communautaire. Au lieu de se demander avec qui, dans quel contexte et sous quelles conditions l’intégration serait possible, on se concentre sur la question de déterminer le type d’institutions à mettre en place et les mesures à promouvoir. Cette approche instrumentaliste des stratégies d’intégration régionale se présente sous deux formes : une approche institutionnelle, axée sur la mise en place des institutions chargées de la promotion et du suivi du processus, et une approche axée sur le choix des modalités d’intervention.

Approche institutionnelle

Du point de vue des institutions à mettre en place, se retrouvent deux orientations non exclusives. La première donne la primauté à la mise en place de structures multilatérales, spécifiques et permanentes, chargées de définir et de proposer aux États des programmes d’action et d’en suivre


sifs de cercles Polycentriques (à partir de pôles moteurs du développement), jusqu’à englober l’ensemble des régions du continent (CEA, 1988).

l’application une fois qu’ils sont adoptés. Les organisations communautaires ainsi créées ont en propre leur siège, leur personnel et leur budget de fonctionnement. Leurs décisions ont un caractère supranational obligatoire et contraignant pour l’ensemble des partenaires. La seconde donne la préférence à l’institution de commissions intergouvernementales spécialisées, se réunissant périodiquement, pour préparer et prendre des décisions à mettre en œuvre par les pays et en évaluer par la suite l’exécution. Elles sont constituées de hauts responsables qui représentent les départements ministériels des États concernés lors des travaux. Les personnes désignées sont ainsi susceptibles d’être changées. Seules les structures ont une certaine pérennité.

D’une manière générale, et malgré les apparences dues à la création dans toutes les entreprises d’intégration de secrétariats et de structures permanentes, c’est la seconde orientation qui a prévalu en Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest (Ntumba, cet ouvrage). Les secrétariats et les autres organes communautaires restent limités dans leur pouvoir et leur champ d’action, parfois même dans leur indépendance d’action au niveau opérationnel. Le vrai pouvoir se situe dans chaque cas auprès des instances intergouvernementales, à savoir la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, le Conseil des ministres et les commissions techniques spécialisées composées de commis des États. Cela reflète le primat de la coopération sur la construction communautaire et traduit le fait que les organisations intergouvernementales (OIG) n’expriment pas une volonté de dépassement, mais au contraire de réaffirmation, des souverainetés nationales.

Un peu partout en Afrique, notamment au niveau de la CEDEAO, le mode de construction des institutions chargées de la promotion de l’intégration s’est fondé sur une démarche partiellement mimétique à l’égard de l’Union européenne. Cela s’est traduit de deux façons : par la création d’organes formellement apparentés à quelques-uns de ceux caractéristiques de l’Union européenne mais n’ayant ni les mêmes attributs, ni les mêmes pouvoirs ; et par l’absence d’une stratégie propre dans le choix des champs d’action, qui sont restés soit de faible effet d’entraînement sur l’intégration, soit trop ambitieux en regard des ressources que peuvent mobiliser les États, soit carrément sans objet.

L’Afrique de l’Ouest présente probablement l’exemple le plus élaboré en la matière. S’il est indéniable que des progrès non négligeables y ont été réalisés, on constate que la CEDEAO a concentré ses efforts dans des domaines dont les objectifs temporels étaient à l’évidence trop optimistes pour ne pas dire irréalistes. C’est le cas des efforts de libéralisation des échanges intrarégionaux et de la mise en place d’une union douanière.

C’est aussi le cas de la volonté des États de se doter de structures communes de transport aérien. Les mêmes observations peuvent être faites pour ce qui est de la CEAO, dissoute depuis le 14 mars 1994. Lorsqu’on en examine les résultats en regard des objectifs poursuivis (unification de l’espace économique, tarif douanier commun), force est de constater que sa création n’a guère modifié de façon significative la structure des échanges officiels des pays la constituant, ni entraîné une augmentation soutenue de son volume (ACP-CEE, 1990). Pourtant, les conditions de départ semblaient plus favorables, étant donné l’appartenance des pays membres à une même communauté francophone et l’existence préalable de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA). Ces exemples témoignent de la difficulté à mettre en œuvre une stratégie d’intégration ne se situant pas dans une perspective de construction communautaire et ne se donnant pas dès le départ les moyens adéquats de son élaboration.

Modalités d’intégration

L’absence de théories explicatives de l’intégration économique à même de servir de référence et de base aux études empiriques et appliquées a amené la réflexion à se concentrer sur la définition des modalités de l’intégration, sur leur planification temporelle, et sur la recherche de mesures concrètes à prendre dans ce cadre (comme la révision des nomenclatures ou de la fiscalité douanières, ou la modification de la règle d’origine), indépendamment de l’évaluation de leur impact global ou de leurs incidences sociales.

Balassa (1961) définit deux orientations possibles : l’approche par projet et l’approche par « paquet », la seconde étant préférable à la première. Fondée sur l’existence de plusieurs projets articulés, cette approche assure un certain gain à chacun des partenaires engagés dans le processus d’intégration. La libéralisation du commerce pourrait ainsi concerner, en premier lieu, des produits assurant à chacun des partenaires un accroissement de la production. Dans le cas des pays en développement, dont les ressources sont limitées, la mise en œuvre d’une telle approche suppose le financement extérieur en appui aux infrastructures de soutien, le développement de nouvelles exportations, etc.

S’inscrivant dans une démarche similaire à celle de Balassa, les experts de la CEA (1990) se sont penchés sur trois approches: « l’approche globale », « l’approche sectorielle » et « l’approche par projet ». L’approche globale consiste à situer l’ensemble des secteurs d’activité dans le champ de l’intégration. Elle suppose une planification rigoureuse de l’action à conduire et implique une harmonisation des politiques

économiques et des plans de développement. Elle nécessite la mise en place d’organes multilatéraux et supranationaux de gestion, dotés de larges pouvoirs dans le domaine économique. Malgré l’intérêt d’une telle démarche, notamment par les compensations intersectorielles qu’elle autorise pour les différents partenaires, sa mise en œuvre reste complexe, lourde et coûteuse. Elle suppose en outre que les différents partenaires exercent une maîtrise effective sur leurs économies respectives, condition difficile à réunir dans le contexte présent marqué par les programmes d’ajustement structurel, l’endettement et la faible connaissance des capacités réelles des opérateurs économiques nationaux et locaux.

Dans la démarche sectorielle, on procéderait par étapes successives, en concentrant l’action sur un secteur à la fois, grâce à une harmonisation des politiques et des mesures de développement sectorielles. Cette voie peut apparaître plus efficace, car plus aisée à mettre en œuvre. Elle est cependant difficile à suivre, à son tour, car elle laisse entier le problème des compensations à assurer aux partenaires, éventuellement pénalisés par la restructuration du secteur concerné. Il n’est pas évident qu’un partenaire sortant perdant dans un secteur donné puisse accepter, par anticipation, une compensation qu’il obtiendrait dans un second secteur pour le moment non concerné.

La troisième voie consiste à définir et à mettre en œuvre des projets spécifiques. Il s’agit de la démarche la plus aisée et la moins contraignante pour les différents partenaires, mais d’une approche très limitative, qui n’engage pas de façon significative la nécessaire harmonisation des politiques économiques globales et sectorielles des pays concernés. Elle laisse par ailleurs entier le problème de la répartition des coûts indirects et des retombées positives des projets mis en œuvre.

Les institutions internationales relevant du système des Nations unies, la Banque mondiale et celles liées à l’Union européenne (UE) privilégient

une démarche différente, axée sur l’intégration par la coopération. Ainsi, en vue d’aboutir à l’intégration économique, l’UE définit deux étapes préliminaires: celle de la coopération «thématique» ou fonctionnelle et celle « des politiques concertées au niveau régional, dans un cadre sectoriel » (CEE, 1988). La première consiste à faire le choix de projets d’exploitation collective des ressources communes à deux ou plusieurs pays frontaliers (le fleuve Sénégal par exemple) ou de prise en charge d’un problème commun (par exemple la lutte contre les criquets pèlerins). Dans la seconde est privilégiée l’harmonisation des politiques sectorielles (dans le textile par exemple). L’objectif est d’éviter aux partenaires les contrecoups liés à l’adoption de politiques nationales et de mesures non concertées.

La Banque mondiale semble privilégier le renforcement de la coopération selon trois principes : une libéralisation économique allant dans le sens de la déréglementation et du renforcement de l’ouverture sur les marchés mondiaux ; une plus grande coordination régionale des politiques monétaires et des aspects macro-économiques des programmes d’ajustement structurel ; et un maximum de pragmatisme dans le choix des pays et des domaines de coopération (Banque mondiale, 1989). Cependant, cette perspective n’a pas eu encore un grand impact sur la pratique courante de la Banque mondiale en Afrique, notamment en ce qui concerne la conception des programmes d’ajustement structurel, dont l’orientation demeure davantage nationale que régionale.

Limites de l’approche instrumentale
et éléments d’une approche renouvelée

L’une des principales limites des tentatives passées d’intégration économique vient de la primauté qui a toujours été donnée à l’approche instrumentale des questions communautaires. La mise en œuvre de cette approche se caractérise par un étatisme excessif dans le choix et la mise en œuvre des projets, un volontarisme démesuré en regard des contraintes du terrain et une attitude mimétique à l’égard de ce qui a pu être amorcé ailleurs, notamment en Europe communautaire (Bach, cet ouvrage).

De ce fait, la question de l’intégration a été le plus souvent réduite à la définition des modalités technico-bureaucratiques d’une coopération économique renforcée entre des pays voisins, en donnant la priorité aux formes institutionnelles qu’elle pouvait revêtir. On écarte ainsi la question centrale des objectifs socio-économiques à négocier par les partenaires et celle de la détermination de la hiérarchisation temporelle et spatiale des actions qui leur sont liées. Ce n’est qu’à la faveur de travaux tels que ceux du Club du Sahel et du comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS) ou de la conférence des ministres de l’Agriculture autour des problèmes de sécurité alimentaire que de nouvelles perspectives plus réalistes se dessinent2.


2. Voir Brah, Pradelle et d’Agostino (1993) et les références en annexe de ce document en ce qui concerne les travaux du Club du Sahel et du CILSS. Les grandes lignes du projet de conférence des ministres de l’Agriculture (initiative Sissokho) sont résumées dans Lavergne et Daddieh.

Sur le plan historique, cette approche instrumentale a trouvé un terrain favorable en Afrique grâce à deux mythes hérités de la période coloniale et de la lutte des mouvements de libération nationale : le mythe de l’existence d’espaces naturellement et potentiellement intégrés, parce qu’ayant été régis par une même puissance coloniale ; et celui de la fraternité et de la solidarité organiques entre les «États», en symbiose avec leurs « peuples », du fait des guerres et des luttes pour l’indépendance politique. Plusieurs chercheurs africains continuent de s’appuyer sur le premier de ces deux mythes en ce qui concerne les pays francophones (Diouf, 1993), mais la notion d’intégration est mal utilisée dans ce contexte. Il s’agit d’espaces soumis et pacifiés, unis non par un choix des acteurs locaux originels, mais par une autorité coloniale répressive. L’unité en résultant était donc éphémère sur bien des plans, puisque l’objet même des luttes pour l’indépendance était l’abolition des relations de domination qui caractérisaient ces espaces. S’agissant des luttes de libération, elles n’ont jamais été monolithiques. Elles recouvraient une forte diversité d’opinion et de projets sociaux qui ne devaient leur similitude qu’à la nature de l’État colonial et son comportement social discriminatoire et répressif. D’où les oppositions autour de l’orientation à donner à l’organisation de l’unité africaine, comme future organisation panafricaine, dès l’accession des premiers pays africains à l’indépendance.

L’orientation instrumentale en matière de réflexion sur l’intégration aura contribué à rendre en apparence inutile l’étude et l’analyse des conditions de faisabilité socio-économique, politique, culturelle et spatiale des projets d’intégration. Elle aura contribué par ailleurs à renforcer le caractère volontariste des mesures arrêtées par les pouvoirs et les États concernés, d’où l’optimisme démesuré affiché par les États et les hauts cadres des administrations, à l’occasion des sommets et réunions des organisations intergouvernementales régionales. Les chefs d’État étaient ainsi confortés dans l’idée qu’ il leur suffisait de légiférer pour rendre possible l’intégration, à court et à moyen terme. Tout se passait comme si leur souveraineté était absolue, comme s’ils agissaient dans un rapport de maîtrise de leurs sociétés respectives et d’indépendance totale à l’égard de leur environnement régional et international et qu’ il leur suffisait de copier d’autres expériences en cours pour réussir l’intégration.

Chercher à reproduire mécaniquement les constructions institutionnelles existantes en Europe et ailleurs, ne constitue pas seulement un leurre, mais un véritable obstacle et un frein supplémentaire dans la promotion de la construction communautaire. La construction de la Communauté économique européenne (à laquelle on se réfère souvent) a été possible selon la forme et les modalités qui sont les siennes dans un contexte

historique spécifique précis, fondé sur l’existence de réserves de croissance élevées, de faible disparité du revenu national entre les différents partenaires, d’importantes capacités technologiques et managériales locales, d’un niveau d’échanges économiques significatif, de structures étatiques légitimes, d’une volonté de mettre fin à une histoire faite de guerres et de confrontations, et de l’existence d’un appui extérieur massif par le biais du Plan Marshall. Autant de facteurs qui ne prévalent pas en Afrique!

Les démarches de construction communautaire doivent donc être toujours spécifiques et tenir compte à chaque fois des caractéristiques d~s pays et des acteurs concernés et des leçons de leur propre histoire. C’est de ce point de vue et par ce mode de prise en compte de l’histoire que la construction d’une nouvelle problématique de l’intégration pourra se constituer par rapport aux modèles actuels, lesquels, pour être formellement pratiques (au sens où ils proposent des solutions immédiates pour fonder l’action), n’en demeurent pas moins purement abstraits, sans prise sur les réalités socio-historiques. La construction d’une problématique générale de l’intégration par la construction communautaire ne saurait autoriser l’économie d’une démarche visant l’élaboration de problématiques particulières, chacune spécifique à la région considérée, prenant en ligne de compte ses composantes sociales et économiques, son histoire, ses fondements culturels, etc.

Éléments d’une stratégie réaliste et dynamique

La voie ici préconisée ouvre la démarche de la construction communautaire à ce qui est stratégiquement utile et réalisable sur les plans sociaux et techniques. La question des instruments de mise en œuvre des stratégies d’intégration fondée sur une telle problématique devient ainsi seconde. En effet, le type d’institutions à mettre en place, les mesures concrètes à promouvoir et les échéances à fixer dépendront directement de la nature et des éléments de la stratégie de construction communautaire choisie, du contexte, de la nature des acteurs en présence et des enjeux qui les réunissent. On ne peut donc pas les définir a priori.

La convergence des stratégies nationales

Nous préconisons ainsi une démarche pragmatique, fondée sur l’adoption d’une stratégie réaliste et dynamique de l’intégration. Parmi les éléments d’une telle approche, la première a trait à la conception-même de la

construction communautaire, qui doit refléter des accords s’exprimant au triple plan sous-national, national et international entre les partenaires directement concernés. Autrement dit, la stratégie de construction régionale doit exprimer une convergence de stratégies nationales particulières, définies de façon démocratique.

L’intégration doit être conçue comme un processus de coopération progressif, gagnant chaque fois en intensité, visant davantage le renforcement des économies nationales en formation que leur dissolution dans un ensemble commun. La politique d’intégration et les mesures qui en découlent ne sauraient ainsi être une panacée dans la poursuite d’un programme de relance ou de développement. Elles ne peuvent être qu’un complément et non un substitut aux programmes nationaux, et il est donc nécessaire pour tous les partenaires d’avoir une vision claire des stratégies de développement national. L’objectif visé serait de renforcer, par une démarche communautaire, les secteurs ou les segments d’activité économique d’avenir, en recherchant chez les autres partenaires, le maximum de synergies. Une telle démarche devra dépasser le cadre étriqué des arrière-pensées politiciennes et les préoccupations égoïstes, souvent non déclarées, à la base des actions d’intégration, pour s’inscrire dans une dynamique d’apprentissage de la solidarité réciproque et de la confiance, à l’échelle des États et des opérateurs économiques. Le premier champ d’intervention pour les États devrait être la coordination de leurs politiques économiques et sociales, en vue de rapprocher les règles de fonctionnement entre les pays en faveur d’acteurs ou d’opérateurs considérés comme des vecteurs d’intégration durable et irréversible.

Une démarche progressive et flexible

Le deuxième élément requis d’une approche plus pragmatique et réaliste se réfère à la constitution des entités régionales. Contrairement à la vision qui semble prévaloir sur le continent et qui tend à faire de l’intégration régionale une démarche fondée sur l’exclusion de l’appartenance d’un pays à plus d’une organisation communautaire, le choix des groupements régionaux devra être davantage le fait des opérateurs économiques, ce qui suppose une démarche très souple, variable selon les objectifs des différents intervenants.

La définition des programmes d’intégration et des objectifs temporels devra tenir compte également de la nature des structures socio-ethniques des pays considérés, de l’histoire récente des relations entre leurs composantes humaines respectives et du contexte géostratégique dans lequel ils évoluent. En effet, partout en Afrique, notamment en Afrique de

l’Ouest, l’appartenance à une communauté socio-ethnique continue de prédéterminer les comportements des individus et des agents économiques. Les animosités qui ont pu exister par le passé entre les divers groupes sociaux sont toujours prêtes à refaire surface, surtout lorsque les économies nationales sont faiblement structurées et fragiles. Comme on l’a vu à plusieurs reprises, une simple manifestation sportive entre deux équipes appartenant à deux pays voisins ou un vol de bétail peut avoir des effets incommensurables sur les relations inter-étatiques et provoquer une remise en cause durable des projets de coopération et d’investissement en commun quelquefois perçus localement comme une source d~ transfert de ressources au détriment des nationaux au profit des pays voisins. Cela implique le besoin de prendre en considération les animosités et les oppositions, tout comme les solidarités socio-ethniques et socio-spatiales existantes, car l’action se déroule toujours dans un espace concret, produit d’une histoire locale donnée.

Le rôle de l’État et les OIG

L’intégration doit être repensée et tenir compte des différents acteurs concernés et de leurs rôles respectifs. Dans le nouveau contexte résultant de la mise en œuvre de programmes économiques articulés autour d’un désengagement de l’État des espaces de production et d’échange, l’État ne pourra plus systématiquement imposer les cadres d’organisation et d’intervention aux acteurs économiques, privés ou publics. Bien au contraire, dans bon nombre de cas, il devra informer, suggérer et accompagner les actions, laissant ainsi place à la dynamique sociale des échanges et de luttes qui réunit les acteurs sociaux concernés.

L’État n’est pas pour autant à négliger. Il y a lieu de tenir compte du fait que les structures publiques sont des instruments de promotion et de marginalisation de groupes d’intérêt. Le volontarisme dans les décisions globales (choix d’objectifs et d’horizons temporels intéressant l’ensemble) pourra ainsi se traduire sur le terrain par l’appui apporté à des groupes déterminés d’acteurs, considérés comme vecteurs et agents du changement. Il y a lieu de distinguer trois groupes d’acteurs économiques et sociaux: ceux qui tirent avantage des actions entreprises ou projetées, ceux qui n’en sont pas affectés et les perdants. La détermination de leurs stratégies respectives, de leur base économique, politique, sociale et géographique, et de leurs projets futurs constitue un élément important dans le processus de construction communautaire. Des décisions tels que la création d’une zone de libre-échange ou la définition d’un programme pour sa mise en place se fondrait alors sur l’existence d’acteurs intéressés, por-

teurs potentiels d’un projet d’échanges de produits, dans l’ensemble des pays concernés. L’étude des activités et des échanges qui structurent et animent les zones frontalières, comme celle de Meagher dans cet ouvrage, est un exemple du genre d’étude requise pour mieux connaître les acteurs ainsi .que les réseaux sur lesquels ils s’appuient. Définir les stratégies de groupe et appuyer en premier lieu, celles qui s’inscrivent positivement dans la dynamique de la construction communautaire, devraient être l’une des premières préoccupations des États et des OIG chargés de l’intégration.

Le devenir des institutions et des organisations intergouvernementales (OIG) doit être repensé dans cette optique. Les OIG .doivent être réorganisées pour servir de structures de propositions et d’appui aux opérateurs, au lieu de continuer à fonctionner comme des prolongements et des excroissances des États, sans prérogatives réelles. Cette orientation aura le double intérêt, de libérer ces entités de l’emprise stérilisante des pouvoirs en place et d’ouvrir des perspectives à leur autofinancement partiel, par les partenaires intéressés aux processus de construction communautaire qui se mettent en place.

L’approfondissement des connaissances

Du fait de sa complexité et de la nature des rapports de force qui caractérisent les différentes régions du continent, il est évident que la démarche globale préconisée dans ce document ne peut se mettre en place que progressivement, par un approfondissement de la critique des approches volontaristes actuelles peu fécondes. Il est indispensable de promouvoir une connaissance plus fine de l’ensemble des acteurs, de leurs projets et de leurs stratégies. La démarche préconisée implique également une prise de conscience de l’ensemble des partenaires de l’inefficacité des stratégies instrumentalistes actuelles.

Les connaissances dont on devrait disposer pour pouvoir conduire de façon idéale la construction communautaire ne sont ni facilement disponibles ni aisément réunies. Leur construction suppose l’action. Notre proposition consiste à fonder les choix en matière de construction communautaire sur les questionnements avancés précédemment. Mais il y a lieu de garder à l’esprit que les réponses qui y sont apportées seront des hypothèses que l’action concrète va confirmer ou infirmer, poursuivre et approfondir, ou au contraire critiquer et dépasser, dans le cadre de solutions de rechange à élaborer.

La connaissance prend ici un caractère stratégique. Du fait des incertitudes qui entourent les résultats des actions engagées, il y a lieu de pro-

mouvoir la participation des acteurs et de les tenir informés des enjeux, des contraintes et des moyens, de la dynamique mise en place et des retombées possibles, des succès et des échecs. Il ne suffit pas de vulgariser le contenu des traités et des décisions, ni de mobiliser les acteurs en appui aux décisions des chefs d’État.

Tout cela suppose une modification du statut de ceux qui œuvrent au sein des multiples organisations intergouvernementales ou en relation avec elles. Témoins jusqu’ici silencieux des pratiques et des attitudes de ceux qui sont censés promouvoir l’intégration, leur contribution est essentielle dans ce cadre. Pour l’obtenir, une double action est à entreprendre. La première consiste à restructurer les organisations intergouvernementales et à clarifier le statut du personnel qui y travaille. La seconde a trait à la sensibilisation de ces acteurs aux besoins d’une plus grande ouverture, afin qu’ils fournissent le savoir dont ils disposent mais qui reste à présent non consigné ou confidentiel.

Ainsi, pourra-t-on dépasser l’explication traditionnelle des échecs par «l’absence de volonté politique», pour montrer que ce qui apparaît comme tel est en fait la résultante politique d’une combinaison de facteurs, de stratégies et de contraintes, irréductibles à la simple volonté d’un prince, quelle que soit son omnipotence.

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3

Les facteurs culturels
de l’intégration économique et politique
en Afrique

Stanislas ADOTEVI

Stanislas Adotevi exprime ici le point de vue d’un Africain s’adressant directement aux autres Africains, pour les inciter à retrouver, dans leurs propres racines historiques et culturelles, les fondements d’une intégration régionale viable et durable. Il observe la noncorrespondance entre l’État-nation postcolonial et les aires fluides d’intégration sociopolitique et culturelle des peuples africains de l’aire précoloniale, et considère que les États postcoloniaux, en optant pour la construction d’Étatsnations disposant chacun de frontières géographiques précises, ont choisi une conception profondément étrangère à la tradition historique et culturelle africaine.

Qui plus est, l’État national a tendance à percevoir en termes de rivalité les appartenances identitaires historiques. Cela engendre au sein des sociétés une profonde crise d’identité affaiblissant les États nationaux eux-mêmes et vouant à l’échec tout effort d’intégration strictement économique ou politique. Pour Adotevi, l’intégration ne peut pas réussir sans puiser dans les réserves d’identité communautaire enracinées dans l’histoire et la culture africaines. Le grand défi de l’intégration régionale pour l’Afrique est alors de trouver des formules permettant à ces communautés identitaires qui transcendent les frontières nationales, de fleurir sans pour autant s’opposer à l’État.

Cet exposé d’Adotevi nous permet d’aborder la question ethnique d’un nouveau point de vue. Les appartenances ethniques ne sont plus perçues uniquement comme une source de conflits politiques, parfois violents : elles constituent aussi une source d’identité sociale qu’il faut essayer de rentabiliser au niveau régional comme au niveau national, en faisant tomber les barrières aux échanges et aux mouvements des personnes et en fai-

sant valoir les normes socioculturelles de l’histoire africaine. Contrairement à Meagher* et Bach*, Adotevi voit dans le dynamisme des échanges transfrontaliers informels un signe de vitalité des identités socioculturelles qui dépassent les frontières nationales. Ces points de vue ne sont cependant pas en contradiction, car Adotevi ne cherche pas à glorifier tout ce qui est traditionnel ou informel. Il tente plutôt de restituer à sa juste place le besoin de points de référence socioculturels dans toute construction sociale. Il voit ainsi dans la perspective régionale un cadre de référence plus riche en options que les cadres nationaux artificiellement structurés et même hostiles aux autres systèmes de référence identitaires des populations.

L’Afrique offre aujourd’hui au monde le spectacle de tissus sociaux qui se désagrègent à l’intérieur d’États-nations qui eux-mêmes se désintègrent. On est loin des professions de foi intégrationnistes, voire de l’euphorie des premières années de l’indépendance. L’Afrique est écartelée, déchirée au-dedans; marginalisée, ignorée ou méconnue, humiliée et pitoyable, vue du dehors. La réalité, l’insoutenable réalité, est que l’Afrique, qui ne s’est jamais vraiment remise des chocs qu’elle a reçus à la rencontre du reste du monde — traite des Noirs, islam, colonisation et christianisme — dégénère. Éparpillée, cloisonnée, disloquée, elle est menacée de disparition. Tous les Africains en conviennent, car le risque est réel et chaque jour plus grand, qu’une fois encore l’Afrique subisse son histoire, en servant d’instrument à celle des autres. Il nous faut réhabiliter l’Afrique, quitte pour cela à l’inventer. Il nous faut à cet effet et plus que jamais, une intégration politique, sous-tendue par la réalité économique, les deux prenant racines dans notre histoire.

Tous les analystes — économistes, politologues, journalistes, mais aussi historiens, sociologues et anthropologues — s’accordent à reconnaître aujourd’hui, et se bousculent pour le clamer haut et fort, que les nombreuses et coûteuses organisations intergouvernementales créées pour réaliser l’intégration, à l’échelle régionale ou à celle du continent, ont échoué.

Depuis le sommet d’Addis-Abeba en 1963, puis celui d’Alger en 1968 et ceux qui se sont tenus à nouveau à Addis-Abeba en août 1970 et en mai 1973, l’Afrique répète inlassablement, comme pour exorciser son impuissance, que l’intégration économique du continent est une condition essentielle du développement. Les multiples déclarations d’inten-


*. Nous indiquons d’un astérisque les articles publiés dans cet ouvrage.

tion — la déclaration de Kinshasa pour la création d’une Communauté économique, le plan et l’acte final de Lagos, la signature du traité d’Abuja instituant la Communauté économique africaine — n’ont rien changé. Les efforts d’intégration sont demeurés sans lendemain.

Je voudrais soutenir ici la thèse que si l’on échoue si fréquemment à bâtir un espace économique et politique qui dépasse les micro-États indépendants, c’est d’abord et essentiellement parce que les fondations sur lesquelles on essaie de faire reposer l’édifice ne sont pas les bonnes. Elles sont aériennes et superficielles, récentes et artificielles. Ce n’est qu’ enraciné dans sa culture et son histoire que l’Africain peut se réinventer une patrie qui le libère des frontières nationales qui l’enchaînent, en créant des institutions vivantes et viables, outils indispensables de la maîtrise de son histoire.

Plus peut-être que partout ailleurs, l’individu se définit en Afrique par sa culture. Coupé ou séparé de cette culture, l’homme africain s’étiole, il meurt comme le sarment de la Bible, la branche que l’on sépare de son tronc et où ne colle plus la sève vitale et régénératrice. C’est cet enracinement dans les entrailles communautaires qui crée les grandes civilisations et génère les extraordinaires progrès : je suis bamiléké, je suis adja, je suis peul, je suis wolof, je suis haoussa, je suis zoulou, tutsi, amara, hutu . . . je suis l’homme d’une culture.

Et c’est là, malgré et à cause des ténèbres aujourd’hui, l’espoir, notre ambition pour demain. Le Japon et les dragons du Sud-Est asiatique qui nous étonnent aujourd’hui par leurs progrès fulgurants y sont parvenus parce qu’ils sont restés eux-mêmes d’abord, c’est-à-dire essentiellement enracinés dans leurs cultures et accrochés à leur histoire et à leurs traditions.

Il faut donc explorer les profondeurs de l’homme africain, pour rechercher où planter, avec certitude, les racines de tout projet d’intégration régionale. Il y a ainsi une archéologie de l’intégration à écrire pour retrouver les points de départ infaillibles de cette marche longue, mais nécessaire, qui réunira nos forces éparses pour forger en destin-espérance peut-être utopique mais irremplaçable, notre avenir que toute notre histoire récente prédit autrement comme sombre et triste.

Les fausses solutions

Il est salutaire, et pas seulement comme souffrance expiatoire, de commencer par méditer nos échecs. Peut-être alors surgiront des lueurs, qui jetteront une lumière, au départ diffuse et timide, mais suffisante pour donner le signal- en dévoilant les pistes — d’une nouvelle quête, qui permettra aux Africains de se retrouver.

Trois fausses solutions semblent avoir particulièrement stérilisé la réflexion et handicapé l’action dans le domaine de l’intégration en Afrique.

La première, c’est qu’on a d’abord cherché, par un réductionnisme surprenant, à créer des entités pures : unions politiques, regroupements purement géographiques, retrouvailles purement linguistiques mais surtout, communautés purement économiques. La réflexion en termes disciplinaires n’est dès lors autorisée et valide que dans le champ de l’économique ou en termes institutionnels et juridiques. L’histoire, l’anthropologie et même la sociologie n’avaient pas voix au chapitre.

Le second péché fut le respect, frisant la sacralisation, d’institutions et de structures presque contingentes, en tout cas récentes, que sont les États-nations. Érigés sur les contours des territoires, simples subdivisions des empires coloniaux, nos États s’arrogèrent la mission de créer des nations et s’acharnèrent, pour ce faire, à isoler leurs populations, à en circonscrire les mouvements, à contrôler les relations « parallèles » qu’elles entretenaient. et continuaient à entretenir à travers et malgré les frontières.

Enfin, lorsque l’ont voulut inscrire l’intégration dans les faits, on le fit, presque toujours par en haut, en méconnaissant ce qui existe, en niant les pratiques populaires et les relations séculaires.

Tout se passa comme si, par suite de la colonisation qui avait besoin de nous convaincre de l’infériorité de nos cultures et de nos civilisations, les Africains avaient fini par croire qu’il fallait adopter sans discernement tout ce qui était étranger. Bâtis sur le sable, c’est-à-dire sans fondement solide, ces édifices se sont écroulés. Démontrant ainsi facilement et naturellement les limites évidentes d’une approche exclusivement économique de l’intégration qui avait oublié de définir les conditions sous-jacentes à toute intégration : les fondations culturelles.

L’inconsistance du modèle d’édification
des États-nations en Afrique

Dans toute l’Afrique, les États structurés à l’époque précoloniale étaient de véritables fédérations multiethniques. Ces États multiethniques exerçaient des fonctions limitées au niveau du pouvoir central, assurant la sécurité, percevant des tributs, sans s’immiscer dans les rapports sociaux à l’intérieur de chaque groupe qui conservait sa langue, ses lois, ses coutumes, sans aucun mouvement de désintégration culturelle, mais plutôt d’articulation entre « cultures », et de synergie enrichissante entre les différences.

La partition de l’Afrique faite par le pouvoir colonial n’avait tenu aucun compte de ces traditions. Pour morceler le continent, elle s’est appuyée sur des caractéristiques géographiques telles que les fleuves et les collines, les tracés des méridiens et des parallèles. Seuls les empires et les fédérations de chaque colonisateur permettaient de maintenir la continuité de certaines communautés qui devenaient, par une ruse de la raison historique et la force de choses, des marchés de dimension significative.

Il est exact que les puissances coloniales n’ont pas toujours favorisé la pérennité des fédérations, au moment de la décolonisation. Elles ont préféré celle du territoire, aidées en cela par certains pays africains. Les empires ne survécurent pas au départ des puissances impériales. Alors que le pacte colonial organisait entre les territoires, et entre ceux-ci et les métropoles, des économies complémentaires, dans un échange sans doute inégal, les indépendances mirent fin aux fédérations, jetant en quelque sorte le bébé avec l’eau du bain. Le verrou colonial ayant sauté, les barrières poussèrent partout, toujours plus visibles, toujours plus fortes, toujours plus destructrices. Sans rime ni raison, toujours plus stupides. Tout ce qui nous sépare a été dévoilé, renforcé, systématisé, quelquefois théorisé, presque toujours institutionnalisé. Tout ce qui nous unit a été minimisé, négligé, renié, discrédité. Nos États « modernes », à la recherche de nations introuvables, échangeaient ainsi la forme contre la substance.

Les États africains indépendants ont ignoré non seulement leur propre histoire, mais aussi les leçons de l’histoire européenne, laquelle avait pourtant montré qu’une nation est l’émanation d’un tissu complexe d’intérêts culturels, sociaux et économiques communs à plusieurs communautés, conscientes que ce qui les unit est plus important que les différences régionales, tribales, ou autres. En optant résolument pour la construction à tout prix d’États-nations disposant de frontières géogra-

phiques précises, chacun entretenant théoriquement des rapports d’égalité avec tous les autres, les États postcoloniaux ont choisi une conception profondément étrangère à la tradition culturelle et historique africaine, qui repose sur une structure plus organique de groupes et de tribus.

Si ces États artificiels, inconsistants et instables par construction sont, par leur nature, incapables de s’ouvrir sans se désagréger, de s’ouvrir à l’autre, fut-il un frère, sans crainte de disparaître, c’est parce qu’ils ne reposent pas sur des fondations solides, qui tirent leurs racines de la culture de chaque peuple. Les nouvelles nations africaines sont le plus souvent des créations juridiques, vivant douloureusement leurs relations avec les structures géopolitiques africaines antérieures, faites de groupes tribaux mélangés et parfois indépendants, mais en symbiose malgré les pluralités. Rien d’étonnant que ces États d’aujourd’hui résistent mal, pour la plupart, à l’épreuve du temps qui, on le sait, ne respecte longtemps rien qui ne soit fait sans lui.

L’inclination supposée innée des Africains pour le tribalisme et le régionalisme, qui pourraient mettre en danger le processus d’intégration, ne vient pas de la tradition des sociétés précoloniales. Nous retenons pour nous en convaincre ces lignes lumineuses de Dirk Konhnert :

Les modes de production pré-coloniaux des communautés couramment multi-ethniques liaient les différentes ethnies cohabitant par une division du travail économique et social. Certes, il existait même ici, par exemple, dans l’empire du Songhai, des tentatives pour utiliser la religion ainsi que l’ethnicité pour mieux assurer la domination des peuples opprimés. Cependant, généralement et à grande échelle l’ethnicité politique n’est promue que par l’administration coloniale pour assurer la domination efficace des différentes ethnies au-delà des frontières ethniques, religieuses et régionales artificielles du nouvel État colonial. Ce fut seulement après l’indépendance que les nouveaux dirigeants nationaux continuèrent à perfectionner ce moyen politique, avec encore plus de zèle quand ils poursuivent leurs propres intérêts (Konhnert, 1992 : 9).

On ne pouvait définir avec plus de clarté notre tragédie.

Le débat sur le partage des responsabilités des divisions actuelles de l’Afrique, entre la période coloniale et les indépendances est .loin d’être clos. Débat sérieux, toujours actuel, qu’il faut continuer de creuser. Mais on sent à présent que la colonisation n’a rien établi qu’il faille d’abord détruire ou défaire, pour pouvoir ensuite, et ensuite seulement, reconstruire. Si la colonisation a emporté sur son passage ce qui existait avant elle, et laissé périr les fédérations sous-régionales à son départ, elle n’a

finalement rien planté qui ait pris irrémédiablement racine. En partant, elle laisse une terre qui n’est certes plus en friche, mais qui conserve néanmoins quelque fertilité, pour qui sait y semer des germes féconds.

C’est à vouloir intégrer l’Afrique par une extrapolation pure et simple des apparences que sont les structures étatiques héritées de la période coloniale, et cloisonnées par les indépendances, que toutes nos organisations régionales restent des intentions, des vœux pieux qui s’arrêtent à la limite des bureaucraties qui les incarnent.

Les fondations culturelles de l’intégration

L’expérience de la zone franc

L’analyse menée par les économistes, axée sur l’allocation efficace des ressources à un moment précis, reste, malgré les nombreuses et très sophistiquées variantes qu’elle a suscitées, limitée sur le plan des recommandations opérationnelles. Par exemple, la zone franc, dont les branches africaines, l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) et la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) ont une monnaie commune et une politique concertée au sein de chaque union, est loin d’être l’aboutissement d’un processus d’intégration économique progressif assis sur les critères d’optimalité de la zone monétaire, comme le voudrait les économistes. Elle est le résultat d’une volonté politique de solidarité francophone, qui a voulu doter l’empire français d’un signe monétaire unique.

Malgré ses déboires, la zone franc survit et a le mérite d’exister par rapport aux projets d’intégration régionale qui se chevauchent sans voir véritablement le jour. A y regarder de près, et malgré toute les critiques, justifiées sans doute, que l’on peut faire au fonctionnement de ces unions monétaires, notamment d’avoir maintenu pendant des années un taux de change selon toute vraisemblance surévalué, au détriment des pays membres, la zone franc constitue à ce jour, la seule forme d’intégration régionale qui ne soit pas l’expression magique d’un simple flatus vocis. Rien de durable ne semble envisageable sans en tenir compte.

Il y a sans doute plusieurs raisons à cette situation. Mais il y en a une qu’il me paraît important de méditer, à titre d’hypothèse : les unions monétaires regroupant les pays africains francophones sont incontour-

nables parce qu’elles sont une réalité historique en train de se constituer en une espèce de «fait culturel», sous-tendu par une langue véhiculaire commune, des élites formées dans les mêmes moules, des administrations publiques de même origine, des traditions fiscales identiques.

Si des constructions aussi récentes peuvent prendre racine et cimenter si fortement des regroupements inter-étatiques, comment serait-il possible que notre histoire, vieille de plusieurs siècles, ne contienne aucun aiguillon pour construire de grands ensembles économiques dans l’Afrique des années 2000?

Un héritage historique et culturel

Et pourtant, il existe, en Afrique, un héritage commun, une sorte de matrice dans laquelle on aurait pu trouver, si on les avait cherché, les forces nécessaires à nos desseins. Nous le savons de façon peut-être fragmentaire et quelquefois hypothétique mais il s’agit d’un savoir surgi d’un passé profond et chargé de signes pour l’avenir. Des peuples africains, séparés par de grandes distances, ont non seulement partagé les mêmes institutions, mais ont élaboré des constructions mythologiques, dont la similitude, qui exclut rigoureusement la contingence, atteste d’une source commune, d’un fond culturel identique. Les légendes de création en donnent un bon exemple.

Chez les Dinkas du Soudan méridional, descendants éloignés des « Éthiopiens sans défaut » dont parle Homère, on dit qu’il y a longtemps, à l’âge d’or, Dieu vivait parmi les hommes. La séparation intervint dans cet Éden africain quand une femme convoita tellement la terre à cultiver, qu’elle frappa Dieu avec sa houe ; Dieu se retira alors dans les cieux et envoya un petit oiseau bleu pour couper la corde qui, jusque-là, permettait aux hommes d’aller au ciel et à Lui. Depuis ce temps-là, la terre a été « abîmée » car les hommes doivent la travailler pour obtenir la nourriture dont ils ont besoin, et ils ont souvent faim. C’est à ce moment-là, pour faire bonne mesure, que la Mort survint dans le monde.

Plusieurs miliers de kilomètres plus loin, dans les forêts du Ghana, les Akans racontent une légende analogue, bien que rien ne permette de penser qu’ils aient jamais été en contact avec les ancêtres des Dinkas. La légende akan est la suivante : il y a très, très longtemps, Dieu vivait sur la terre ou, du moins, était très près de nous ; mais il y avait une vieille femme qui avait l’habitude de broyer son fufu (repas de manioc) et, de son pilon, elle bousculait Dieu. Alors, Dieu dit à la vieille femme: «Pourquoi

me fais-tu toujours ça? A cause de toi, je vais me retirer dans le ciel ». Et, c’est ce qu’il fit.

La démonstration a été faite, depuis longtemps, que malgré l’hétérogénéité visible des situations, des ethnies et des langues africaines, il y avait ce que Senghor (1971) et le groupe de la négritude, puis Cheikh Anta Diop (1959 ; 1960) et ses disciples, ont appelé un « fonds commun ». En examinant l’organisation de la famille africaine précoloniale, celle de l’État, les conceptions philosophiques et morales, etc., on constate des similitudes, des rencontres et des invariants, malgré les distances et les déterminations géographiques. Les cultures africaines sont plurielles, parce qu’il existe plusieurs façons d’être, mais elles expriment assurément une certaine complémentarité indicatrice de nouvelles voies.

Le « fonds commun » s’exprime également dans la réalité de chaque jour des langues africaines, qui brisent le carcan des barrières linguistiques artificielles érigées par la colonisation. Les langues africaines contribuent ainsi efficacement à la destruction de ce que Ki Zerbo (1986) appelle « les Afriques linguistiques », pour donner un ferment à l’intégration politique, source de notre régénération sans évacuer pour autant les langues étrangères, source d’ouverture sur le reste du monde.

Des relations durables

Les relations qui existaient, là où les distances le permettaient, à l’époque précoloniale, ont admirablement résisté aux assauts des colonisateurs, comme pour nous signifier — à nous qui ne savons plus voir ni entendre ce qui est profond — qu’elles puisent leur raison d’être dans la roche-mère. Les tracés de frontières imposées par la colonisation, en séparant et en divisant par la force des communautés, des groupes ethniques, des familles, en États différents, n’ont jamais pu détruire les liens de consanguinité et de parenté que des siècles d’histoire et de vie communes avaient créés et renforcés.

Au contraire, les contacts se sont maintenus comme si ces frontières très artificielles n’existaient pas. Les brassages ont continué, les voyages se sont poursuivis. Tel qui vit aujourd’hui au Bénin, demain pourra être élevé à une dignité à la cour du Sultan de Sokoto au Nigeria. Tel autre qui encore habite le territoire du Bénin d’aujourd’hui exploite ses champs situés au Togo. Qui parmi nous n’a pas de frères ou de cousins dans les pays ou États voisins ou de la région? Les groupes ethniques sont dispersés de part et d’autre des frontières.

Je connais des familles du Ghana qui ont leurs ramifications en Côte-d’Ivoire et parfois au Togo et au Bénin. Les cultes des ancêtres chez certains Ivoiriens vont s’accomplir au Ghana parce qu’il s’agit du même royaume akan. Des pratiques similaires se retrouvent de part et d’autre des frontières du Zaïre et du Congo, ou de la Zambie et du Zimbabwe. Il y a des Touré, des Traoré, des Diallo et des Kane en Guinée, au Mali, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire et même au Niger et au Cameroun. De tels exemples peuvent être multipliés à l’infini.

Contrairement à ceux qui pensent que les Africains n’ont que peu de chose à échanger entre eux, l’histoire du commerce précolonial révèle des échanges impliquant les différentes zones écologiques. Aux frontières de ces zones se sont développés des marchés-entrepôts qui ont pendant longtemps garanti le dynamisme des échanges régionaux, dont certains auraient pu devenir de véritables plaques tournantes de l’intégration. On peut mentionner de l’est vers l’ouest, Kukuwa, la célèbre capitale de l’État de Borno; Kano, la plaque tournante du commerce caravanier africain; Salaga, le plus important marché à cola au pays Dagoumba et enfin Kong situé au terminus de l’une des plus importantes voies du commerce caravanier reliant le Moyen-Orient à l’Afrique occidentale.

Les difficultés d’intégration régionale au niveau officiel sont en contradiction avec le dynamisme dont font preuve les populations africaines qui, à beaucoup d’égards et dans certaines parties du continent au moins, sont déjà intégrées de fait. Cette intégration est fondée, du Nord au Sud du continent, sur l’extraordinaire développement des échanges traditionnels souvent qualifiés d’informels et des mouvements de population.

Cette intégration de fait, vivante, dynamique, active, imaginative car contournant toutes les barrières étatiques, se construit dans le cas particulier mais loin d’être unique de l’Afrique de l’Ouest sur deux fondations bien connues :

• l’importance du brassage ethnique et culturel des populations, nourri par une migration qui tire sa source dans les grands empires de l’époque médiévale et qui subsiste malgré les obstacles ;

• le reliquat de grandes formations politiques et sociales de l’époque antérieure se traduisant par une tradition d’unité sociale constituée par les grandes familles aujourd’hui éparpillées dans la zone sahélienne.

Vouloir réaliser la libre circulation des biens et des personnes, c’est accréditer, confirmer la réalité de tous les jours qui fait que, malgré les barrières linguistiques, économiques et juridiques, il y a au marché Sandaga de Dakar des produits nigérians vendus par des Maliens à des clients guinéens.

Si malgré tout cela, les États africains modernes échouent dans toutes leurs tentatives d’intégration, comment ne pas penser à incriminer les errements politiques des trentes dernières années. Après s’être érigés en acteurs exclusifs de l’intégration, ces États ont dénié toute légitimité à l’intégration qui se fait en dehors des cadres- néocoloniaux, choisissant ainsi de minimiser les réalités historiques et culturelles locales.

Les chemins de l’espoir

La création d’entités dites « États africains indépendants » a eu pour corollaire, l’apparition d’une souveraineté nationale, définie et gérée à l’échelon de l’État, agissant surtout contre les autres sources d’identité communautaire. Les revendications identitaires régionales ou ethniques, qui se manifestent souvent hélas avec violence, expriment par des gestes désespérés, cette dissociation pénible entre leurs groupes d’identité avant tout socioculturels et la représentation du pouvoir étatique qui dispose de leur destin.

Même s’ils sont faibles, les États africains d’aujourd’hui n’en sont pas moins des réalités incontournables. S’ils veulent jouer le rôle actif qu’ils ambitionnent dans l’intégration africaine, ils devront néanmoins restituer partiellement aux communautés et aux régions la souveraineté confisquée. Alors seulement ces États pourront-ils s’engager efficacement dans la voie de l’intégration, dont les conditions passent obligatoirement par les traces de l’histoire précoloniale qui repose sur une conception plus communautaire que nationale de la souveraineté.

Il nous faut donc chercher, à l’intérieur des États, les moyens de donner aux groupements ethniques la possibilité de contribuer à l’identité nationale par une participation venue des « tripes », c’est-à-dire physique, charnelle, volontaire et assumée. Nos États doivent favoriser les mouvements centrifuges (vers l’ethnie) sans que ceux-ci fassent éclater l’État, en promouvant l’ouverture régionale. C’est-à-dire qu’il faut encourager et rechercher toute évolution visant la construction nationale dans l’ouverture, malgré les risques d’érosion de souveraineté nationale, grâce à la mise en place de structures économiques et politiques qui prennent leur souche dans cette nappe phréatique le long de laquelle un Peulh parcourt l’Afrique, changeant régulièrement de pays mais restant lui-même et contribuant à l’essor de l’espace qu’il traverse.

Il nous faut enfin et surtout penser à la réalité défigurée de ce continent qui ne peut plus continuer de souffrir du mépris de nous-mêmes et de l’arrogance des autres. Il s’agit là d’un travail auquel on doit tous contribuer, collectivement, pour faire de nos peuples les héros de notre propre résurrection. A cause de l’urgence du présent, en ayant à l’esprit que, précisément, parce que nous sommes au fond du gouffre et que rien de plus terrible ne peut plus nous arriver, il ne peut plus y avoir d’autre voie que celle du salut par l’audace.

En un temps encore plus sombre et plus tragique pour l’Italie, Machiavel n’écrivait-il pas, au chapitre XXVI du Prince (1982 : 119) :

S’il a fallu que le peuple d’Israël fut esclave pour apprécier les rares talents de Moïse, que les Perses gémissent sous l’oppression des Mèdes pour connaître toute la magnanimité de Cyrus ; enfin, si les Athéniens n’ont vivement senti la grandeur de Thésée qu’après avoir éprouvé les maux attachés à la vie errante et vagabonde, il fallait aussi, pour apprécier l’envergure d’un génie italien, que notre malheureux pays fût plus cruellement maltraité que la Perse, plus désuni qu’Athènes, sans chef, sans loi, méprisé, déchiré, pillé et asservi par les Barbares (Exhortation à délivrer l’Italie des Barbares).

C’est une phrase que chaque Africain, au cœur de l’abysse et aux sources de son histoire, doit méditer pour échapper au découragement afin de réaliser un rêve éveillé. Celui qui, du même fleuve, à la même mer, à travers un héros collectif (les peuples africains) fera demain de l’Afrique une réalité.

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Crise des institutions et recherche
de nouveaux modèles

Daniel C. BACH

Daniel Bach jette un regard critique sur les fondements institutionnels et l’expérience vécue des grands schémas d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Il met cette expérience en contreposition avec la croissance du «régionalisme OIG» ou non officiel dont l’incidence sur les économies de la sous-région a été bien plus dramatique. Utilisant le traité d’Abuja comme entrée en matière, Bach fait ressortir le volontarisme de l’approche institutionnelle illustrée par ce traité et la non-viabilité de la démarche sur plusieurs plans. Il passe ensuite en revue les faibles réalisations de la CEDEAO et de la CEAO, avant de commenter le récent projet de l’UEMOA. Selon Bach, aucun de ces schémas ne connaîtra de succès, aussi longtemps que les États ne transféreront pas une part de leur souveraineté nationale aux institutions communautaires.

L’auteur s’attaque ensuite aux flux commerciaux transfrontaliers, dits informels, et au régionalisme OIG représenté par ces flux. Le para-doxe de ces flux est qu’ils échappent au contrôle de l’État, mais survivent grâce à des alliances entre les opérateurs commerciaux et certains éléments de l’administration, tout en dépendant des entraves frontalières au commerce comme sources d’opportunités et de rentes. Pour Bach, comme pour Meagher, ce régionalisme OIG est fondamentalement déstructurant et constitue un obstacle à l’intégration des systèmes de production recherchée par les schémas d’intégration régionale traditionnels. Aussi, la priorité en ce qui concerne l’intégration régionale doit-elle être d’enrayer les discordances dans les politiques monétaires et fiscalo-douanières qui favorisent le développement de ce régionalisme OIG.

Les États demeurent les acteurs clés dans la conduite des relations internationales, bien que l’exercice de leurs compétences régaliennes

paraisse souvent bien aléatoire à quiconque s’attache à en analyser les modalités. Les contraintes externes propres à la mondialisation des flux économiques et financiers sapent les composantes traditionnelles du pouvoir régalien encore plus sûrement que les traditionnels rapports d’influence directe. Pour les États d’Afrique subsaharienne et d’Europe orientale ou centrale, cette dynamique de l’extraversion est porteuse d’incertitudes d’autant plus fortes qu’elle vient se greffer sur la montée des revendications identitaires ethniques, régionales ou autres qui menacent l’État de l’intérieur. Avec le relâchement des contraintes de l’ordre mondial bipolaire, les tracés frontaliers légués par les impérialismes européen ou russo-soviétique sont de plus en plus fréquemment contestés ; et lorsque ce n’est pas le cas, c’est l’éthique de l’État-nation qui est fragilisée par la manière dont des régimes autoritaires s’en sont prévalus pendant plusieurs décennies au nom de la construction nationale et du développement économique.

De tels bouleversements confèrent une pertinence et un sens nouveau aux expériences de relance de l’intégration régionale en Afrique subsaharienne. Les progrès à accomplir restent considérables malgré l’existence de quelque 200 organisations intergouvernementales (OIG) dont la mise en place, pour certaines, date de la période coloniale. Les carences de ce « régionalisme institutionnel » sont rendues particulièrement flagrantes par la progression du «régionalisme OIG » des réseaux commerciaux dits informels, dont le dynamisme pallie, certes, l’incurie des circuits officiels mais mine également les modes de régulation politique des États. Conforté par le déclin des ressources disponibles et le discrédit jeté sur la prétention des régimes autoritaires à construire la nation, le maillage du territoire national se délite. Dans nombre de situations, la montée du régionalisme OIG semble en passe de sanctionner la fin d’une époque de l’histoire africaine, celle des frontières linéaires héritées de la colonisation et de son modèle étatique fortement territorialisé.

L’Ouest africain a longtemps été épargné par de telles dérives étant donné la coexistence de deux régimes d’intégration fortement structurés : la Fédération nigériane, d’une part, l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA ou zone franc), de l’autre. Il en est résulté une structuration fondamentalement bipolaire des rapports interétatiques et transétatiques qui permet de mieux comprendre certains des blocages rencontrés par les OIG. Après avoir évoqué, dans une première partie, l’état des expériences et programmes institutionnels d’intégration régionale, on analysera la montée de nouvelles formes de régionalisme et leurs incidences pour l’avenir de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest.

Les organisations intergouvernementales

Le Traité que les chefs d’État de l’OUA (Organisation de l’unité africaine) ont signé à Abuja le 3 juin 1991, vise l’institution d’une Communauté économique africaine d’ici l’an 2025. Il s’agit de mettre en place la plus vaste des communautés d’intégration à l’échelle du globe. En comptant l’Afrique du Sud, non moins de 53 États ont vocation à y participer, soit un marché global de 645 millions d’habitants.

Le schéma-cadre d’Abuja

Le schéma-cadre d’Abuja a succédé au plan d’action de Lagos (PAL) qui avait été adopté en 1980 afin de préparer à l’échelon sous-régional, l’établissement d’un marché commun en l’an 2000, à l’issue d’un programme en trois phases : libéralisation des échanges, union douanière et communauté économique (Onwuka et Abegunrin, 1985). Les quatre grandes organisations d’intégration sous-régionales mises en place dans le cadre du plan de Lagos ont vocation à servir de base à la future communauté. Il s’agit de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui existait déjà depuis 1975, de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) créée en 1983, de la Zone d’échanges préférentiels des États d’Afrique australe et orientale (ZEP) établie en 1981 (devenu COMESA, Marché commun de l’Afrique australe et orientale, en 1994) et de l’Union du Maghreb arabe (UMA) depuis 1989. Grâce à une consolidation des résultats enregistrés dans les sous-régions, des politiques de convergence seront mises en œuvre à l’échelle du continent. Les étapes retenues par le traité sont les suivantes (OUA, 1991 : article 6) :

– première étape (5 ans) : renforcement des communautés économiques régionales existantes et création d’autres là où il n’en existe pas ;

– deuxième étape (huit ans) : stabilisation des barrières tarifaires et non tarifaires ; renforcement de l’intégration sectorielle ; coordination et harmonisation des activités entre les communautés économiques existantes ;

– troisième étape (dix ans) : établissement de zones de libre-échange et d’unions douanières ;

– quatrième étape (deux ans) : établissement d’une union douanière à l’échelle du continent grâce à la coordination et l’harmonisation des barrières tarifaires et non tarifaires des communautés économiques régionales ;

- cinquième étape (quatre ans) : établissement d’un Marché commun africain (politiques communes dans un certain nombre de domaines, harmonisation des politiques monétaires, libre circulation des personnes, création de ressources propres à la communauté) ;

– sixième étape (cinq ans) : l’établissement de la Communauté économique africaine grâce à une consolidation du marché commun africain, l’établissement d’une union monétaire africaine et l’établissement d’un parlement panafricain.

Trois types d’objections peuvent être soulevées quant à la faisabilité de cet ambitieux projet. Elles concernent ses aspects administratifs et institutionnels, sa vision du développement et, enfin, les difficultés de mise en œuvre des schémas de promotion de l’intégration par la libéralisation des échanges. Sur ce dernier point, les critiques formulées renvoient à des déficiences qui affectent également des programmes d’intégration conçus indépendamment du modèle d’Abuja, tel celui de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).

La mise en œuvre du traité d’Abuja sera handicapée en premier lieu par le refus des États membres à sacrifier leur autonomie nationale. En effet, l’impressionnant appareil politico-administratif prévu par le Traité est fondé plus sur la coopération intergouvernementale que sur l’établissement d’instances supranationales. Les rapports entre les rouages prévus laissent ainsi entrevoir une forte hiérarchisation et une absence quasi totale d’autonomie face à l’organe décisionnel que sera la conférence des chefs d’État, où les décisions seront prises par consensus ou, à défaut, à la majorité des deux tiers des États membres (article 10, para. 4). Les travaux de la Conférence seront préparés par le Conseil des ministres, « habilité à formuler des recommandations» et à «exercer tout pouvoir que lui délègue la Conférence » (article Il).

Le traité fait également référence à l’établissement d’une commission économique et sociale, composée des ministres responsables du développement, de la planification et de l’intégration économique de chacun des États membres, ainsi qu’une Cour de justice dont les arrêts auront force obligatoire (article 18). Aucun mécanisme n’est toutefois destiné à sanctionner leur non-exécution. Le dispositif sera complété par un secrétariat (fusionné avec celui de l’OUA) et des comités techniques spécialisés. L’établissement d’un parlement panafricain est également annoncé, mais sa composition, ses modes de désignation et ses attributions restent à être définis. La négociation de quelque 30 protocoles doit permettre la mise en phase des objectifs et réalisations des quatre grandes communautés sous-régionales que la Communauté économique africaine a vocation à englober et regrouper sous son égide.

Cependant, rien n’indique que les États du continent seront disposés à procéder à des transferts de compétence qu’ils se sont refusés à entreprendre après l’adoption du plan d’action de Lagos en 1980. Dans un rapport sur l’état d’avancement de ce dernier, la Commission économique pour l’Afrique (CEA) estimait dix ans plus tard, que «la principale conclusion de ce bilan est qu’aucun processus d’intégration économique sous-régionale n’est en cours. Les groupements économiques africains sous-régionaux [ . . .] ne sont pas parvenus à faire sentir leur poids. Lorsqu’ils ont eu un impact, ce dernier fut plutôt négatif : les États membres soutiennent financièrement des organisations qui ne contribuent pas de manière significative aux efforts dans le sens d’une amélioration de la situation économique du continent » (traduit de CEA, 19908). Ces critiques ne se sont traduites par aucun réajustement des tâches assignées aux OIG mises en place en liaison avec le plan d’action de Lagos.

Outre la fragilité engendrée par le primat des rapports intergouvernementaux, le schéma de recomposition («rationalisation ») des rapports entre les OIG régionales existantes a été conçu sur un mode rigide et hiérarchique qui risque d’annuler du même coup leurs chances de concrétisation. Le refus de la notion d’intégration à « géométrie variable » illustrée par l’expérience européenne (voir Lavergne et Daddieh*) fait fit des principes de réalisme et d’efficacité au nom des idéaux du panafricanisme. La quasi-totalité des États signataires du traité d’Abuja n’en appartient pas moins à des OIG dont les objectifs se recoupent, voire se révèlent incompatibles avec une double appartenance. L’unanimisme de façade et la non-application des décisions sont le corollaire de situations qui sont l’expression de positionnements d’ordre géopolitique voire clientélistes (Bach, 1991a).

Le plan d’Abuja véhicule en second lieu une vision du développement largement déconnectée des visions des États telles qu’elles se manifestent dans le cadre de leurs politiques nationales. Les approches en termes d’import~substitution et de déconnexion du système international ont été abandonnées par les États africains dans la foulée. de l’adoption de politiques économiques fondées sur la libéralisation des échanges extérieurs et l’amélioration de la compétitivité internationale. Dans les autres régions du Tiers monde, la relance du régionalisme a coïncidé avec un abandon des modèles autarciques et bureaucratiques antérieurement préconisés. En cette fin du XXe siècle, l’intégration répond aux exigences d’un ordre international où les interdépendances s’organisent par-delà des frontières, sans supranationalité ni territorialisation précise (Badie et Smouts, 1992 : 197).


*. Nous indiquons d’un astérisque les articles publiés dans cet ouvrage.

Le renouveau du régionalisme latino-américain s’inscrit ainsi dans des cadres conceptuels qui en font un prolongement, voire un mode d’accompagnement, mais certainement par une formule de rechange à l’ajustement aux évolutions internationales. On rappellera simplement ici le spectaculaire retournement des orientations macro-économiques du Mexique, sa signature d’un accord de libre-échange avec le Chili et son adhésion à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Ailleurs en Amérique latine, l’ouverture sur les marchés mondiaux apportée par l’ajustement structurel va également de pair avec de nouvelles initiatives régionales. Les pays du Pacte andin ont décidé de constituer une zone de libre-échange et d’union douanière à compter du 1er janvier 1992 ; enfin et surtout, le Marché commun du Cône Sud (MERCOSUR) réunit désormais l’Uruguay, le Paraguay, l’Argentine et le Brésil au sein d’une union douanière devenue effective le 1er janvier 1995. De cette congruence entre intégration régionale et ajustement aux contraintes de la mondialisation résultent des OIG en prise sur les préoccupations des États membres, soucieux de consolider et d’accroître des gains de compétitivité enregistrés sur la base de politiques nationales plus libérales.

Le contraste avec le traité d’Abuja est on ne peut plus frappant de ce point de vue. Le Traité s’inspire implicitement du caractère fortement institutionnalisé de l’expérience européenne d’intégration, mais ignore deux de ses caractéristiques essentielles. Au premier chef, la construction de l’Europe a progressé en liaison étroite avec des ajustements et une ouverture internationale croissante qui, de nos jours, n’épargnent même plus le champ de la politique agricole commune. Si l’Europe est devenue une puissance, c’est grâce à un décloisonnement des marchés accompagné d’une coordination accrue des politiques économiques et financières des États membres. A cela s’ajoute le fait que le régionalisme européen ne saurait être résumé à une dynamique volontariste : les avancées institutionnelles enregistrées se sont révélées durables parce qu’elles entérinaient une dynamique sous-jacente d’intensification des interdépendances économiques et financières entre les États membres. La dynamique en Afrique est toute autre. En particulier, l’accent mis par le traité d’Abuja sur l’intégration par la production et la libéralisation des échanges intracommunautaires s’inspire de schémas qui sous-estiment les obstacles imposés par l’existence du commerce transfrontalier. Cette question essentielle sera abordée plus longuement dans la seconde partie de notre étude.

L’impression prévaut que l’adoption du programme d’Abuja a été guidée par des conditions d’opportunité liées aux difficultés rencontrées par l’OUA dans la redéfinition de ses fonctions après la fin de la guerre froide.

En signant le Traité, les États africains se sont, certes, montrés soucieux de participer à la dynamique de cristallisation des échanges autour d’aires régionales d’intégration. Le traité d’Abuja traduit une volonté louable de lutter contre la marginalisation du continent, mais ne s’inscrit pas pour autant dans un projet stratégique viable.

La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest

Comme le fait ressortir le chapitre de Bundu dans ce volume, l’expérience des deux premières décennies d’existence de la CEDEAO donne peu de raison de croire aux vertus des schémas de la Charte de Lagos ou du traité d’Abuja pour relancer l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. On constate en effet des blocages plus ou moins absolus dans chacune des grandes aires d’intervention de la CEDEAO :

– Vingt ans après la signature de la charte de Lagos, la part du commerce intrarégional officiel dans les exportations totales des 16 États membres de la CEDEAO demeure insignifiante : les échanges ne seraient passés que de 3,9 à 4,9% entre 1980 et 1988. Plus récemment, en mai 1992, le secrétaire exécutif de la CEDEAO se désolait de ce que « deux ans après le démarrage du schéma de libéralisation des échanges de la CEDEAO, aucun progrès n’a été enregistré en termes d’expansion des échanges communautaires ».

– Adopté en 1983, le projet de création d’une zone monétaire unique à l’horizon 1994 n’avait aucunement progressé lorsque, en juillet 1992, il a été reporté à l’horizon 2000. Dans l’intervalle, la Chambre de compensation de l’Afrique de l’Ouest a reçu pour mission de devenir, sous le nom d’Agence monétaire ouest-africaine, une institution spécialisée de la CEDEAO. Sa tâche sera de promouvoir une convertibilité limitée des monnaies grâce au développement de l’intégration monétaire et des transactions relatives aux paiements (CEDEAO, 1992b : 4).

– Le programme communautaire en matière de liberté de circulation, de résidence et d’établissement des citoyens de la CEDEAO a subi une succession de revers depuis son lancement en 1979. En 1992, les sept ratifications nécessaires à l’entrée en vigueur de la dernière phase n’avaient toujours pas été enregistrées, après deux ans de retard. En outre, l’entrée en vigueur des deux premières phases demeurait parcellaire, les États n’ayant pas tous imprimé ou mis en circulation les documents requis. Ces difficultés techniques d’application révèlent surtout des réticences politiques qui, faute d’un traitement adéquat, demeurent une source de blo-

cages : en juillet 1993, aucun des États de la CEDEAO n’utilisait le formulaire harmonisé d’immigration et d’émigration; seulement 5 des 16 États employaient le carnet de voyage CEDEAO.

– Lors de son adoption en juin 1987, le Programme quadriennal de relance économique (PRE) de la CEDEAO comportait deux volets, l’un consacré à une réforme des politiques à court terme, l’autre à la relance de l’investissement vers des projets régionaux et nationaux, dans le cadre d’une réhabilitation des secteurs vitaux. Considérée comme un succès par la CEDEAO, la première phase, axée sur les politiques nationales, semble néanmoins avoir été mise en œuvre indépendamment de la Communauté, les États membres ayant agi en concertation avec les bailleurs de fonds internationaux afin d’enrayer la dégradation accélérée des équilibres économiques et financiers. Pour ce qui concerne la seconde phase du PRE, la spécificité du rôle d’impulsion qui devait revenir à la CEDEAO était beaucoup plus claire. Pour des raisons attribuables à la nature des projets (régionaux et non plus strictement nationaux) autant qu’à leur perception (comme non prioritaires à court terme), les résultats obtenus sont demeurés bien en-deçà des prévisions initiales : en juillet 1991, seuls 31 des 136 projets initialement retenus avaient obtenu un financement pour un montant global de 462 millions de dollars US .au lieu des 1,6 milliards prévus. Du bilan dressé par la CEDEAO en 1990–1991, il ressort un manque criant de coordination et de suivi par les États : plus de la moitié des 136 projets ne répondaient pas aux critères de sélection que ceux -ci avaient pourtant eux-mêmes définis ; certains projets, après avoir été initialement classés comme prioritaires par les États membres avaient été retirés des programmes nationaux, rendant ainsi impossible toute campagne de mobilisation des bailleurs de fonds par le CEDEAO (CEDEAO, 1991).

Les retards et blocages accumulés par ces programmes vont de pair avec une tendance à la multiplication d’initiatives touchant à des champs d’intervention de plus en plus larges : transports et télécommunications, lutte contre la désertification, coordination de la recherche agricole, élevage, santé, mouvements de jeunes, associations de femmes, sciences et technologies appliquées, équivalence des diplômes, etc. Sans en avoir toujours les moyens, la CEDEAO a, semble-t-il, voulu s’affirmer comme l’ultime référent en tant qu’opérateur global et multisectoriel. Une tendance qui pourrait aussi relever, dans certains cas, d’une tentative maladroite de pallier l’enlisement des tentatives de « rationalisation » des rapports entre la trentaine d’OIG sous-régionales que le Secrétariat de la CEDEAO souhaiterait regrouper sous son égide.

Pour tenter de remédier aux difficultés de la CEDEAO, un comité d’éminentes personnalités a préparé une révision de la charte de Lagos en 1991–1992. Ses propositions ont donné lieu à l’adoption d’une version révisée du traité à Cotonou, en janvier 1993. Le nouveau texte réaffirme la vocation de la CEDEAO à devenir la seule Communauté économique d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Le principe de la supranationalité est introduit ; les décisions de la conférence auront désormais force de loi dans un délai de 90 jours après leur signature par les chefs d’État. La création d’un Parlement de la Communauté et l’établissement d’un Conseil économique et social sont aussi prévus. Les postes d’encadrement au sein des organes communautaires seront désormais pourvus en fonction du mérite et non plus de quotas nationaux. Il est également prévu de mettre en place ou de renforcer les mécanismes de prévention et de résolution des conflits intraétatiques et interétatiques. Enfin, des mécanismes autonomes de financement de la Communauté seront établis par le biais d’un prélèvement sur la valeur totale des importations des pays tiers.

Les révisions intervenues ont permis d’ajuster le texte de la charte de Lagos aux dispositions du traité de la Communauté économique africaine. Les amendements introduits ne sauraient être considérés comme une solution aux difficultés éprouvées par la CEDEAO : comme le faisait remarquer le secrétaire exécutif de la CEDEAO, « la lenteur de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest n’a presque rien à voir avec les insuffisances relevées dans le traité de la CEDEAO de 1975. L’adoption d’un traité idéal a peu d’importance si les États membres ne se décident pas à considérer l’intégration régionale comme une importante entreprise nationale » (CEDEAO, 1992a : 18).

Parmi les 16 États de la CEDEAO, seuls le Burkina-Faso, la Côte-d’Ivoire, le Nigeria et le Togo ont, depuis 1975, réglé de façon régulière leurs contributions au budget communautaire. En juillet 1991, à la veille du sommet des chefs d’État, une relative amélioration du taux de recouvrement était intervenue, l’entrée en vigueur de sanctions ayant été décidée à l’encontre des mauvais payeurs. Toutefois, un an plus tard, les arriérés de contribution constituaient l’équivalent de trois années du budget de fonctionnement du Secrétariat. Aucun État ne s’était, en outre, acquitté intégralement de ses obligations envers le Fonds de la CEDEAO : au 31 mai 1992, seuls 12 des 50 millions de dollars prévus avaient été versés, une situation d’autant plus inquiétante que, selon le Secrétariat, « l’application habituelle de certaines sanctions par le Fonds à l’encontre des États membres en défaut ne semble avoir produit, par le passé, aucun effet dissuasif » (CEDEAO, 1992b : 26).

Les OIG francophones : la CEAO et l’UMOA/UEMOA

Outre la CEDEAO, les OIG francophones méritent un traitement particulier en raison de leur expérience en matière d’intégration multisectorielle. Longtemps citée en exemple, la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO) a été dissoute le 14 mars 1994, ses États membres ayant décidé de transformer une autre institution commune, l’UMOA, en l’UEMOA, à vocation globale et multisectorielle.

C’est en 1973 que le traité d’Abidjan avait établi les bases de la CEAO, dont on a pu dire à juste titre qu’il s’agissait du programme d’intégration économique régionale le plus ambitieux depuis l’échec de la Communauté est-africaine en 1977. Le traité de la CEAO prévoyait une libéralisation progressive des échanges grâce à un mécanisme original, la taxe de compensation régionale (TCR). La TCR se substituait aux droits perçus à l’importation sur les produits manufacturés originaires de la Communauté, sans être synonyme de désarmement douanier intégral. Les produits industriels faisaient l’objet de mesures de taxation spécifiques dans le cadre de procédures d’agrément auxquelles pouvaient seuls prétendre les produits dits originaires de la zone (Sanchez, 1993). En pratique, la TCR a surtout profité aux exportations des deux États les plus avancés industriellement : la Côte-d’Ivoire et le Sénégal. Les effets fiscaux de la taxe étaient pour les États les moins développés, corrigés par un mécanisme de péréquation fiscale et économique, le Fonds communautaire de développement (FCD). Celui-ci a eu pour mission d’affecter les deux tiers de ses ressources à la compensation des moins-values fiscales consécutives à l’application de la TCR. Le tiers restant était destiné au financement d’études et d’actions communautaires au profit des États les moins favorisés (Sanchez, 1993 : 40). A partir de 1977, le Fonds de solidarité et d’intervention pour le développement de la Communauté (FOSIDEC) est venu compléter l’action du FCD, grâce à des dotations financées pour l’essentiel par la Côte-d’Ivoire (50%) et le Sénégal (16%).

La CEAO a mis en place ces mécanismes de péréquation sous la pression des circonstances. En 1971, les présidents du Sénégal et de la Côte-d’Ivoire, confrontés à la montée en puissance du Nigeria, ont décidé de mettre un terme à vingt années de rivalités. Soucieux de parvenir coûte que coûte à un accord, les deux États les plus riches de l’ancienne Union douanière des États de l’Afrique de l’Ouest (UDEAO), dissoute en 1970, ont accepté l’établissement des mécanismes de solidarité exigés par le Mali, le Niger, la Haute-Volta et la Mauritanie en contrepartie de leurs participations (Bach, 1983). Jusqu’alors, la Côte-d’Ivoire était, en effet,

demeurée hostile à toute tentative de promouvoir une coopération économique entre les membres du Conseil de l’Entente ou de l’UDEAO dont les fondements remontaient à la période coloniale. Dans l’esprit du président Houphouët-Boigny, le Fonds de solidarité (1959–1963) puis, à partir de 1966, le Fonds d’entraide et de garantie des emprunts du Conseil de l’Entente, avaient pour vocation limitée d’entretenir la cohésion politique du Conseil en favorisant l’afflux de capitaux étrangers vers les États les plus démunis. Au sein du Conseil de l’Entente comme dans les autres OIG francophones, les tentatives visant à mettre en place des structures de solidarité économique s’étaient heurtées à une opposition ivoirienne aussi vive qu’efficace. C’est ainsi qu’en 1964, la tentative sénégalaise de promouvoir la conversion de l’Union africaine et malgache (UAM), à vocation essentiellement politique, en une Union africaine et malgache de coopération économique (UAMCE) avait donné naissance à une organisation mort-née.

L’établissement de la CEAO a d’emblée bénéficié de l’existence de fortes interactions entre les économies de la zone franc en raison d’une appartenance commune à l’ex-AOF, de l’existence de forts courants migratoires et d’une base monétaire quasi commune — hormis la Mauritanie, tous les États de la CEAO appartenaient à l’UMOA. Sur ces bases, un spectaculaire développement des échanges intracommunautaires est intervenu initialement. De 1976 à 1982 la valeur en francs courants des échanges de produits industriels agréés à la TCR est multipliée par sept. Le commerce intracommunautaire dépasse alors 10% du total des exportations des États de la Communauté, un volume d’échanges qui vaut à la CEAO d’être citée en exemple par la Banque mondiale : « De tous les dispositifs d’intégration commerciale, c’est celui de la CEAO qui a le mieux réussi », affirment en 1989 les auteurs du rapport de la Banque mondiale sur l’Afrique subsaharienne (Banque mondiale, 1989 : 178).

Pourtant, les blocages dus à la segmentation des marchés et à la complémentarité limitée des économies de la CEAO font sentir leurs effets dès cette époque. Le nombre des produits industriels soumis à la TCR, après avoir atteint 400 en 1980, n’est que de 428 cinq ans plus tard. Contrairement aux attentes initiales des États enclavés, le caractère asymétrique des échanges intracommunautaires ne cesse de croître au profit des produits ivoiriens — 80% des produits assujettis à la TCR en 1986 contre 51,6% en 1976. En 1986, les exportations sénégalaises ne représentent plus que 13,5% des produits assujettis à la TCR contre 46% dix ans auparavant (Bulletin de l’Afrique noire, 13 mars 1986). Aux tensions que suscite une telle évolution, s’ajoutent le dysfonctionnement des mécanismes de compensation et une crise financière du FOSIDEC consécu-

tive à un détournement de fonds (affaire Diawara). Les arriérés dus par les États membres au Secrétariat et au FCD s’accroissent pour atteindre 45,5 milliards de CFA en 1991, soit plus de quatre fois le budget du Secrétariat et des fonds de compensation. Afin de sortir de cette impasse, le secrétariat de la CE AD tente de s’assurer des revenus propres, mais en vain : si la création d’un prélèvement communautaire de solidarité (PCS) sur les importations provenant des pays tiers est bien annoncée, ce ne sera qu’un « droit de créance » de la CEAO sur les États membres, une approche qui traduit mieux qu’un long discours leurs réticences envers l’idée d’une autonomie des organes de la Communauté (Sanchez, 1993 : 51–52).

Le grand mérite du système d’agrément à la TCR est d’avoir assuré une croissance rapide des échanges de produits industriels, mais, de nos jours, sept territoires douaniers persistent toujours au sein de la CEAO. En effet, le système de la TCR a contribué à la survie d’industries qui se seraient révélées incapables de résister à une libéralisation des échanges intracommunautaires. En outre, le système d’agrément est apparu limité dans ses capacités évolutives en raison des faibles complémentarités entre les économies. Réaliser un marché unique des produits industriels sans prendre en compte les inégalités entre les États membres aurait comporté, d’après une étude réalisée en 1990, des « risques certains de disparition des unités industrielles des pays défavorisés » (Centre du commerce international, 1990 : 52 et suiv.). La CEAO n’y aurait pas survécu. Le statu quo a donc prévalu sans que les blocages structurels de l’organisation soient résolus, ce qui n’a pas peu contribué à la décision de dissoudre la Communauté.

Cette dissolution, décidée le 14 mars 1994, a pour contrepartie la transformation de l’UMOA en une Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Les origines de l’UEMOA remontent à la réunion des ministres des Finances de l’UMOA, à Ouagadougou, en avril 1991, où fut lancé un ambitieux programme de travail sur l’intégration « par l’harmonisation des règles ». Il s’agissait alors de répondre à la crise de la zone franc en conjuguant intégration et ajustement sans procéder à une dévaluation du franc CFA. Pour y parvenir sans que cela soit synonyme d’une logique de ghetto, un vaste chantier de mise en cohérence des politiques budgétaires et fiscales a été engagé, par le biais de mécanismes de surveillance multilatérale. Le projet a d’abord visé à pérenniser les effets d’une réhabilitation des systèmes bancaires complétée par l’établissement de commissions bancaires régionales ouest et centre-africaines. Une harmonisation des cadres législatifs et réglementaires était prévue afin de régir les activités économiques et sociales (assurances et protection

sociale, droit des affaires . . .). De plus grandes ambitions ont également été assignées au projet, avec la mise en place d’un marché financier régional et une régionalisation des activités boursières et la création d’une zone de libre-échange (Guillaumont et Guillaumont, 1993).

Trois ans après le lancement du projet., d’indéniables progrès ont eu lieu en matière de coopération fonctionnelle. En 1992 a été signé le Traité unique sur les assurances, applicable à l’ensemble des États de la zone et prévoyant l’établissement d’une Conférence interafricaine des marchés d’assurance (CIMA) ; en septembre 1993, un second traité a été signé qui institue une Conférence interafricaine de la prévoyance sociale (CIPRES) fondée sur des rapports de coopération, l’harmonisation des systèmes de prévoyance ayant été jugée incompatible avec les disparités entre les États de la zone. Enfin et surtout, le 10 janvier 1994, le Traité transformant l’UMOA en l’UEMOA a également été signé par les chefs d’État réunis à Dakar. Ceci est intervenu à la veille de la dévaluation de 50% du F CFA.

La dévaluation a permis la réouverture de négociations avec les institutions de Bretton Woods et une reprise de l’aide financière des bailleurs de fonds bilatéraux. Contrairement aux anticipations pessimistes de certains, la zone franc a survécu à la dévaluation. Dans le même temps, le retour à une conception orthodoxe classique de l’ajustement a réduit les options « escapistes » qu’avaient encouragées les divergences entre la politique française et celle des organismes de Bretton Woods.

Les résultats obtenus en matière de relance de l’intégration au sein de l’ex-UMOA ne peuvent masquer certains retards enregistrés par les différents « chantiers » lorsque des transferts de souveraineté étaient en jeu. Le souci des États de conserver la maîtrise de leurs prérogatives régaliennes pourrait condamner les structures nouvellement établies à rejoindre la liste des organismes réduits à encourager la coopération fonctionnelle faute de pouvoir mettre en œuvre leurs objectifs d’intégration. Il convient de rappeler à cet égard que si l’intégration monétaire de la zone franc est une réalité, elle n’est pas automatiquement porteuse d’une dynamique expansive. L’intégration monétaire dans le cadre de la zone franc procède de la reconduction de mécanismes mis en place durant la période coloniale (Coussy, 1993). Loin d’avoir eu à renoncer à des compétences qu’ils avaient précédemment exercées, les États membres de la zone franc ont (à l’exception de la Guinée équatoriale et du Mali lorsqu’il s’est joint à l’UMOA en 1984) prorogé une situation préexistante de non-exercice de leur souveraineté monétaire. Malgré les réformes de la zone intervenues en 1973, le degré d’internalisation des contraintes de l’intégration est demeuré faible car l’exercice des prérogatives communes revenait à un État extra-africain et non à une instance supranationale communautaire.

La concrétisation des chantiers d’intégration actuellement en cours postule une évolution des comportements beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît de prime abord. Pour la première fois depuis leur indépendance, il est demandé aux États de la zone franc de programmer des transferts de souveraineté dans le cadre de mécanismes intra-africains. L’objectif recherché inclut ce qui équivaut à une internalisation des impératifs d’ajustement, les mécanismes de surveillance fiscalo-budgétaire ayant vocation à se substituer aux conditionnalités classiques des bailleurs de fonds (Michailof, 1993 : 96).

L’expérience de la CEAO et de la CEDEAO contient des leçons importantes pour la promotion de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest et ailleurs. Au sein de la CEAO, le caractère progressif des mécanismes de la TCR et l’existence d’une base monétaire commune ont contribué aux progrès rapides initialement enregistrés dans le développement des échanges entre les États membres. A partir du début des années 1980, la stagnation des échanges est venue rappeler l’existence de complémentarités économiques limitées dont le dépassement eut postulé des transferts de souveraineté, seuls capables d’amorcer une dynamique d’ajustement des structures économiques sur des bases régionales. Dans le cas de la CEDEAO, le débat n’a jamais pu atteindre ce stade compte tenu des blocages engendrés ab initio par une approche globale (libéralisation par étape), sans doute trop ambitieuse au regard d’un environnement sous-régional rendu peu porteur par l’hétérogénéité des régimes monétaires. De fait, la juxtaposition de monnaies non convertibles avec des monnaies convertibles n’a fait que rendre plus complexe les questions soulevées par les programmes de démantèlement des barrières tarifaires et non tarifaires. Face à la surévaluation de certaines monnaies, les pays dont la compétitivité était déjà menacée ne pouvaient qu’être réticents envers des mesures susceptibles de rendre leurs économies encore plus vulnérables. Enfin et surtout, les importantes disparités frontalières monétaires et fiscalo-douanières étaient sources de rentes plus immédiates et plus sûres que les gains attendus d’une libéralisation commerciale entre pays voisins.

Les effets déstructurants du régionalisme transétatique

Les politiques de promotion de l’intégration par la libéralisation des échanges devraient faire l’objet d’une réévaluation pour tenir compte des

effets sociaux associés aux échanges transfrontaliers que l’on qualifie tantôt d’informels, tantôt de parallèles, de clandestins voire d’échanges de contrebande. Comme le rappelle Meagher (dans cet ouvrage), ces flux recouvrent une réalité hybride. Il est fréquent que les flux soient décriminalisés et traités avec bienveillance d’un côté de la frontière tout en étant considérés comme clandestins de l’autre. Loin d’être informels, les réseaux d’échanges sont fortement structurés ; enfin et surtout les flux et leurs rapports aux circuits « reconnus » témoignent d’une intégration étroite aux modes de fonctionnement des États.

Mon introduction du concept de régionalisme transétatique permet de rendre compte de toutes ces caractéristiques en se fondant sur un triple constat. Au premier chef, les flux sont autonomes par rapport aux circuits officiels. Certes, ils entretiennent fréquemment d’étroits rapports avec les appareils étatiques et bénéficient de complicités au plus haut niveau ; l’impécuniosité de l’État et sa forte patrimonialisation créent un terrain particulièrement favorable à cet égard. Il n’en résulte toutefois aucune maîtrise des réseaux concernés par les administrations étatiques (Grégoire et Labazée, 1993). Une seconde caractéristique fondamentale des flux transétatiques tient à leur statut non officiel. Là aussi, le branchement de stratégies nationales d’accumulation sur des ‘flux transétatiques peut contribuer à décriminaliser les transactions comme on le constate dans les « États-entrepôts » (Igué et Soulé, 1992). Toutefois, de telles stratégies ne peuvent jamais être officiellement légitimées, le risque encouru étant de donner matière à l’adoption de mesures de rétorsion par les États que pénalise l’organisation des échanges. Une troisième caractéristique des flux Côte-d’Ivoire tient aux facteurs responsables de leur dynamisme. Contrairement à une opinion largement répandue, les flux Côte-d’Ivoire ne sont pas l’expression d’une ignorance des frontières héritées de la colonisation. Ils témoignent, à l’inverse, d’une conscience aiguë des possibilités engendrées par ces frontières. Les flux sont moins liés à des avantages comparatifs réels (complémentarités écologiques ou entre systèmes de production) qu’aux disparités fiscalo-douanières, monétaires ou politico-économiques engendrées par l’encadrement colonial puis postcolonial des territoires.

Les flux transétatiques englobent des produits échangés de longue date (noix de cola, viande, céréales, natron) mais aussi, et de manière beaucoup plus significative, des marchandises dont la valorisation (ivoire, or, diamants, produits manufacturés, essence et engrais, drogue et armements, etc.) repose sur une exploitation sophistiquée des opportunités frontalières (par rapport à son illégalité, la divergence des politiques tarifaires, les taux parallèles de change, etc.). Le régionalisme Côte-d’Ivoire est de ce

fait organiquement incapable de promouvoir l’émergence d’espaces régionaux structurés et structurants : les agents, qui doivent leurs activités aux disparités frontalières, sont de ce fait soucieux d’éviter la mise en œuvre de programmes susceptibles de réduire les disparités frontalières. L’échec de la Confédération sénégambienne en 1989 l’a amplement montré (Sall, 1992 ; Lewis et Hughes, 1993).

Le régionalisme Côte-d’Ivoire remplit des fonctions socio-économiques essentielles pour les populations. Avec la crise financière de l’État africain, l’adoption de politiques de déréglementation, et l’effondrement des circuits officiels, les disparités frontalières sont devenues une source d’opportunités pour des groupes de plus en plus larges. Les circuits d’échanges, initialement confinés aux périphéries externes des blocs intercoloniaux, se sont progressivement étendus pour couvrir l’ensemble des territoires. Cette dimension régulatrice, soulignée par les travaux de Egg et Igué (1993), ne saurait toutefois justifier l’adoption d’un modèle d’interprétation de type populiste. Avant d’être un régionalisme par le bas, le régionalisme transétatique est un régionalisme appréhendé à partir du bas. Les « petits » que l’on repère aisément à proximité des frontières s’ intègrent dans des réseaux qui peuvent être fortement structurés, dominés par de grands commerçants, des agents de l’État voire des réseaux mafieux internationaux. Le régionalisme transétatique se nourrit de la mobilisation de réseaux de clientèle et de l’instrumentalisation d’attaches primordiales qui ne rendent que plus efficaces les mécanismes d’exploitation des plus faibles. Les fonctions sociales du régionalisme transétatique associées à son développement du régionalisme transétatique sont à mettre en rapport avec la pénurie de possibilités offertes par les circuits officiels.

Le développement du régionalisme transétatique s’inscrit dans un vaste mouvement de continentalisation et de multilatéralisation des flux d’échanges qui véhicule une intégration de l’Afrique dans l’économie-monde. Pour autant, et en dépit de certaines congruences, on ne saurait assimiler le dynamisme du régionalisme transétatique à un processus «d’intégration par les marchés» comme le font Egg et Igué (1993). Certes, le dynamisme des flux Côte-d’Ivoire véhicule, dans nombre de situations, une imbrication quasi organique d’espaces économiques avoisinants : en Afrique de l’Ouest, la structuration des flux Côte-d’Ivoire s’est développée depuis les années 1970 autour des pôles nigérian, ghanéen et guinéo-sénégalais. Néanmoins, assimiler ce processus à une dynamique de l’intégration par le marché introduit une confusion sémantique en raison du parallélisme implicite avec le schéma classique de l’intégration par la libéralisation des échanges.

En réalité, les effets d’intégration liés au commerce transétatique ne résultent d’aucun programme de libéralisation des échanges, ni d’un décloisonnement maîtrisé des espaces économiques nationaux. Le régionalisme transétatique procède, au contraire, d’une intégration par les dysfonctions, avec pour corollaire des effets dé structurants et non agrégateurs. Le dynamisme des flux repose sur l’existence d’écarts significatifs entre les politiques fiscalo-douanières et monétaires, qu’il s’agisse des taux de change ou des régimes de convertibilité. L’exploitation des disparités et des dysfonctionnements engendre une désarticulation des économies les plus faibles, un délitement du contrôle territorial des États et une accentuation de leur désinstitutionnalisation. Enfin et surtout, la structuration des réseaux sur des modes clientélistes et leur valorisation des solidarités primordiales sont porteuses de formes de pouvoir moins fondées sur l’appartenance à un territoire que sur le contrôle des gens. Ce faisant, le régionalisme transétatique conteste la capacité de l’État à encadrer son territoire, sans qu’il y ait pour autant une remise en cause formelle de ses frontières, ni production d’un espace régional de remplacement.

Depuis le milieu des années 1980, l’approfondissement des politiques d’ajustement structurel et l’érosion consécutive des disparités fiscalo-douanières et monétaires ont amorcé une nouvelle phase dans le développement des flux Côte-d’Ivoire. Le déclin des rentes frontalières internes au continent tend à réduire les opportunités offertes au régionalisme transétatique. En même temps, l’économie formelle demeure incapable de remplir les fonctions de régulation sociale des flux Côte-d’Ivoire. La crise des économies africaines perdure et les politiques mises en œuvre ne répondent pas aux attentes des populations en matière de survie économique ou de sécurité personnelle. Pour les dirigeants en place, la mise sous tutelle internationale des économies africaines et la montée des conditionnalités font peser des contraintes croissantes sur leur gestion des affaires publiques.

L’ajustement des réseaux Côte-d’Ivoire à ces évolutions se traduit par une internationalisation et une criminalisation accélérées des flux. En liaison étroite avec les réseaux mafieux implantés dans les espaces de la « triade » (Europe, Asie et Amérique du Nord), les trafics liés à la drogue (transit, blanchiment et production) et au commerce des armes tendent à supplanter ceux portant sur l’or, les diamants ou l’ivoire. Le développement des narco-trafics ne cesse de se consolider et de se professionnaliser : le continent se positionne dans le transit mais aussi le blanchiment de l’argent de produits originaires d’Amérique latine, d’Extrême-Orient ou du Moyen-Orient (réseaux libano-syriens) ; dans certaines zones rurales, la culture du cannabis ou du pavot supplée maintenant à l’insuffisance

des prix payés aux producteurs pour leurs productions traditionnelles; ailleurs c’est le développement des conflits de basse intensité (Liberia, Casamance, Somalie, Soudan) qui induit une association de plus en plus étroite entre narco-trafics et acquisition d’armement. En Afrique de l’Ouest, l’effondrement de la rente pétrolière et le déclin drastique du niveau de vie des populations depuis dix ans valent au Nigeria d’être devenu une plaque tournante du trafic de drogue tant pour le transit à destination de l’Europe ou des États-Unis, que pour sa redistribution en Afrique subsaharienne (Southern African Economist, 1992 ; Observatoire géopolitique des drogues, 1993 : 204–207 ; Newswatch, 1990, 1994). En bref, le dynamisme du régionalisme transétatique repose, de manière croissante, sur l’exploitation des occasions qu’offrent les frontières extra-africaines étant donné la dévalorisation des possibilités internes du continent.

Le contrôle des effets délétères du régionalisme transétatique passe par une maîtrise de l’effet multiplicateur des disparités monétaires et fiscalo-douanières qui en sont à l’origine. Cependant, toute tentative dans ce sens est condamnée à l’inefficacité en l’absence de mesures visant à se substituer aux fonctions socio-économiques de régulation assurées par les réseaux transétatiques. Leur actuelle recomposition en liaison avec des espaces et des réseaux extra-africains montre les limites des politiques de démantèlement des barrières fiscalo-douanières qui prétendent ignorer les opportunités liées aux disparités frontalières.

L’épuisement d’un paradigme spécifiquement ouest-africain

En Afrique de l’Ouest, les effets délétères du régionalisme transétatique sont demeurés limités jusqu’au milieu des années 1980. C’est là le résultat d’une combinaison unique de facteurs liés à la richesse pétrolière du Nigeria et à la mise en place de mécanismes de régulation interne qui ont amélioré l’encadrement du territoire nigérian, à une époque où l’intégration de ses voisins francophones au sein de la zone franc compensait leur faiblesse économique. Cette situation a eu pour effet paradoxal de favoriser le développement des flux transétatiques tout en limitant leurs effets néfastes sur les politiques nationales. Le mythe d’une capacité des flux transétatiques à remédier aux blocages des OIG en a tiré force et légitimité.

La guerre civile du Nigeria et la spectaculaire augmentation des ressources pétrolières du pays ont coïncidé avec une refonte radicale des modes de régulation socio-économiques en vigueur durant les années 1960 (Bach, 1991b). Dès 1967, l’administration militaire du général Gowon crée plusieurs États supplémentaires à partir des Régions existantes afin de répondre aux revendications autonomistes des groupes « minoritaires » tout en améliorant leur accès aux ressources fédérales. Cette création de nouveaux États permet également de mettre un terme aux jeux d’alliance à somme nulle pratiqués par les trois Régions de la Fédération dans les, années 1960. La référence de plus en plus systématique au principe du « caractère fédéral » se traduit également par des garanties minimales de représentation géo-ethnique lors des scrutins ou des nominations à l’échelon fédéral. Enfin et surtout, une nouvelle formule de répartition des revenus de la Fédération est introduite, fondée sur les critères d’égalité entre les États et de pondération démographique et non plus sur l’importance de leurs ressources internes. Il en découle une distribution géographiquement plus équilibrée des ressources, avec pour corollaire une amélioration de l’encadrement et du maillage du territoire nigérian. L’afflux des revenus du pétrole se traduit également par une focalisation des flux transétatiques autour du territoire de la Fédération, mais sans qu’il en résulte un processus de déterritorialisation. En effet, les transformations intervenues dans les mécanismes de régulation de l’accès au pouvoir et aux ressources du Nigeria confortent sa capacité à résister à l’affaiblissement du contrôle territorial habituellement consécutif au développement des flux transétatiques.

Les effets conjugués de la prospérité nigériane et de la césure entre les États à monnaie convertible (Liberia, zone franc) et ceux à monnaie non convertible (Ghana et Nigeria en particulier) favorisent une intensification des flux transétatiques dont les populations et États francophones avoisinants ont tiré largement profit jusqu’au début des années 1980. Les effets de polarisation et la mise en dépendance de leurs économies sont d’autant plus forts que l’activité des réseaux est fréquemment soutenue par les administrations nationales. Au Bénin, au Togo et, dans une moindre mesure au Niger, les dispositifs fiscalo-douaniers et les infrastructures ont été ajustés en fonction des intérêts du commerce de réexportation. Les flux transétatiques procèdent à une ponction aussi discrète que substantielle sur la manne pétrolière nigériane : le développement de la réexportation de biens achetés sur le marché mondial et destinés au marché nigérian contribue à l’amélioration des finances publiques autant qu’à la prospérité des circuits bancaires et commerçants ; si la concurrence des intrants subventionnés (engrais et carburant) et des céréales

importées à bas prix du Nigeria constitue une perte de ressources fiscalo-douanières, les flux transétatiques profitent néanmoins aux consommateurs. La prospérité nigériane fait oublier les risques que comporte l’implication croissante dans des stratégies rentières, qui dévalorisent les activités de production au profit d’activités commerciales et financières reposant sur la gestion d’opportunités extrêmement fragiles.

Cette perception globalement positive des effets du régionalisme transétatique est beaucoup plus liée qu’il n’y paraît alors à l’intégration des États francophones dans une zone monétaire unique. L’UMOA constitue une aire de résistance aux effets dé structurants du régionalisme transétatique car la monnaie commune interdit aux réseaux de tirer parti des opportunités que ne manqueraient pas d’engendrer des politiques et régimes monétaires distincts. L’appartenance à l’UMOA réduit également les possibilités de compétition destructrice entre les États de la zone, tels le Togo ou le Bénin, qui tentent de capter à leur profit les ressources du commerce transétatique : seules les opportunités liées aux disparités fiscalo-douanières ou aux politiques des prix peuvent être instrumentalisées par les administrations nationales. L’emprise déstructurante des flux en est réduite d’autant : au regard du moindre intérêt des opportunités liées aux disparités frontalières à l’intérieur de la zone franc, les effets de dé territorialisation se cristallisent sur les contours extérieurs de l’UMOA.

Le contre-choc pétrolier de 1982 et la récession qu’il engendre au Nigeria vont remettre en cause un paradigme ouest-africain qui paraissait acquis : celui de la congruence entre l’intérêt des administrations nationales, des consommateurs et des réseaux transétatiques. Un retournement de l’impact des flux transétatiques sur les économies francophones s’amorce avec des conséquences dramatiques pour leur réhabilitation; parallèlement, le modèle nigérian de régulation politique et de maillage du territoire entre dans une phase d’effritement qui mine les fondements de la Fédération. En effet, la réduction des capacités distributives de l’État fédéral vient relayer la montée des effets dysfonctionnels du modèle socio-politique en vigueur depuis la fin de la guerre civile. Loin d’engendrer un processus de rationalisation des dépenses publiques, la politique d’ajustement mise en œuvre par l’administration militaire à partir de 1986 devient synonyme de désinstitutionnalisation des procédures d’allocation des ressources et de développement des pratiques patrimoniales et autoritaires (Olukoshi, 1993).

L’effondrement des revenus pétroliers du Nigeria amorce également une mutation des rapports avec ses voisins, sensible dès 1983. Les progrès ténus de l’intégration régionale que la création de la CEDEAO entendait promouvoir sont la source d’une déception profonde. Les résultats obte-

nus sont jugés peu significatifs par le Nigeria, voire contraires aux intérêts du pays. Il est aisé de constater que la politique de laisser-faire pratiquée à l’égard des flux transétatiques n’a aucunement contribué à l’avancement des objectifs assignés à la CEDEAO. Depuis l’adoption de sa Charte, le Bénin et le Togo (qui avaient activement soutenu le projet face à celui de la CEAO) sont demeurés soucieux du maintien de bonnes relations avec le Nigeria, mais sont plus que réticents envers tout programme concret de réduction des disparités fiscalo-douanières et monétaires. Pour le Nigeria, les coûts engendrés par la focalisation des flux transétatiques autour du territoire nigérian sont désormais considérés comme trop élevés compte tenu de la récession et de l’absence de contrepartie tangible.

Confrontés à une crise financière sans précédent, les dirigeants nigérians se laissent d’abord tenter par une diplomatie du repli qui se traduit par des mesures coercitives (Bach, 1988) : les étrangers en situation « illégale » sont expulsés à deux reprises (1983 et 1985) ; la naira est démonétisée (avril 1984) ; le contrôle des changes est renforcé ; enfin et surtout, les frontières terrestres du pays sont scellées par l’armée durant près de deux ans (avril 1984 — février 1986). Les mesures macro-économiques du programme d’ajustement structurel adopté par le régime Babangida prennent alors le relais de manière beaucoup plus efficace. En effet, l’effondrement de la demande au Nigeria, la dévaluation de la naira et la libéralisation sélective du commerce extérieur imposent aux opérateurs transétatiques une réorganisation profonde des circuits et produits échangés. Les fonctions socio-politiques de régulation et d’accumulation assurées par les réseaux transétatiques demeurent réelles pour les consommateurs, mais il en va tout autrement pour les administrations nationales : pour elles les ajustements intervenus ont des conséquences dévastatrices en raison du retournement des flux que gèrent, désormais à leurs dépens, les agents des réseaux transétatiques. Les économies de l’UMOA sont « placées de fait en situation de pourvoyeuses de devises et de relais commerciaux de la fédération nigériane en crise » (Club du Sahel, 1994).

De 1986 à 1993, les réformes du système d’allocation de devises se succèdent avec pour effet un alignement progressif du taux de change officiel sur le taux parallèle (Herrera” 1992 : 31–33 ; Meagher). Pour les opérateurs du régionalisme transétatique, les opportunités qu’engendrait la décote de la naira sur les marchés parallèles diminuent de façon spectaculaire. En même temps, la dévalorisation de la naira et l’instabilité de son cours suscitent une forte demande de francs CFA. Une logique « de pompe à CFA » continue d’alimenter les échanges transétatiques qui confirment ainsi la primeur de la donnée monétaire dans l’orientation et la composition des flux. Cette course aux CFA en échange de produits

d’exportation du Nigeria tire largement parti du déclin de la demande intérieure au Nigeria et de l’amélioration de la compétitivité des produits nigérians par suite de l’évolution du taux de change réel qui a divisé par quatre les prix nigérians entre 1985 et 1991 (Herrera, 1992). En même temps, l’exportation vers la zone franc de produits fabriqués au Nigeria ou importés du marché mondial (du Sud-est asiatique en particulier) concurrence les productions industrielles et agro-alimentaires des marchés francophones (Egg et Igué, 1993). Enfin, la politique d’ajustement structurel du Nigeria allant de pair avec la persistance des subventions aux prix des carburants et des engrais, leur exportation massive est encouragée.

Une déstabilisation des économies francophones (pertes fiscalo-douanières, concurrence des productions locales ou officiellement importées) s’ensuit. Elle est subie d’autant plus durement qu’aucun dialogue politico-économique avec le Nigeria n’est envisageable, les flux responsables étant illicites. Les États de la zone franc paient le prix des interdépendances asymétriques qu’ils ont entérinées sinon sollicitées durant les années fastes du boom pétrolier. La capacité de nuisance économique si aisément reprochée au Nigeria résulte d’une carence des États francophones en matière d’ajustement structurel. Ses effets sont d’autant plus durement ressentis que les possibilités offertes par la zone franc pour que l’intégration sous-régionale devienne synonyme d’ouverture internationale ont été négligées -les blocages de la CEAO précédemment évoqués en sont l’amère démonstration.

A compter du milieu des années 1980, la zone franc est également confrontée à des difficultés croissantes consécutives à un relâchement de la discipline budgétaire des États, à la faillite des banques commerciales, à l’endettement massif des États et à la chute des recettes d’exportation. Enfin et surtout, les règles financières sur lesquelles les meilleures performances économiques des États de la zone ont longtemps reposé (taux de change fixe par rapport au franc français, libre convertibilité, mécanismes du compte d’opération) se sont transmutées en une source de rigidités depuis l’adoption des programmes d’ajustement structurel (PAS) ghanéen (1983) et nigérian (1986).

La dévaluation du franc CFA qui intervient finalement le 12 janvier 1994 va tenter d’interrompre cette spirale pernicieuse de perte de compétitivité et d’isolement face aux bailleurs de fonds internationaux. Le devenir de l’Union demeure toutefois empreint de fortes incertitudes quand on considère la lenteur des chantiers de l’UEMOA, la réticence des États à organiser des transferts de souveraineté et l’impératif de procéder à des réformes structurelles, seules capables de consolider les effets de la dévaluation. L’attrait que des stratégies individualistes pourraient revêtir

pour certains États dans une perspective à court terme ne peut être ignoré. Céder aux sirènes de la balkanisation serait réitérer l’erreur fatale que fut en 1956 la « territorialisation » des Fédérations de l’AOF (Afrique-occidentale française) et de l’AEF (Afrique-équatoriale française). Les atouts théoriques de la zone franc résident dans des perspectives de meilleure maîtrise de l’inflation, de crédibilité accrue de la monnaie ou de confiance susceptible d’être inspirée aux investisseurs du fait des règles de convertibilité. L’intérêt de l’UEMOA tient enfin et surtout aux possibilités d’une meilleure maîtrise des incidences régionales des PAS.

Conclusions et priorités

La mise en œuvre des PAS sur des bases exclusivement nationales constitue, en pratique, un facteur d’encouragement pour les réseaux transétatiques, stimulés par des stratégies « plunder-thy-neighbour » adoptées par certains États envers leurs voisins. L’évolution récente des rapports entre l’État-entrepôt gambien et son voisin sénégalais sont une parfaite illustration de telles dérives. A l’instar de la politique adoptée par certains des États francophones voisins du Nigeria dans les années 1970, le gouvernement gambien a activement encouragé le développement d’activités de réexportation vers le Sénégal et les États francophones de la sous-région. Au début des années 1990, 85% des importations du pays étaient ainsi réexportées, de manière frauduleuse dans la plupart des cas, vers les États voisins de la zone franc. Ce développement des flux transétatiques constituait le fondement d’une prospérité économique gambienne justifiée au nom des principes du néolibéralisme, mais fondée dans la pratique sur une exploitation rentière des disparités fiscalo-douanières et monétaires. Le volume des importations gambiennes a subi un premier choc en août 1993, après l’adoption des mesures restrictives sur le rachat des billets de banque CFA à l’extérieur de la zone franc. Puis, durant le premier trimestre de 1994, sont intervenus successivement la dévaluation du CFA, l’ajustement des droits de porte sénégalais en fonction de ceux de la Gambie et l’introduction de contrôles frontaliers plus stricts quant à la destination finale des produits soi-disant en transit. Il en est résulté un effondrement du marché de la réexportation vers le Sénégal et l’amorce d’un processus de rééquilibrage des flux transétatiques (Fall et Abron, 1994). Le gouvernement gambien et le lobby des commerçants s’en sont

alors amèrement plaints, n’ hésitant pas à accuser les autorités sénégalaises de ne pas respecter les dispositions de la CEDEAO et du GATT sur la libre-circulation des marchandises (Le Soleil, 5–6 mars 1994).

En Afrique de l’Ouest comme dans nombre d’autres régions du continent, l’intégration régionale est confrontée à deux types d’impasses. La première tient à des OIG incapables de concrétiser leurs objectifs et vouées à continuer dans la même voie aussi longtemps qu’elles ne disposeront pas de pouvoirs véritablement supranationaux. Le volontarisme des engagements inscrits dans le traité d’Abuja, la charte de la CEDEAO ou le traité. de l’UEMOA ne saurait être considéré comme un palliatif à ces carences. Une seconde impasse tient à la vitalité du régionalisme transétatique qui n’offre, pour autant, aucune alternative aux blocages rencontrés par les OIG. En effet, les agents du régionalisme transétatique sont soucieux d’éviter toute tension entre les États voisins, tout en n’ayant aucun intérêt à sa disparition : la mise en œuvre de programmes de libéralisation des échanges aurait pour conséquence de réduire des disparités frontalières qui sont pour eux source d’opportunités. De ce fait, le développement des réseaux transétatiques alimente un mouvement de déterritorialisation et de désinstitutionnalisation de l’État, qui va de pair avec une dépendance des flux envers le respect des statu quo frontaliers.

Le contexte dans lequel se situent les tentatives actuelles de relance de l’intégration régionale est profondément différent de ce qu’il était il y a trente ans. Le traitement intégré des rapports entre ajustement structurel, régulation sociale et constitution d’espaces régionaux est devenu une urgence en raison de la faible légitimité des États postcoloniaux du continent et des risques de segmentation accrue des marchés. C’est moins par le biais d’une réflexion sur les coûts de la non-intégration, qu’en considérant les conséquences d’une désintégration et d’un délitement des espaces nationaux qu’il convient de repenser les schémas d’intégration (Bach, 1993). Le postulat de l’intangibilité des frontières, pierre angulaire de la charte de l’OUA depuis son adoption en 1963, ne cesse d’être profondément ébranlé depuis la fin de la guerre froide. L’Afrique de l’Ouest n’est plus épargnée par la montée des revendications autonomistes ou indépendantistes qui, outre les risques de rupture de la paix civile et de banalisation de la violence qu’elles comportent, ouvrent d’inquiétantes perspectives de segmentation accrue des espaces politiques.

Un double mouvement de libéralisation régionale et de renforcement des instances communautaires en liaison avec des mécanismes de traitement des inégalités régionales permettrait de répondre aux demandes d’autonomie de certains groupes sans que les conséquences en soient une miniaturisation accrue des espaces politiques existants. Le mouvement

irait en effet de pair avec le transfert de compétences régaliennes à une instance communautaire régionale, ce qui contribuerait à insérer les États du continent dans des espaces plus vastes, à même de leur permettre de survivre aux impératifs et pressions qu’engendre la mondialisation des économies.

La zone franc doit à l’emprise stabilisatrice de la France d’avoir survécu au choc des indépendances. Trois décennies plus tard, les carences de ce modèle d’intégration verticale sont toutefois devenues patentes. Ses dérives clientélistes allaient de pair avec un caractère peu incitatif quant à l’internalisation des impératifs de l’intégration sous-régionale au-delà de la zone franc. La capacité de l’Union européenne à constituer, par l’entremise d’un ancrage de la zone franc à l’écu, un pôle externe de structuration régionale et d’intermédiation au marché mondial a été suggérée par maints auteurs (L’Hériteau, 1993 ; Guillaumont et Guillaumont, 1989 ; Cobham et Robson*) ; et une telle perspective pourrait s’inscrire dans le cadre d’une rénovation des instruments de la convention de Lomé (Kappel, 1993). Il s’agit d’assurer une ouverture sous-régionale aux pays anglophones et lusophones, qui demeure étrangement absente des tentatives actuelles de relance de l’intégration dans le cadre de l’UEMOA, même si elle n’a jamais été formellement exclue. Rien n’illustre mieux les progrès à réaliser que l’annonce, le 10 janvier 1994, d’un rétablissement de la parité fixe de la naira avec revalorisation du taux de change officiel de 100%, à la veille de la dévaluation du franc CFA. Il est consternant que de telles décisions et leurs mesures d’accompagnement puissent encore être envisagées isolément, alors que les incidences régionales non maîtrisées des politiques d’ajustement sont largement responsables de leur adoption.

La question fondamentale demeure de savoir s’il est possible d’envisager la mise en place d’une dynamique supranationale dans le contexte socio-politique propre à l’Ouest africain. Le projet UEMOA semble œuvrer dans la bonne direction et le soutien des bailleurs de fonds à ce projet conçu en liaison avec un PAS régional, constitue un atout. Il est, bien évidemment, trop tôt pour se prononcer sur l’échec ou le succès probables de cette démarche face aux réticences des États envers tout transfert de souveraineté. Quelle que soit son évolution à court terme, l’UEMOA ne saurait seule impulser une dynamique capable d’enrayer les effets dé structurants du régionalisme transétatique. Pour qu’un tel objectif ait quelque chance de se concrétiser, l’ouverture d’un dialogue sur les politiques économiques et leurs finalités s’imposera tôt ou tard entre le Nigeria et la zone franc, et, plus généralement, entre l’ensemble des pays de la sous-région.

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Visions et approches des bailleurs de fonds

Réal LAVERGNE et Cyril Kofie DADDIEH

Cette contribution analyse le point de vue et les activités de cinq bailleurs de fonds parmi les plus importants en Afrique de l’Ouest : l’Union européenne, la France, les institutions de Bretton Woods, l’USAID et le Canada. Pris ensemble, ces bailleurs de fonds octroient la majeure partie de l’aide que reçoit l’Afrique de l’Ouest, et sont les plus activement engagés dans le dialogue avec les pays africains en matière d’intégration régionale. Ce sont également les intervenants les plus actifs dans le processus d’ajustement structurel qui entraîne des réformes d’une importance considérable pour l’intégration économique, telles que la libéralisation commerciale et la dévaluation, en raison de leur effet sur la compétitivité des exportations sur les marchés régionaux.

L’intervention d’institutions étrangères pour promouvoir une plus grande intégration régionale en Afrique introduit une vision nouvelle de l’intégration régionale. Cette vision suppose non seulement la possibilité d’un soutien extérieur, mais aussi une orientation commerciale plus libérale, la recherche d’une plus grande participation de la société civile et une approche pragmatique et progressive de l’intégration régionale, baptisée par l’UE approche à «géométrie variable ».

Ces idées des bailleurs de fonds sont de plus en plus partagées par les institutions africaines, indépendamment des nuances quant à l’application d’une approche à géométrie variable ou la libéralisation généralisée des échanges. L’expérience démontre, en même temps, l’importance d’un appui extérieur pour le succès des initiatives régionales. Aussi, les conditions semblent-elles rassemblées pour une plus grande concertation des points de vue et des stratégies des donateurs et des institutions africaines pour établir un véritable partenariat dans la poursuite de l’intégration régionale.

L’engagement de l’Afrique en faveur de l’unité régionale n’est pas nouveau. A la veille des indépendances, vers la fin des années 50, Kwame Nkrumah du Ghana, le porte-flambeau de l’indépendance de l’Afrique, exhortait les leaders africains à œuvrer pour l’unité du continent. Son grand charisme et la force considérable de ses idées aidant, il continua à animer, au début des années 60, le débat sur l’économie politique de l’avenir du continent. Ce débat opposait le panafricanisme au nationalisme ou au régionalisme, la planification centrale au libre jeu du marché, et l’autosuffisance à l’extraversion des économies africaines. Ces visions politiques et économiques concurrentes se reflétaient dans les interactions et tensions de trois camps : le groupe panafricaniste radical dit de « Casablanca » ; son antithèse conservatrice, le groupe nationaliste dit de « Monrovia » ; et le groupe franco-africain dit de « Brazzaville », lors des préparatifs à la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), en mai 1963 (Zartman, 1987).

Nkrumah et ses collègues radicaux mirent leur réputation en jeu pour réaliser l’union du continent, qui était, à leurs yeux, l’instrument le plus efficace pour assurer la transformation structurelle de l’Afrique. Mais leurs efforts furent anéantis ou repoussés par l’opposition combinée des factions nationalistes et eurafricaines, numériquement supérieures. Nkrumah et ses collègues du groupe de Casablanca durent accepter une révision majeure de leur vision politique et économique panafricaine, pour éviter l’effondrement du rêve de l’unité africaine. L’OUA (Organisation de l’unité africaine) qui en est sortie a effectivement fourni la structure et la légitimation requises pour la promotion de l’intégration régionale, grâce à la création d’organisations intergouvernementales. Cependant, elle n’a pas édifié un espace politique continental unifié permettant de planifier le développement économique et de mobiliser les énergies et les ressources dans ce but. Les leaders africains ont plutôt créé un club des chefs d’État dont l’objectif était de préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale de chaque État, ainsi que son droit inaliénable à une existence indépendante.

Après ces balbutiements, la recherche de nouvelles définitions et de nouveaux processus d’intégration continentale s’est néanmoins poursuivie, culminant avec l’adoption, en 1980, par les chefs d’État, du plan d’action de Lagos (PAL) dans lequel les idées de Nkrumah transparaissent clairement (Ayele, 1985 : 53). Les leaders africains espéraient que le PAL « mènerait à la création, aux niveaux national, sous-régional et régional, d’une économie africaine dynamique et interdépendante et [ . . .] jetterait ainsi les bases de la création éventuelle d’un marché commun africain conduisant à une Communauté économique africaine » (OUA, 1981 : 2).

Le climat des discussions et des débats sur la nécessité et la faisabilité de l’intégration politique et économique a également évolué. Pendant la première décennie des indépendances, dominée par un climat d’optimisme, les leaders africains pouvaient lancer avec confiance les discussions sur l’intégration, créer les infrastructures institutionnelles nécessaires et adopter des programmes d’action. On ne manquait pas de leaders dont la forte personnalité et les idées concernant l’avenir de l’Afrique pouvaient retenir l’attention et susciter des réactions, favorables ou non. Les discussions et débats de ces dernières années se déroulent, en revanche, dans une atmosphère de crise; et les déclarations pieuses du traité d’Abuja, portant création de la Communauté économique panafricaine, signé par les chefs d’État en 1991, suscitent beaucoup de scepticisme (voir la contribution de Bach*). La confiance d’antan a disparu et les anciens leaders tels que Kwame Nkrumah, Julius Nyerere, Léopold Senghor et Houphouët Boigny ont quitté la scène politique. Le discours politique continue à défendre la régionalisation, mais il lui manque une figure emblématique pouvant en articuler la vision et en mener la croisade, comme le fit autrefois Nkrumah.

La composition des acteurs participant aux discussions sur l’intégration de l’Afrique s’est également modifiée au cours de ces dernières années. Elle s’est élargie à l’extérieur et les voix vantant les vertus de l’intégration régionale sont devenues tout aussi souvent européennes ou nord-américaines qu’africaines. A la fin de 1989, par exemple, Jacques Pelletier, ancien ministre français de la Coopération et du Développement, exhortait les leaders africains à redoubler d’efforts en matière de coopération régionale, sur le modèle de l’Europe. Selon lui, « sans un marché régional, l’Afrique au sud du Sahara ne sera pas suffisamment organisée pour devenir une zone de croissance économique. Sans coordination politique dans tous les domaines — budgétaire, social et juridique — elle restera trop faible face aux grands groupements qui se créent partout dans le monde » (cité par Callaghy, 1991 : 64). Le même sentiment a été exprimé par Edgard Pisani, l’ancien commissaire au Développement de la Communauté européenne, qui affirmait, en toute confiance, que « l’Afrique sera régionale ou ne le sera pas du tout » (CCE, 1991 : 1). Le vice-président de la Banque mondiale, Edward Jaycox,. exprimait des vues analogues lorsqu’il déclarait que les deux impératifs auxquels sont confrontés les pays de l’Afrique subsaharienne sont : 1) pour les gouvernements de la région d’ajuster leurs politiques d’ensemble, de remettre leurs économies


*. Nous indiquons d’un astérisque les communications publiées dans ce volume.

sur la bonne voie, de les rendre aussi efficaces et productives que possible et de libérer le vaste potentiel d’esprit d’entreprise de leurs populations ; et 2) l’urgent besoin de renforcer la coopération économique et enfin l’intégration des économies africaines (Jaycox, 1992 : 65).

L’intérêt accru accordé à l’intégration. et à la coopération régionales africaines par la communauté internationale, se reflète dans la multiplication récente des conférences sur ce thème et les prises de position des agences d’aide internationale. La similitude des positions traduit d’ailleurs, un niveau élevé de consultation et de coordination entre les agences de développement et les agences donatrices au sein de la Coalition mondiale pour l’Afrique (CMA) et du Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économique (CAD/OCDE).

La participation active et concrète des acteurs non africains au débat sur l’intégration du continent tranche nettement avec le leadership africain de la première décennie des indépendances. En effet, les idées et l’initiative venant de l’extérieur ne sont pas accompagnées de fort leadership endogène dans la définition de buts, d’objectifs et de programmes de rechange en matière d’actions régionales, ou pour accorder un engagement financier soutenu aux organisations régionales (Daddieh, 1994). On peut s’interroger néanmoins sur le degré de compatibilité, de complémentarité ou de concurrence des différentes visions de l’intégration. Par ailleurs, l’activisme des bailleurs de fonds semble s’opposer au principe d’autosuffisance prôné par le plan d’action de Lagos et pourrait soulever des problèmes de «paternité» du processus d’intégration africaine, comme c’est déjà le cas en matière d’ajustement structurel. Les bailleurs de fonds devraient être sensibles à ce genre de question, et nous trouvons encourageant le processus actuel de dialogue entre décideurs africains et bailleurs de fonds organisé de façon régulière sur l’intégration régionale et d’autres questions, sous l’égide de la Coalition mondiale pour l’Afrique.

L’objectif de cette contribution est de donner une meilleure compréhension des similitudes et des différences entre les grandes orientations et visions proposées par les bailleurs de fonds. Nous nous focalisons sur l’Union européenne (UE), la France, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et l’Agence canadienne de développement international (ACDI). La position de ces acteurs extérieurs sera ensuite comparée à celles des institutions africaines. L’étude s’inspire essentiellement de documents officiels, de présentations faites aux conférences de Florence (février 1992), de Dakar (janvier 1993) et de Cotonou (juin 1993), d’ouvrages publiés, et d’interviews menées à Washington,

Ottawa et Bruxelles. Nous recourons également à une étude analogue, et, à certains égards, plus détaillée, menée par Brah et al. (1993 : 29–56).

Il existe forcément des différences de point de vue au sein de chaque organisme d’aide internationale. Les débats sur la politique sont conditionnés, dans ces agences, par la personnalité, la perception, l’expérience et l’idéologie de chacun, si bien que l’on n’aboutit pas nécessairement à une seule stratégie ou vision d’ensemble pour la promotion de l’intégration régionale .au sein d’une institution donnée. Même lorsqu’une position officielle est adoptée, la stratégie qu’elle implique peut ne pas être mise en œuvre, ou peut être modifiée au fil du temps. Tout cela complique la définition du point de vue de chaque donateur en matière d’intégration régionale. On peut cependant dégager un point de vue dominant et c’est ce que nous tentons de faire dans cette .contribution.

Les principaux bailleurs de fonds

L’Union européenne

L’Union européenne est le principal avocat de l’intégration régionale parmi les bailleurs de fonds. Elle défend l’intégration régionale en Afrique de longue date et constitue une importante source de financement des projets régionaux. La Commission des communautés européennes (CCE) apporte un leadership intellectuel et a parrainé de nombreuses études et déclarations de politiques sur l’intégration régionale en Afrique. En collaboration avec d’autres bailleurs de fonds, dans le cadre de la Coalition mondiale pour l’Afrique, elle a récemment élaboré un « Plan d’action pour la promotion de la coopération et de l’intégration régionales en Afrique subsaharienne » (CCE, 1991).

Les réflexions récentes au sein de la Commission européenne ont dégagé ce que l’on qualifie de « nouveau régionalisme ». Tirant les leçons tant de l’échec des institutions régionales en Afrique et ailleurs dans le Tiers monde que de l’expérience de l’UE en appui de l’intégration régionale dans ces parties du monde, le « nouveau régionalisme » plaide en faveur d’initiatives modestes et d’une concentration d’efforts sur des objectifs réalistes et limités. Des leçons sont tirées également de l’expérience européenne, et on signale certains facteurs clés dans le succès de cette expérience, notamment : l’existence de mécanismes institutionnels

rigoureux mais flexibles ; la convertibilité totale des monnaies ; la mise en place de politiques économiques et sociales pour réduire les disparités régionales ; et la possibilité d’une évolution à plusieurs vitesses pour différents sous-groupes de pays (CCE, 1992c ; 1993).

Un principe important est celui de la « subsidiarité ». Il prévoit la répartition des responsabilités entre les entités représentant des niveaux géographiques différents de manière à attribuer la responsabilité à un niveau supérieur seulement lorsqu’il est possible de traiter plus efficacement d’une question à ce niveau, de façon à maintenir le pouvoir le plus près des populations possible. Ainsi, seuls les problèmes réellement transnationaux et ne pouvant pas être résolus au niveau national ou sous-régional sont portés devant les entités régionales.

L’UE soutient que l’intégration régionale peut se dérouler à des allures différentes pour des sous-groupes différents au sein d’une communauté donnée. L’approche proposée, dénommée « géométrie variable », admet la possibilité d’une mise en œuvre variable des politiques communautaires par des sous-groupes de pays. Le maintien de l’Union économique Belgique-Luxembourg et du Benelux est donné comme exemple de la flexibilité des mécanismes au sein de l’UE. L’Union européenne juge normal que certains groupes puissent évoluer à des allures différentes dans le cadre de schémas d’intégration couvrant un grand nombre de participants, et l’approche dite à « géométrie variable » permet de poursuivre l’intégration de façon accélérée là où existe l’engagement politique soutenu nécessaire à sa réussite. Cette approche reflète l’expérience de l’UE qui a vu le nombre des pays membres s’élargir progressivement d’un noyau initial de six pays aux douze qui la constituent actuellement, et qui a mis en place des mécanismes particuliers avec les pays voisins.

U ne telle approche est en train d’être appliquée en Afrique australe et orientale, où l’UE et la Banque mondiale parrainent une initiative d’intégration régionale en association avec le FMI et la Banque africaine de développement. Il s’agit d’une initiative concertée des bailleurs de fonds pour appuyer les gouvernements nationaux dans des projets conformes à la poursuite d’un programme d’action commun (PAC) adopté en septembre 1993 par les quatorze pays de l’Afrique australe et orientale. Ce programme, dénommé Cross-Border Initiative, se distingue par la flexibilité avec laquelle est accordé le soutien financier à tout pays souhaitant entreprendre des réformes conformes au PAC, selon le principe de la « géométrie variable » (d’Agostino, 1993).

Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, le plan d’action de la CCE envisageait comme option une évolution parallèle non exclusive de la CEDEAO et de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest

(CEAO), dans une approche à géométrie variable (CCE, 1991) ; l’UE est maintenant l’un des bailleurs de fonds appuyant l’initiative de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) qui a supplanté la CEAO depuis la dissolution de cette dernière en mars 1994.

Le plan d’action reconnaît cependant les risques de double emploi. C’est pourquoi il recommande la rationalisation des institutions régionales d’intégration afin d’atténuer les problèmes et les coûts occasionnés par le chevauchement des fonctions, la concurrence pour le financement et les adhésions multiples (CCE, 1991).

L’UE joue un rôle de chef de file en essayant d’influencer l’attitude des autres bailleurs de fonds en faveur de l’intégration régionale. Elle encourage la communauté des donateurs à fournir une assistance financière et technique plus importante et à faire preuve d’un «réflexe» de coopération régionale, pour que toute son assistance soit programmée et évaluée sur la base de sa contribution à la coopération et à l’intégration régionales. Elle préconise également un environnement commercial international propice qui complète les efforts d’intégration des pays africains.

L’UE invite la communauté des bailleurs de fonds à prendre plus largement conscience de la relation entre l’intégration économique régionale et les réformes économiques entreprises dans le cadre de l’ajustement structurel ou d’autres programmes du genre, pour garantir la cohérence globale et la compatibilité des politiques. A cet égard, l’UE préconise plus facilement que le FMI et la Banque mondiale le maintien d’un certain degré de protectionnisme régional des industries naissantes face aux pays tiers. Les réformes des politiques préconisées par l’UE mettent néanmoins l’accent sur la suppression des barrières tarifaires et non tarifaires aux échanges et à la mobilité des facteurs, et sur l’amélioration de la coopération monétaire.

L’UE a accordé des appuis financiers pour les infrastructures régionales de transport et de communications, et contribué au fonctionnement d’institutions régionales comme le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS) et le Centre d’agrométéorologie et d’hydrologie opérationnelle (AGRHYMET), ainsi qu’à des projets régionaux de recherche et de santé. L’UE a apporté un concours important également à la CEAO et la CEDEAO. La Convention de Lomé IV (1991–1995) alloue 10% du Fonds européen de développement aux activités régionales et 228 millions d’écu aux activités relatives à la coopération et à l’intégration régionales en Afrique de l’Ouest (Hugon, 1991 a : 12 ; Brah et al., 1993 : 35).

La France

La politique française en matière d’intégration régionale en Afrique se manifeste directement dans l’application de sa politique étrangère et par le truchement de l’UE, depuis la signature du traité de Rome en 1957. La politique de la France relative à ses intérêts coloniaux d’alors a été élargie par le biais de la CEE (communauté économique européenne) moyennant le Titre IV du traité de Rome, imposé par la France comme condition de sa participation à la Communauté européenne (Schreurs, 1993). Le Titre IV accordait un statut particulier aux colonies françaises et belges de l’époque, et fut le précurseur des conventions de Yaoundé et de Lomé qui régissent depuis lors la politique de l’UE à l’égard des pays ACP (Afrique, Pacifique et Caraïbes).

A vrai dire, c’est durant la période coloniale que l’intégration régionale des pays de la zone franc a atteint son apogée (Benoist, 1993). Le poids des intérêts concurrents et des pressions nationalistes, à la veille des indépendances, a miné cette intégration et conduit à la dissolution effective de la Fédération de l’Afrique occidentale française (A OF) en 1959. La relation spéciale des pays de l’AOF a néanmoins survécu sous une autre forme dans des institutions telles que l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) et la CEAO. L’UMOA, dont l’existence n’a été possible que grâce au soutien de la France, était un produit de l’ère coloniale. La CEAO a succédé à l’Union douanière et économique de l’Afrique de l’Ouest (UDEAO), dont la création remonte à la Fédération de l’AOF, établie en 1895. Grâce au soutien continu de la France, les pays de la zone franc disposent actuellement du réseau de mécanismes de coopération régionale le plus dense de l’Afrique subsaharienne (Bach, 1993).

La politique de la France en Afrique de l’Ouest reste aujourd’hui concentrée essentiellement sur les pays de l’UEMOA (ex-UMOA), qui ont maintenu une certaine tradition de partage de souveraineté et de collaboration dans les questions monétaires. L’intérêt de la France à l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest reste limité à l’espace francophone, mais pourrait s’accentuer en raison de l’augmentation des investissements français au Nigeria.

L’accent est mis désormais sur l’adoption d’une approche pragmatique et progressive apte à limiter le poids financier imposé aux pays participants tout en consolidant les acquis de la zone franc (France, Mission de coopération et d’action culturelle, 1993 : 4). Cette approche se manifeste par un ensemble d’initiatives concrètes, visant l’amélioration de l’environnement économique dans les pays de la zone franc. Ces projets cher-

chent à réformer le secteur de l’assurance, le droit des affaires, la sécurité sociale et le secteur bancaire et financier, moyennant l’harmonisation des structures juridiques et institutionnelles et la création de mécanismes réglementaires à l’échelle régionale. Une attention particulière est également accordée à la création de centres de formation régionaux, et au projet Afristat visant la création d’une base de données économiques fiables pour les pays de la zone (Brah et al., 1993 ; France, Mission de coopération et d’action culturelle, 1993).

La France a également appuyé la transformation de l’UMOA en Union économique et monétaire (UEMOA1). L’UEMOA est un vaste projet visant à créer une union économique des pays membres y compris la constitution d’une union douanière (UEMOA, 1994: Art. IV, par. 2). Un accent particulier est mis sur la nécessité de réformes et de coordination des politiques économiques, y compris l’harmonisation des politiques fiscales et sectorielles. Ce qui est conforme aux orientations récentes de la politique française et aux points de vue d’autres participants, notamment la BCEAO, chargée de la mise en œuvre de l’UEMOA (voir Brah et al., 1993 : 40–43 ; BCEAO, 1993 ; France, Mission de coopération et d’action culturelle, 1993: 9; Wilson, 1993; interview du Gouverneur de la BCEAO, publiée par le Groupe Jeune Afrique, 1994 : 6). La préoccupation croissante de la France en faveur des réformes macro-économiques s’est manifestée dramatiquement dans le rôle qu’elle a joué dans la dévaluation du franc CFA de 50% en janvier 1994. L’importance accordée à la réforme et à la coordination des politiques macro-économiques représente un changement d’orientation par rapport aux expériences antérieures focalisées sur les échanges préférentiels, comme celle de la CEAO.

Les mesures d’amélioration de l’environnement économique des pays de l’UEMOA, souhaitables en elles-mêmes, profitent aux entreprises françaises, solidement implantées dans la région dans les secteurs industriel et des services. Les intérêts économiques de la France en matière de libéralisation commerciale sont, en revanche, moins évidents, puisque les sociétés et succursales françaises sont souvent les principales bénéficiaires des restrictions aux importations ; d’où, sans doute, le manque d’enthousiasme de la politique française concernant les mesures de libéralisation commerciale (Berg, 1991, Brah et al., 1993). On note cependant une réorientation de la politique française, qui fait partie, selon Daniel Bach de la « modernisation du capitalisme français », en faveur d’une réduction du


1. Les études de faisabilité ont été financées par la France, la Banque mondiale, la BCEAO et la Banque ouest-africaine de développement (BOAD).

protectionnisme de la zone et de la promotion d’une plus grande compétitivité des entreprises françaises établies dans la zone (communication personnelle). La France collabore ainsi étroitement avec la Banque mondiale à l’élaboration d’un tarif extérieur commun à la zone dans le cadre de l’UEMOA.

Une deuxième grande initiative bénéficiant du soutien de la France est l’initiative Cissokho, du nom du ministre sénégalais du Développement rural qui l’a lancée en 1991. Cette initiative porte essentiellement sur l’agriculture et l’élevage et concerne les ministres de l’Agriculture et du Développement rural de quinze pays francophones et non francophones de l’Afrique centrale et de l’Ouest. L’initiative a été lancée en mars 1991 à la conférence des ministres de l’Agriculture, ‘pour discuter de projets relatifs à la création d’une zone de libre-échange des céréales, de la viande et des oléagineux. Elle s’inspire d’une approche éprouvée par la Conférence de coordination au développement de l’Afrique australe (SADCC, devenu SADC, Communauté pour le développement de l’Afrique austraie), en attribuant au ministère de l’Agriculture de chaque pays la responsabilité de certaines activités ou de sous-secteurs précis (les marchés régionaux de céréales pour le Mali ; l’élevage et la viande pour le Cameroun ; les huiles végétales et les oléagineux pour le Togo ; les produits d’exportations pour la Côte-d’Ivoire; les produits divers pour la Guinée; la recherche appliquée pour le Nigeria; les mécanismes de soutien et certaines questions d’intérêt général pour le Burkina-Faso; et la coordination globale et les grandes questions de politique économique pour le Sénégal). Cette initiative repose sur une approche pragmatique visant à améliorer la compétitivité de la région sur les marchés mondiaux, par secteur ou par produit, grâce à l’intégration progressive des marchés agricoles et la coordination des politiques (Diop et Lavergne, 1994).

Une autre dimension de l’approche de la France en matière d’intégration régionale est une réorientation de son aide aux institutions régionales en faveur de celles permettant la gestion collective d’infrastructures ou de services clés, le développement de politiques sectorielles communes ou la réalisation d’importantes économies d’échelle [ex : l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) ; le CILSS ; ou l’Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique (ASECNA)] (Brah et al., 1993 : 43). Une attention particulière est accordée au développement d’un marché régional de céréales (Brah et al., 1993 : 43–44).

Les institutions de Bretton Woods : la Banque mondiale et le FMI

Les points de vue des institutions de Bretton Woods sont assez homogènes et relativement familiers, grâce aux nombreuses publications de la Banque mondiale (voir, par exemple, Banque mondiale, 1989a, chapitre 7 ; Banque mondiale, 1989b ; Langhammer et Hiemenenz, 1991 ; Mansoor et Inotai, 1991; Foroutan, 1992; Jaycox, 1992). Bien que la Banque mondiale et le FMI ne soient pas aussi activement engagés dans l’appui aux programmes d’intégration régionale que l’UE ou la France, ils peuvent considérablement influer sur le processus par le biais des programmes d’ajustement structurel qu’ils financent dans la région et la promotion des politiques commerciales et d’investissement plus libérales contenues dans ces programmes.

Malgré certaines expressions d’appui de la Banque mondiale relatif à l’intégration économique et à la coopération régionale (Banque mondiale, 1989a ; Conable, 1991 ; Jaycox, 1992), le point de vue dominant au sein des institutions de Bretton Woods est que l’Afrique ne réunit pas les conditions préalables à la réussite de l’intégration économique poursuivie selon l’approche traditionnelle. Faezeh Foroutan (1993), de la Banque mondiale, relève trois causes de l’échec de la libéralisation des échanges intrarégionaux en Afrique :

• le recours excessif à la politique de substitution aux importations, donnant lieu à une structure industrielle non compétitive et à des taux de change surévalués ;

• la dépendance à l’égard des recettes douanières comme principale source de recettes publiques ;

• la répartition inégale des coûts et avantages de l’intégration régionale entre pays de différents niveaux de développement.

Foroutan soutient que la réalisation des avantages théoriques de l’intégration suppose l’existence d’une certaine similitude des partenaires, afin que chacun puisse tirer profit de l’intégration ou l’institution d’un mécanisme efficace et équitable de compensation des perdants par les gagnants. Or, les faibles complémentarités manifestes en Afrique de l’Ouest et les grandes disparités en matière de population, de ressources naturelles, de capacité industrielle et de revenu par habitant, tendent à orienter les avantages de l’intégration régionale, sous la forme d’une augmentation des exportations, au profit de certains pays. Les chiffres corroborent cet argument : en 1990, la Côte-d’Ivoire assurait 75% des exportations intra-CEAO et seulement 13% de ses importations; la Côte-d’Ivoire et le Nigeria réunis assuraient 72% des exportations de la

CEDEAO et seulement 22% des importations (Foroutan, 1993). En raison des coûts et des difficultés d’application des mécanismes de compensation, la Banque mondiale et le FMI sont donc sceptiques quant aux possibilités d’amélioration des échanges intrafricains par le biais de l’intégration économique régionale selon l’approche classique.

Le même scepticisme est exprimé à propos de l’appui aux projets industriels multinationaux à forte intensité de capitaux, à la suite de l’échec de grands projets tels que la Cimenterie de l’Afrique de l’Ouest (CIMAO) au Togo et la raffinerie de pétrole de l’Union douanière et économique de l’Afrique centrale (UDEAC) à Port-Gentil. Le projet de la CIMAO, créé au début des années 80, grâce au financement de la Banque mondiale et de l’Allemagne pour fournir aux trois partenaires concernés (le Ghana, la Côte-d’Ivoire et le Togo) le clinker nécessaire à la production de ciment, a dû fermer ses portes après seulement quelques mois de fonctionnement! La demande s’est révélée très inférieure aux prévisions, et le coût du clinker produit deux. fois supérieur au prix mondial. Deux autres projets industriels conjoints d’envergure plus modeste, pour la production de sucre et de ciment entre le Bénin et le Nigeria, ont également échoué après la décision du Nigeria de fermer ses frontières en 1984 (Banque mondiale, 1989a : 150 ; Berg, 1991). Comme le remarque la Banque mondiale, « toute l’expérience montre qu’on aboutit à des projets coûteux et non viables économiquement lorsque la gestion est assurée par le secteur public et que les marchés sont protégés. Cette approche ne constitue donc pas une base saine pour l’intégration » (1989a : 181).

La stratégie de rechange proposée par la Banque mondiale dans son étude prospective à long terme publiée en 1989, De la crise à la croissance durable, comprend trois grands axes : « l’élaboration, pour la promotion de la coopération et de l’intégration régionales, d’approches progressives mais globales; le renforcement de certaines formes fonctionnelles de coopération; et la création d’un environnement propice à la libre-circulation des biens, des services, de la main-d’œuvre et du capital » (1989a : 181).

La préoccupation de la Banque et du FMI pour la viabilité à court terme amène ces institutions à préconiser des accords d’intégration partielle par petits groupes de pays, ou une approche par projets. Un fonctionnaire de la Banque qualifie l’approche de la CEA telle que représentée dans le plan d’action de Lagos de proposition du tout ou rien. Il reconnaît la nécessité d’œuvrer pour la constitution de grands ensembles, mais soutient que rien ne devrait empêcher la poursuite d’initiatives de petite et moyenne envergure, dans l’intérim. L’approche progressive préconisée par la Banque mondiale consiste à encourager deux ou plusieurs pays à

poursuivre toute démarche intégrative le plus rapidement possible, dès qu’ils en perçoivent des avantages réciproques.

La Banque plaide pour un appui des bailleurs de fonds dans ce sens, et il n’est donc pas surprenant qu’elle soit l’une des institutions à soutenir l’UEMOA. La Banque mondiale appuie également des initiatives sectorielles multi-pays telles que le Plan d’action sur le bétail, dont l’objectif est de libéraliser le commerce des produits de l’élevage entre le Mali, le Burkina-Faso et la Côte-d’Ivoire.

La Banque considère que les bailleurs de fonds ont un rôle important à jouer dans l’appui de projets ou d’initiatives spécifiques dans plusieurs domaines d’importance régionale, y compris : le transport, l’énergie et les communications ; l’assurance et les banques ; l’éducation et la recherche ; la gestion des ressources naturelles (Banque mondiale, 1989a : 182–188). Les personnes que nous avons interviewées étaient d’avis que les initiatives reposant sur la coopération ainsi que sur la coordination et l’harmonisation des politiques ont de meilleures chances de contribuer à l’intégration des échanges et des marchés des facteurs que les mécanismes préférentiels. Il a été proposé de jumeler l’aide aux projets à la libéralisation commerciale pour compenser les pertes de recettes douanières d’une façon plus durable que ne le permettent les mécanismes de compensation classiques (Samen et Foroutan de la Banque mondiale ; Corsepiuz et Kimaro du FMI).

Cependant, le principal effet de la Banque et du Fonds, en matière d’intégration régionale, résulte probablement des réformes de politiques encouragées par ces institutions, grâce à leurs programmes d’ajustement structurel. Ces programmes comportent presque invariablement la libéralisation du commerce et la dévaluation du taux de change, qui, combinées, entraînent une plus grande ouverture au reste du monde, y compris aux pays voisins. En effet, la libéralisation du commerce rend les importations en provenance des pays voisins plus compétitives dans le pays procédant à l’ajustement, alors que la dévaluation du taux de change accroît la compétitivité de ses exportations. Étant donné le déroulement simultané de programmes d’ajustement structurel dans pratiquement tous les pays de l’Afrique de l’Ouest, il se produit un effet cumulé fort propice à l’intégration régionale. Depuis le changement de parité du franc CFA effectué au début de 19942, toutes les monnaies de l’Afrique de l’Ouest ont maintenant été dévaluées en termes réels par rapport au reste


2. Pour les données sur la dévaluation du taux de change réel dans les pays hors zone franc en Afrique de l’Ouest, voir Banque mondiale, 1994: 282.

du monde, ce qui rend les produits de la région beaucoup plus compétitifs qu’ils ne l’ont été depuis fort longtemps.

Le rapport de la Banque mondiale sur les perspectives à long terme de l’Afrique est plutôt circonspect sur le rôle de l’ajustement structurel dans la promotion de l’intégration économique régionale. Son analyse de « l’environnement propice » à l’intégration traite plutôt de la libéralisation régionale des échanges, des instruments de financement du commerce régional, de la mobilité de la main-d’œuvre et des capitaux, et de la réduction des barrières réglementaires aux échanges, mentionnant à peine l’ajustement structurel (1989a : 190). . La pratique de la Banque mondiale est cependant plus orthodoxe, et des analyses récentes d’économistes de la Banque mondiale reflètent plus clairement cette orthodoxie (Mansoor et Inotai, 1991 : 226–228). La pratique de la Banque et du FMI par rapport à l’intégration économique s’inspire en effet des principes du libre-échange, de la concurrence et des politiques économiques libérales, généralement associés à ces institutions. Tout en appuyant la libéralisation du commerce régional comme première étape d’une libéralisation généralisée, on estime qu’une telle libéralisation ne devrait pas s’accompagner d’un renforcement du protectionnisme à l’égard du reste du monde. Les mécanismes d’échanges préférentiels et la libéralisation du commerce constituent donc des initiatives à entreprendre en parallèle, selon une formule n’autorisant que de faibles tarifs extérieurs et de faibles marges préférentielles, afin de minimiser le détournement des échanges et les pertes d’efficacité économique qui en résultent (Banque mondiale, 1989a : Mansoor et Inotai, 1991). Dans ce contexte, on perçoit l’intégration économique comme un instrument non pas de protection des marchés régionaux, mais d’un commerce plus efficace avec le reste du monde, grâce à l’amélioration de la compétitivité sur les marchés extérieurs3.

L’USAID

Bien que l’USAID participe à des activités tant bilatérales (de pays à pays) que régionales en Afrique, la programmation se fait surtout sur une base bilatérale, à partir des bureaux de l’USAID fonctionnant sur place dans les pays concernés. Les activités régionales en Afrique de l’Ouest


3. Cette position a été éloquemment exprimée par le représentant résident de la Banque mondiale au Sénégal, Elkyn Chaparro, dans son discours à la conférence internationale sur l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, organisée du 11 au 15 janvier 1993 à Dakar par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI).

sont gérées par un groupe relativement restreint siégeant au Bureau pour l’Afrique, à Washington.

Les activités de l’USAID en Afrique sont financées par le Fonds de développement pour l’Afrique (DFA), et son orientation stratégique est précisée dans la présentation de l’USAID au Congrès concernant le DFA pour l’exercice budgétaire 1993 (USAID, 1993). Le document définit quatre «objectifs stratégiques» : une meilleure gestion des économies africaines, le renforcement des marchés compétitifs, l’augmentation à long terme de la productivité et l’amélioration de la sécurité alimentaire. Une nouvelle dimension importante, depuis la mise en place du DFA, est la possibilité d’intégrer l’assistance sectorielle et les activités traditionnelles d’aide alimentaire et aux projets (USAID, 1993), ce qui a permis à l’USAID de s’engager davantage dans la réforme des politiques sectorielles, tout comme la Banque mondiale l’a fait au niveau macro-économique. L’omission de toute référence à l’intégration régionale dans le document du DFA traduit la faible priorité accordée à cette question par l’USAID.

Compte tenu des compressions budgétaires, l’USAID traverse cependant une période de transition et cherche à déterminer l’utilisation la plus efficace des ressources disponibles, ce qui semble avoir produit un plus grand intérêt pour les initiatives régionales.

Les professionnels du Bureau pour l’Afrique que nous avons rencontrés se sont montrés sceptiques au sujet des programmes d’intégration régionale reposant sur des mécanismes d’échanges préférentiels. A l’instar de leurs homologues de la Banque mondiale et du FMI, ils soutiennent que les échanges internationaux pourraient générer de plus grands avantages. Ils précisent que l’USAID ne soutiendrait pas des schémas d’intégration à caractère protectionniste, et ils se méfient de l’argument des industries naissantes défendu par l’UE en faveur de la protection industrielle. Ils doutent que les mouvements africains eux-mêmes veuillent réellement libéraliser les marchés régionaux.

Si l’USAID n’a pas un vaste programme axé sur l’intégration régionale, il appuie néanmoins bon nombre de projets et d’activités à caractère régional. Cela inclut un appui pour des organisations régionales aux objectifs techniques relativement limités, et une vaste gamme d’activités régionales visant à traduire concrètement les quatre «objectifs stratégiques » cités plus haut. Il s’agit notamment de l’appui au plan d’action pour l’élevage (financé conjointement avec la Banque mondiale) et de l’appui à certaines organisations régionales œuvrant dans les domaines de la gestion des ressources naturelles, de la lutte contre la sécheresse et la désertification, de la gestion démographique, et de la lutte contre les endé-

mies, telles que le CILSS, AGRHYMET, l’Institut du Sahel (INSAH), le Centre d’études et de recherche sur la population pour le développement (CERPOD) et la Cellule informelle d’étude et de recherche pour la gestion de l’information sur les échanges (CINERGIE).

L’USAID appuie également le renforcement des capacités régionales et la recherche en matière d’analyse économique, par le biais d’une variété de mécanismes. Ceux-ci incluent, en matière de renforcement des capacités, le Consortium pour la recherche économique en Afrique, le Réseau sur les politiques industrielles et la création de programmes de collaboration dans la formation de troisième cycle en économique. Les initiatives en matière de recherche englobent des travaux sur la réforme monétaire, sur les avantages comparatifs de l’Afrique de l’Ouest (voir la contribution de Stryker et al.*), sur les courants d’échanges formels et informels entre certains pays, et la recherche de moyens permettant d’appuyer la suppression des barrières commerciales ou de créer de nouvelles opportunités commerciales. En vue de stimuler le développement du secteur privé, l’USAID appuie également un réseau d’hommes d’affaires, en Afrique de l’Ouest.

Le Canada

Le programme d’aide bilatérale du Canada, axé jusqu’ici sur la programmation par pays, semblait avoir subi une réorientation assez radicale depuis la publication, en octobre 1991, de sa vision de l’Afrique du XXIe siècle, dénommée Afrique 21. Le programme Afrique 21 définit un certain nombre de priorités pour lesquelles il se dégage un consensus au sein de la communauté internationale, et fait de l’intégration régionale un domaine central d’intervention stratégique dans lequel le Canada pourrait jouer un « rôle de catalyseur » (ACDI, 1991 : 2). L’adoption officielle d’Afrique 21 a conduit à une multiplication d’activités et de réflexions, et à l’élaboration de stratégies régionales pour l’Afrique australe, l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient et l’Afrique de l’Ouest. Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, la réflexion a abouti à la production d’une série de documents de travail dont un sur l’intégration régionale (ACDI, 1992).

Certaines restructurations institutionnelles au sein de l’Agence ont renforcé, parallèlement, sa capacité de réflexion régionale. Un pas important dans ce sens a été fait en 1991, lorsqu’on fusionnait les directions de l’Afrique francophone et anglophone en une seule direction générale pour

l’Afrique et le Moyen-Orient, divisée selon des critères géographiques. Il n’existe à présent qu’une seule direction pour les seize pays de l’Afrique de l’Ouest. La restructuration de la direction de l’Afrique de l’Ouest a également été mise en œuvre. La nouvelle structure prévoit une unité d’analyse stratégique au niveau régional et la répartition du personnel de programme dans quatre divisions, dont l’une chargée des projets régionaux et les trois autres couvrant respectivement les pays du Sahel, un groupe de pays côtiers essentiellement anglophones (le Ghana, le Nigeria, le Togo, le Liberia et la Sierra Leone), et un troisième groupe de pays côtiers francophones (la Côte-d’Ivoire, la Guinée et le Bénin).

La Stratégie régionale pour l’Afrique de l’Ouest, dont le contenu a été approuvé en principe en juin 1994, fournit un cadre régional pour l’élaboration des programmes nationaux devant favoriser une plus grande focalisation sur les questions régionales.

Cependant, la forte orientation de Afrique 21 sur l’intégration régionale a perdu de plus en plus de vigueur depuis la publication de ce document, surtout pour l’Afrique de l’Ouest. Plusieurs facteurs y ont contribué, y compris l’élection d’un nouveau gouvernement en septembre 1993, le remaniement subséquent des postes des hauts fonctionnaires et les discussions générales au sein de l’Agence.

L’ambivalence actuelle de l’Agence par rapport à l’intégration régionale transparaît clairement dans la stratégie régionale pour l’Afrique de l’Ouest, articulée autour de quatre domaines ou thèmes d’intervention : la croissance économique fondée sur le dynamisme du secteur des exportations ; le changement social et le développement des ressources humaines ; la bonne gouvernance et la démocratie ; et la gestion des ressources naturelles. L’intégration régionale ne fait pas partie de ces thèmes. Elle est tenue d’être un thème sous-jacent et omniprésent dans tous les programmes, mais on la considère encore trop mal ciblée et difficile à mettre en pratique pour faire l’objet d’une programmation précise (ACDI, 1994 : section 6.3.3).

On note une convergence entre l’analyse de l’ACDI et celle exposée par Bourenane dans cet ouvrage, qui préconise une approche à long terme axée sur la construction communautaire et la définition d’objectifs réalisables. Ainsi, pour l’ACDI, « l’intégration régionale formelle et fonctionnelle ne se réalisera certainement pas avant plusieurs années et ne se produira probablement que lorsque les gouvernements se connaîtront mieux et auront établi les bases d’une confiance réciproque, résultant de réalisations et d’efforts communs dans des domaines plus modestes » (ACDI, 1993 : 16). Les efforts de l’ACDI se focaliseront en conséquence sur l’appui au dialogue régional en matière de réforme des politiques, sur l’appui

d’activités aboutissant à des résultats tangibles pour les pays concernés et sur la participation des institutions nationales les plus ouvertes au dialogue avec les partenaires régionaux (ACDI, 1994 : section 6.3.3). Tel qu’il est conçu pour l’Afrique de l’Ouest, le régionalisme de l’ACDI prône la coopération et l’intégration de petits groupes de pays, sur la base d’accords par produit ou d’accords spéciaux entre pays voisins, conformément au principe de l’avantage réciproque, selon le modèle du programme d’action commun du Cross-Border Initiative préconisé par la BAD et la Banque mondiale pour le cas de l’Afrique australe.

On ne peut pas facilement préjuger de l’influence du régionalisme sur la programmation de l’ACDI. La réflexion au sein de l’Agence en ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest en particulier, a porté plus sur la notion relativement étroite d’intégration économique (voir en particulier ACDI, 1992) que sur les concepts les plus larges d’intégration et de coopération régionales, utilisés dans le présent ouvrage. Cette vision quelque peu étroite du régionalisme pourrait expliquer certaines réserves au sein de l’Agence. On pourrait cependant facilement concevoir une stratégie régionale accordant une place de choix au régionalisme au sens large du terme, en dépit d’un appui relativement moindre à l’intégration économique dans son acceptation traditionnelle. Une analyse minutieuse de la stratégie régionale pour l’Afrique de l’Ouest suffirait à faire ressortir une multitude de possibilités d’initiatives régionales, non seulement dans le cadre du premier thème, consacré aux échanges, mais également dans le développement des ressources humaines (où des initiatives régionales peuvent être envisagées) et dans la gestion des ressources naturelles (dont la pêche, en particulier).

L’accentuation de la programmation et de la coopération régionales par l’ACDI pourrait l’amener à collaborer plus étroitement avec le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), autre institution canadienne qui a fait de l’intégration et de la coopération régionales une priorité. Bien qu’il s’agisse d’une institution de taille relativement modeste, le CRDI est l’un des rares donateurs actifs sur une base strictement régionale et appuyant la recherche au niveau des institutions et des intellectuels africains. Cette démarche a permis au CRDI d’innover dans certains domaines de collaboration régionale en matière de recherche, grâce à des formules d’appui institutionnel et de constitution de réseaux.

L’ACDI pourrait également collaborer avec d’autres organismes d’aide internationale. Sa perception de l’intégration économique, telle que présentée dans un document de travail de 1992 (ACDI 1992), n’est pas radicalement différente de celle de la Banque mondiale ou d’autres bailleurs de fonds. L’ACDI appuie la libéralisation des échanges régionaux et des

mouvements de facteurs, tout en exprimant la mise en garde habituelle concernant l’importance des politiques commerciales libérales. Elle met également l’accent sur la nécessité d’une harmonisation des politiques. Dans ce cas, la priorité pour l’ACDI est la nécessité de dispositions monétaires stables entre l’UEMOA et le Nigeria, comme le préconise Bach*. L’ACDI recommande enfin, comme les autres, une approche pragmatique et progressive, et accorde son appui au projet de l’UEMOA et à l’initiative Cissokho, soutenus par la France et d’autres bailleurs de fonds (ACDI, 1992).

Quel rôle pour les bailleurs de fonds?

Certaines caractéristiques des bailleurs de fonds font d’eux des acteurs largement incontournables dans le domaine de l’intégration régionale. Il s’agit d’abord et évidemment de l’accès qu’ils détiennent aux ressources financières. L’importance du financement extérieur est particulièrement aiguë dans les projets d’envergure régionale, à cause de l’absence d’une base de financement autonome à ce niveau. Si les organismes d’aide internationale sont au niveau national une source supplémentaire de revenus par rapport à la fiscalité nationale, ils deviennent, au niveau régional, presque la seule voie viable de financement.

Les bailleurs de fonds ont, en second lieu, une approche très opérationnelle. Peuplés de technocrates ayant des budgets à dépenser et déconnectés du pouvoir politique des États de par leur rôle d’agents extérieurs, ils sont à la recherche d’approches avant tout pragmatiques et concrètes, que l’on retrouve dans leurs stratégies d’intervention.

Ils ont en commun enfin une approche fortement axée sur les marchés et les politiques économiques libérales, dont les origines se repèrent sans difficulté dans l’idéologie économique dominante des pays représentés par cette communauté. Indépendamment des lacunes que certains attribueront à une telle approche comme stratégie de développement à long terme, elle est fondamentalement indispensable à l’intégration économique régionale fondée sur la libéralisation des échanges et les flux sans entrave des facteurs.

Certaines aires d’intervention se prêtent néanmoins mieux à l’appui extérieur que d’autres, et on retrouve ainsi une importante distinction entre les concepts de coopération et d’intégration régionales, dans le dialogue

des bailleurs de fonds. La coopération régionale est généralement plus ponctuelle, impliquant un engagement plus limité des intervenants dans le temps. Elle implique des efforts de collaboration volontaires entre pays voisins adoptant des formules flexibles, au cas par cas, dans l’intérêt mutuel des pays participants (Berg, 1991 ; Brah et al., 1993 : 31–32 ; Bourenane*). En comparaison, l’intégration régionale est une formule plus exigeante et contraignante, puisqu’elle implique, outre la coopération, un certain partage de la souveraineté des pays participants. Elle suppose donc un important engagement politique des pays participants, dès le départ.

Cette distinction permet de mieux apprécier ce que les organismes d’aide internationale peuvent ou ne peuvent faire en ‘appui à l’intégration ou à la coopération régionales. Si les bailleurs de fonds peuvent fournir le financement nécessaire à la poursuite des projets de coopération régionale, ils ne peuvent pas facilement obliger les pays à céder leur souveraineté sur leurs propres affaires, comme l’implique l’intégration régionale. La tendance des bailleurs de fonds serait, ainsi, à se retirer de certains domaines d’activité, au profit d’initiatives de type coopératif, en l’absence d’une volonté politique suffisante de la part des gouvernements africains eux-mêmes. C’est en effet ce que l’on observe dans la pratique, et cette pratique n’évoluera vraisemblablement guère dans le sens contraire en l’absence d’une ferme volonté des États de résoudre le problème de la supranationalité.

Les organismes d’aide internationale s’intéressent, malgré leur caractère d’agents extérieurs, aux politiques économiques. Le contrôle qu’ils exercent sur les ressources financières importantes leur fournit un puissant levier de conditionnalité, appliqué avec de moins en moins de réserve dans le contexte des programmes d’ajustement structurel.

La conditionnalité de ces programmes implique évidemment une perte de souveraineté des États concernés, et la question se pose de savoir si ce genre de conditionnalité ne pourrait pas s’étendre au plan régional. Certains auteurs soulignent les avantages qu’offrirait une plus grande coordination des projets d’ajustement structurel et un plus grand effort d’adaptation des réformes des politiques aux besoins de l’intégration régionale (Berg, 1991 ; Hugon, 1991b ; BAD, 1993 ; Daddieh, 1994). Cette option semble de plus en plus intéresser les bailleurs de fonds voulant appuyer l’intégration régionale. En effet, la Banque africaine de développement a consacré une partie majeure de son rapport sur le développement en Afrique de 1993 à cette question. La collaboration étroite des donateurs et de la BCEAO dans le projet UEMOA peut également être interprétée dans ce sens, et on reconnaît l’empreinte des institutions internationales d’ajustement structurel dans les mécanismes de surveillance multilatérale et de

sanctions prévus pour l’harmonisation des politiques économiques, qui font l’originalité du projet UEMOA (Ghymers, 1994). La grande déficience de l’UEMOA sur ce plan est de se limiter aux pays de langue francophone, puisqu’on retrouve surtout entre pays anglophones et francophones les plus grands besoins d’harmonisation des politiques économiques (voir la contribution de Bach*). Les donateurs pourraient trouver un rôle très positif à jouer en étendant leurs efforts d’harmonisation des politiques au-delà des frontières actuelles de l’UEMOA.

Divergences et convergences

Les bailleurs de fonds se doivent dans tous les cas de figure d’agir en tant que partenaires des institutions et des gouvernements africains. Or, le point de vue africain peut diverger de celui des bailleurs de fonds. Le point de vue africain sur l’intégration régionale est représenté d’abord par les institutions régionales telles que la CEA, l’OUA et la BAD, pour l’Afrique dans son ensemble, ou la CEDEAO, la CEAO et la BCEAO, dans le cas précis de l’Afrique de l’Ouest. Il est également exprimé par des responsables et des fonctionnaires gouvernementaux et par les groupes sociaux. En règle générale, et pour des raisons liées naturellement à leur mandat, les institutions régionales se fixent des objectifs plus vastes pour l’intégration régionale que les gouvernements nationaux ou les institutions donatrices. Ainsi, le point de vue des bailleurs de fonds, qui se rapproche le plus souvent des objectifs de coopération régionale que d’intégration régionale, risque d’être plus rapproché de celui des gouvernements nationaux ou des institutions civiles que de celui des institutions régionales. Les institutions régionales sont néanmoins d’une importance particulière, en tant que porte-parole de l’intégration régionale, et il est donc pertinent de s’interroger sur la cohérence ou non des points de vue entre les bailleurs de fonds et ces institutions régionales.

Traité d’Abuja ou géométrie variable?

La principale divergence entre les bailleurs de fonds et les institutions régionales africaines réside dans le degré d’optimisme manifesté sur les possibilités de mise en œuvre du traité d’Abuja qui demeure, pour les institutions africaines, le principal cadre de référence, alors que les bailleurs

de fonds fondent, à quelques nuances près, peu d’espoir dans l’aptitude des programmes envisagés sous les auspices du traité d’Abuja à ouvrir la voie.

Cette divergence se fait sentir dans la réaction des institutions africaines face à la notion de géométrie variable que tous les bailleurs de fonds épousent sous une forme ou une autre. Si les institutions africaines accueillent favorablement le nouvel appui apporté par la communauté des bailleurs de fonds à l’intégration et à la coopération régionales, elles éprouvent en revanche des réticences quant à l’accent mis sur les formes peu systématiques de coopération régionale reposant sur des bases pragmatiques et ad hoc (CEA, 1993 ; London, 1993). La CEA considère que l’approche reposant sur la géométrie variable distrait les Africains de leurs efforts de création d’espaces régionaux intégrés et de construction d’institutions efficaces, dans la mesure où elle complique les tentatives des chefs d’État africains de consolider les nombreux programmes d’intégration existant en un nombre limité de communautés importantes et unies.

Les différences qui séparent les donateurs des institutions régionales sur cette question étaient manifestes lors des discussions de la Coalition mondiale pour l’Afrique à la réunion de Cotonou de juin 1993, comme le montre cette citation du rapport du coprésident de la réunion (CMA, 1993) :

Les divergences de vue et de domaines de discussion ont opposé ceux (comme la BAD, l’OUA, la CEA) qui soulignent que le traité d’Abuja et sa mise en œuvre constituent la voie à suivre, en tant qu’expression de la volonté et des intentions des pays africains, et que les donateurs devraient donc tenir compte de la voie choisie par l’Afrique dans leur approche de l’appui à l’intégration en Afrique ; et d’autres groupes (dont de nombreux donateurs et institutions) qui estiment que l’intégration doit être menée de manière pragmatique du bas vers le haut, les pays ayant des objectifs et des intérêts communs évoluant plus vite et allant plus loin dans ce domaine, les autres devant le rattraper plus tard [Traduction libre].

Les institutions africaines se méfient particulièrement du projet de l’UEMOA et de son équivalent en Afrique centrale, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), comme le montre le rapport sur le développement en Afrique de la BAD (1993), qui faisait état de « graves préoccupations » au sujet des retombées éventuelles de ces initiatives pour J’avenir du traité d’Abuja ou des communautés économiques existantes dans ces régions (BAD, 1993 : 166).

Comme le souligne London dans un document rédigé pour le compte de la BAD (London, 1993 : 9) :

Si les États membres les plus développés d’une communauté économique agissent sur des décisions auxquelles les autres membres n’ont pas pris part, la stratégie de la géométrie variable peut devenir une stratégie de désintégration, divisant la communauté en deux, puisque les autres États membres de la communauté n’auront que deux options : de mettre en œuvre les décisions prises par le « noyau de la communauté » ou de suivre une direction plus conforme à leurs intérêts communs. La stratégie de la géométrie variable est particulièrement préoccupante lorsque l’avance des pays formant le noyau de la communauté dépend d’une impulsion extérieure. En effet, une stratégie d’intégration ne peut vraisemblablement pas réussir si le leadership n’en provient pas des États membres de cette communauté [Traduction libre].

Ces préoccupations n’ont cependant pas empêché des institutions africaines de lancer ou de soutenir de nouvelles initiatives assimilables aux principes de la géométrie variable, comme le démontrent le rôle central de la BCEAO dans le cas de l’UEMOA, ou le soutien de la BAD en faveur du projet Cross-Border Initiative en Afrique australe et orientale. D’ailleurs, même l’OUA a exprimé son appui au Cross-Border initiative. La précaution dont les institutions africaines font preuve n’est donc pas de nature obstructive, pour peu que les efforts appropriés soient consentis pour résoudre les préoccupations à long terme des différents intervenants.

Libéralisation ou protectionnisme?

Des divergences se font sentir également au niveau des politiques commerciales, car les institutions africaines sont, de manière générale, plus protectionnistes que les bailleurs de fonds. Les positions les plus tranchées du côté des bailleurs de fonds sont celles du FMI, de la Banque mondiale et de l’USAID, pour qui la plus grande priorité est l’ajustement structurel soutenu menant à la libéralisation générale des échanges, comme instrument le plus efficace de promotion des échanges mondiaux et régionaux. L’orientation récente de ces bailleurs de fonds est ainsi d’appuyer des mécanismes ou des projets favorisant la création des échanges plutôt que leur détournement. On retrouve à l’autre extrême la CEA, pour qui l’orientation libérale des institutions internationales a tendance à renforcer le rôle traditionnel de l’Afrique comme producteur de

produits primaires dans la division internationale du travail et, par conséquent, son extraversion économique exagérée. Elle s’attaque ainsi aux programmes d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale, qu’elle considère comme incapables de restructurer véritablement les bases des économies africaines (CEA, 1991). Comme le souligne Berg, l’approche de la CEA en matière d’intégration régionale continue à préconiser une forte dose de planification économique, accordant une place de choix à l’industrie lourde (Berg, 1991 ; CEA, 1993).

Il est cependant devenu redondant de poursuivre la discussion sur certains points. En particulier, la libéralisation commerciale, dans le cadre des PAS ou d’autres réformes, est déjà en cours et va se poursuivre. Il ne s’agit plus de savoir s’il faut libéraliser ou revenir aux modèles préférentiels d’intégration régionale, mais plutôt de savoir comment libéraliser pour mieux desservir les marchés régionaux, ou assurer la diversification des économies nationales et la compétitivité dans un contexte économique libéral. Ces objectifs seraient bien servis par une plus grande coordination et une certaine réorientation des PAS, pouvant être encouragés par les institutions régionales.

Leçons de l’expérience

L’expérience démontre que l’intégration peut se faire selon différents cheminements, et on constate en Afrique un certain succès au niveau de schémas régionaux fondés sur des approches très différentes. On retrouve ainsi, en faisant l’inventaire des quelques succès relatifs les plus souvent cités dans le domaine de l’intégration régionale : deux projets axés sur les échanges, la CEAO et la ZEP (devenu COMESA, Marché commun de l’Afrique australe et orientale, en 1994) ; les programmes d’intégration monétaire de la zone franc ; et l’approche « projet de développement » adoptée par la SADC. Les succès de ces différents programmes sont certes relatifs, mais on y compte: le succès de la CEAO à développer le commerce régional dans les années 1970 ; un degré de succès dans la mise en œuvre d’une Chambre de compensation multilatérale chargée du règlement des paiements dans le cas de la ZEP (Lipumba et Kasekende, 1991 : 240 ; London, 1993 : 3) ; la stabilité économique exceptionnelle de la zone franc (voir la contribution de Medhora*) ; et le succès de la SADC à mobiliser d’importantes ressources à l’appui des projets d’infrastructures.

Or, ces différents mécanismes doivent leurs origines à des intérêts et à des acteurs très différents. La CEAO a été inspirée par des calculs poli-

tiques liés à la survie de la francophonie en tant qu’entité sociopolitique et économique, et par les intérêts d~s parties prenantes (telles que la France et la Côte-d’Ivoire) pour le maintien de leurs sphères d’influence. Les unions monétaires de la zone franc sont, de leur côté, des prolongements de la période coloniale, qu’on a adaptés pour les besoins de la période postcoloniale, tout en conservant les avantages de la convertibilité. La ZEP est le produit de la réflexion de la CEA et l’un des cinq projets d’intégration parrainés par cette institution. Enfin, les origines de la SADC remontent aux années de lutte contre le système de l’apartheid des pays de la ligne de front. Il est encourageant que tous ces schémas ayant des origines, des promoteurs, des perspectives, des priorités et des sponsors internes et externes aussi variés aient enregistré un certain succès.

Cependant, tous ces succès ont comme dénominateur commun un appui substantiel des donateurs extérieurs, qu’il s’agisse des Européens et de la France, dans le cas de la CEAO et de la zone franc, de la Banque mondiale et d’autres dans le cas de la Chambre de compensation de la ZEP, et de toute la communauté des bailleurs de fonds, dans le cas de la SADC. A eux seuls, les pays africains n’ont en aucun cas pu mobiliser les ressources financières nécessaires à la réalisation de l’intégration et de la coopération régionales. Aussi, l’augmentation de l’appui des donateurs paraît-elle nécessaire à la réalisation de progrès importants.

Pour une meilleure concertation des efforts

La question qui se pose est de savoir comment assurer une plus grande convergence des perspectives des différents intervenants dans la construction de l’intégration régionale à long terme. On peut prendre comme point de départ que le pragmatisme à court terme des bailleurs de fonds en faveur de la géométrie variable et les ambitions à long terme du traité d’Abuja ne sont pas obligatoirement antinomique, à condition que la mise en application de l’un ne soit pas conçue à l’exclusion de l’autre. Par ailleurs, le consensus croissant en faveur du libéralisme économique devrait permettre un meilleur dialogue entre des acteurs se trouvant de plus en plus sur la même longueur d’onde, à quelques nuances près.

La nécessité d’un plus grand appui des bailleurs de fonds en faveur des infrastructures régionales et des projets connexes est communément admise également. Le cas de la SADC est le plus souvent cité en exemple de réussite sur ce plan, mais on pourrait tout autant faire valoir les réalisations en matière de transport et de télécommunications au sein de la

CEDEAO. La part de l’aide effectivement allouée aux projets régionaux demeure néanmoins très modeste. La proportion de l’aide attribuée à des projets de développement régionaux n’excède probablement dans aucun cas la proportion de 10% prévue par le Fonds européen de développement (FED) pour 1991–1995 (Lomé IV). Or, cette prévision est elle-même plutôt optimiste, compte tenu de la lenteur habituelle des décaissements de fonds du FED destinés aux projets régionaux. On décèle néanmoins une certaine tendance à la hausse, puisque les chiffres comparables du FED dans le cadre de Lomé II et III n’étaient respectivement que de 7 et 1,5% (Hugon, 1992 : 12). Pour ce qui est d’autres bailleurs de fonds, la part des prêts alloués aux projets régionaux dans les années 80 était de l’ordre de 2,3% pour la BAD ; de 3% pour la Caisse centrale de coopération économique ; et de moins de 1% pour la Banque mondiale (Hugon, 1992 : 205–207).

Les institutions régionales pourraient être plus agressives en encourageant les donateurs à appuyer des projets de coopération régionale. Comme le précisent Brah et al. (1993), cela recouvre une vaste gamme de possibilités: «création de pôles d’excellence régionaux, programmes régionaux de lutte contre l’onchocercose, infrastructures régionales de transport, initiatives régionales de lutte contre les nuisibles, gestion régionale des ressources naturelles telle que les fleuves, exploitation de réserves de pétrole et de gaz naturel à l’échelle régionale, partage régional des ressources hydro-électriques, etc.». Les gouvernements, comme les institutions régionales, devraient reconnaître la particularité de la problématique régionale en ce qui concerne le besoin de financement extérieur, et préconiser la priorisation des projets régionaux par les donateurs, et la programmation de l’aide sur une base sous-régionale, de préférence à une approche par pays ou par projets.

Il n’ y a pas de désaccord fondamental entre la communauté des bailleurs de fonds et les institutions africaines concernant le diagnostic des problèmes rencontrés en matière d’intégration4. Il est admis, de part et d’autre, que l’intégration régionale a échoué en Afrique, et en Afrique de l’Ouest en particulier, comme le montre la communication de Bundu* ou celle de la CEA exposée lors de la conférence organisée par le CRDI à Dakar en 1993 (CEA, 1993).


4. On retrouve aisément ce consensus dans les analyses des agences donatrices et des institutions africaines ou les travaux d’intellectuels sur l’intégration régionale en Afrique (Banque mondiale, 1989a : 149 ; Ndiaye, 1990 : 36 ; Okolo et Wright, 1990 ; Ravenhill, 1990 ; OCDE, 1992a : 2 ; Camara, 1993 ; London, 1993 ; Daddieh, 1994).

La nécessité d’un plus grand engagement de la société civile dans le processus d’intégration régionale est communément admise également. Les bailleurs de fonds se sont tous prononcés sur la question, et la CEDEAO, malgré son caractère d’institution régionale traditionnelle créée et dirigée par les chefs d’État, joue un rôle actif de promotion et de soutien de plusieurs associations régionales (Bundu*). On convient de part et d’autre qu’il y a beaucoup à faire dans ce domaine pour asseoir la réussite à long terme de l’intégration régionale.

Comme le propose Bourenane*, le défi majeur est d’élaborer une approche dynamique en mesure de créer et de soutenir l’impulsion politique de l’intégration régionale à long terme. Sur ce plan, la communauté des bailleurs de fonds est vraisemblablement sur la bonne voie en poursuivant une approche pragmatique, axée sur la coopération régionale et la géométrie variable. Il faudrait cependant jumeler à cette approche du court terme une approche visant à établir les jalons de l’intégration régionale à long terme souhaitée par la CEA et par d’autres institutions africaines. Les bailleurs de fonds devraient ainsi s’assurer de la cohérence des solutions pragmatiques à court terme qu’ils préconisent avec les visions à long terme de leurs partenaires africains. Ils doivent, de surcroît, le faire de façon perceptible et éviter de donner l’impression de vouloir passer à côté des ambitions africaines.

On pourrait utilement faire appel à certains instruments conceptuels de l’UE dans l’élaboration d’une telle stratégie. Il s’agit des concepts d’élargissement, d’approfondissement et d’extension des schémas d’intégration régionale. On entend par élargissement l’ajout de nouveaux membres au noyau initial. L’approfondissement signifie le passage à un niveau d’intensité plus grand de coopération ; en matière de politique gouvernementale, par exemple, l’approfondissement entraînerait une progression allant de l’échange d’informations à la formulation de politiques communes, en passant par l’harmonisation des politiques. L’extension renvoie à la multiplication des domaines couverts : politique commerciale, politique monétaire, gestion de l’environnement, etc. (CCE, 1993 : 15). Il devrait être possible d’approcher l’intégration régionale de façon graduelle le long de chacune de ses trois dimensions.

Le processus d’intégration économique doit ainsi être entretenu d’une phase de développement à l’autre, en allant du plus petit au plus grand ordre d’interaction, d’engagement, d’attachement émotionnel et de transfert de loyauté au niveau des leaders, des élites et des citoyens, pour arriver à une volonté croissante de partage de souveraineté nationale. L’accent mis sur les approches stratégiques permettant d’effectuer ce genre de transition devrait atténuer certaines différences entre les acteurs engagés dans

le débat sur l’intégration régionale, en portant le débat à un niveau supérieur.

Conclusion

Il s’impose, dans cette démarche, un dialogue approfondi entre bailleurs de fonds et leaders africains — comme celui que favorise la Coalition mondiale pour l’Afrique — pour procurer une plus grande convergence entre les aspirations des institutions et des leaders africains et les projets poursuivis par la communauté des bailleurs de fonds. Les institutions africaines sont appelées à relever le défi posé par les nouvelles réflexions de la communauté des donateurs, qui accorde la préférence aux approches coopératives flexibles à dimensions multiples entre États limitrophes, par opposition aux espaces macrorégionaux recommandés par la CEA. Si certains responsables de la CEA sont réticents face à ce nouveau défi extérieur, d’autres institutions africaines semblent plus tolérantes à l’égard des approches nouvelles. En fin de compte, la coexistence de perspectives différentes est inévitable et souhaitable, compte tenu de la diversité de l’Afrique elle-même, jusqu’à ce qu’une approche ou une combinaison d’approches émergent comme instruments les plus efficaces pour constituer un espace économique continental intégré.

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Cette page est laissée intentionnellement en blanc.

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Partenariats pour l’innovation :
nouveau rôle pour la coopération Sud-Sud

Lynn Krieger MYTELKA

Cet article présente une perspective globale des expériences des pays en voie de développement en matière d’intégration économique. Selon l’auteur, les modèles d’intégration « fondés sur les échanges » et ceux «fondés sur la spécialisation» ont échoué parce qu’ils représentaient un caractère de jeux à somme nulle et n’avaient pas le soutien adéquat nécessaire au niveau des entreprises. Toutefois, vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, les pays en voie de développement commencèrent à se détourner des politiques de substitution aux exportations préconisées dans le passé. Ce phénomène a coïncidé avec un changement dans l’orientation stratégique des entreprises combinant une plus grande attention au progrès technologique, une meilleure utilisation des systèmes d’information et des réseaux comme moyens pour accéder à la technologie, et la transformation des filiales des entreprises multinationales en centres autonomes de profit.

Cette évolution a favorisé l’adoption d’une nouvelle approche de coopération et axée sur des notions de compétitivité dynamique et d’innovation. La plupart des pays en voie de développement, en Afrique comme ailleurs, ne disposent pas de la masse critique et de l’infrastructure technologique nécessaires pour relever les défis d’un marché mondial en changement perpétuel et de plus en plus compétitif. La coopération régionale pourrait permettre de surmonter ces contraintes grâce à l’adoption de nouvelles formules de stimulation de l’innovation. L’auteur donne des exemples d’activités qui pourraient être poursuivies et lance un appel pour l’établissement d’un « Fonds pour l’innovation et le développement » en Afrique.

Au cours des années 1970 et 1980 l’économie mondiale a connu un nombre important de changements. Dans l’optique de cette contribution, les changements les plus marquants ont été l’intensification de la concurrence au niveau mondial et l’accélération de l’innovation et de la diffusion technologiques. Même dans les industries traditionnelles, comme les textiles et l’habillement (Mytelka, 1987 ; 1991b), la nécessité d’accroître la compétitivité a conduit à une rapide augmentation de l’intensité de la « connaissance » dans le processus de production, le terme « connaissance » incluant la recherche et le développement (R.-D.), la conception, le design, l’ingénierie, la maintenance, la gestion et le marketing.

Au fur et à mesure que l’intensité de la « connaissance » dans le processus de production augmentait, les pouvoirs publics et les entreprises ont été amenés à envisager la technologie comme une des principales composantes de leur stratégie de compétitivité. Comme l’indiquait un document récent de l’OCDE, « La technologie, l’innovation et l’utilisation adéquate du capital humain, dans toutes les phases du processus de la production, représentent maintenant l’un des piliers principaux de la compétitivité [ . . .]. De telles particularités ne sont pas simplement les attributs des entreprises individuelles, mais aussi, dans une large mesure, ceux des environnements nationaux ou locaux où les développements organisationnels et institutionnels ont produit des conditions favorables à la croissance des mécanismes à action conjuguée, sur lesquels l’innovation et la diffusion de la technologie sont basées » (OCDE, 1992 : 238). L’innovation est ainsi devenue une dimension essentielle du lien entre le commerce et le développement, et le développement lui-même peut être perçu comme un processus continu de transformation, d’adaptation et d’ajustement, dans les pays industrialisés comme dans les pays en développement.

Cependant, la vaste majorité des pays d’Afrique, d’Amérique latine et des Caraïbes ne sont pas prêts à relever les défis d’un environnement technologique en constante mutation. Il leur manque la base de connaissances, l’infrastructure intégrée et le niveau de diversification économique nécessaires pour absorber les chocs et innover en faisant de nouveaux usages des ressources existantes, ou en mettant au point de nouveaux produits, de nouveaux procédés et de nouvelles pratiques organisationnelles. La capacité de leurs institutions à percevoir les possibilités et les contraintes, et à les traduire en de nouvelles politiques de changement efficaces est limitée. Le financement et les compétences indispensables pour innover, s’adapter et se diversifier, sont également très rares dans ces pays.

L’intégration régionale entre les pays en voie de développement aurait pu, en principe, compenser quelques-unes de ces faiblesses, mais ces pro-

jets, qu’ils aient été fondés « sur les échanges » ou sur la « spécialisation de la production », n’ont pas suffisamment mis l’accent sur l’innovation et le changement. Leur conception de base se fondait plutôt sur la reproduction des importations et s’appuyait sur le commerce intrarégional comme facteur de développement.

Les modèles d’intégration régionale fondés sur les échanges étaient basés sur une combinaison de principes équilibrant les notions de l’avantage comparatif statique et de l’allocation efficace des ressources, dérivés de la théorie néoclassique traditionnelle, avec l’argument de l’industrie naissante en faveur du protectionnisme industriel. Des exemples de cette approche sont l’Association latino-américaine de libre-échange (ALALE), conçue en 1960, l’Union douanière et économique de l’Afrique centrale (UDEAC) telle qu’elle a été établie à l’origine en 1964, l’Association de libre-échange des Caraïbes (CARIFTA) de 1967,. et la Zone d’échanges préférentiels des États de l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe (ZEP) formée en 1982. Chacune de ces organisations impliquait l’adoption d’un système élaboré de protection à l’égard du monde extérieur et la réduction progressive et négociée des droits de douane et autres barrières au commerce entre les pays membres. L’évolution du processus d’intégration dépendait ainsi d’un renouveau constant d’initiatives de la part des gouvernements nationaux, en réponse aux pressions attendues des entreprises locales pour la libéralisation des échanges. Comme nous le verrons plus loin, cependant, de telles pressions ne se sont pas concrétisées.

Les modèles d’intégration régionale visant une spécialisation de la production adoptés par le Marché commun centraméricain (MCCA), l’UDEAC après 1974, la Communauté des Caraïbes (CARICOM) qui a remplacé Addis-Abeba en : 1973, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEA) établie en 1975 et le Pacte andin, créé en 1969, étaient un peu plus dynamiques. Prenant comme point de départ le faible niveau de la capacité industrielle existante et la structure de production similaire dans chaque pays, ces projets d’intégration cherchaient à renforcer la complémentarité, à éviter les déséquilibres intrarégionaux que la libéralisation du commerce aurait pu engendrer (Myrdal, 1957 : 26 ; Dell, 1966), à stimuler les économies d’échelle et à créer, grâce à la planification régionale et à l’instauration de mécanismes régulateurs, une dynamique interne basée sur le resserrement des interdépendances et sur l’instauration de mécanismes régulateurs. Toutefois, seul le Groupe andin a tenté de stimuler le développement des capacités technologiques. Cet effort fut soutenu seulement dans le secteur minier, même si les conceptions initiales pour les programmes industriels régionaux dans les secteurs

de la métallurgie et de la pétrochimie insistaient sur le développement des capacités technologiques, en plus des capacités de production (Mytelka, 1979 ; Warhurst, 1985). En général, les systèmes hiérarchiques de prise de décision adoptés par tous ces schémas d’intégration ont limité l’engagement des mêmes acteurs économiques dont la collaboration était nécessaire pour rendre efficace tant les politiques d’investissement que la politique commerciale.

A la fin des années 1970, les projets d’intégration fondés sur les échanges et ceux visant la spécialisation de la production étaient au point mort ou s’étaient soldés par des échecs. Le processus de libéralisation des échanges était temporairement suspendu ou mis en veilleuse dans l’ALALE, le CARICOM, l’UDEAC et le Groupe andin. Certains membres de ces groupements s’en étaient retirés -le Tchad de l’UDEAC, le Chili du Groupe andin — ou n’ honoraient plus leurs engagements régionaux — le Honduras dans le MCCA, le Nigeria dans la CEDEAO. La dynamique du processus d’intégration était donc pratiquement à l’arrêt.

Échec des expériences traditionnelles d’intégration régionale1

Une bonne partie de la documentation classique met l’échec des projets traditionnels d’intégration régionale sur le compte des pouvoirs publics (CNUCED, 1973 ; Robson, 1983 ; Berg, 1988 ; Mansoor et Inotai, 1990). Il existe deux variantes de cette approche. La première souligne les conflits sur les coûts et les bénéfices de l’intégration qui affligent ces organisations, ainsi que le manque de volonté politique pour les résoudre.

La deuxième variante traite des distorsions économiques induites par la politique des pouvoirs publics, en particulier celles associées aux « tentatives de planification industrielle régionales [. . .et] à la répartition des investissements sur la base de critères politiques » (Mansoor et Inotai, 1990 : 2) Alors que les efforts pour étendre les stratégies de substitution aux importations au niveau régional ont clairement échoué, de tels arguments ne suffisent pas pour expliquer le niveau extrêmement bas du commerce intrarégional dans les projets d’intégration «fondés sur les


1. Cette section et celle qui suit s’appuient beaucoup sur Mytelka (1993), dans lequel sont examinées plusieurs expériences d’intégration régionale dans les pays en voie de développement.

échanges », où presque aucun effort dans la planification industrielle n’a été entrepris et où un mouvement vers la libéralisation du commerce était en cours comme dans le cas de l’ALALE et de l’UDEAC avant 1974.

Comme l’indiquent ces exemples, il est nécessaire d’étudier les politiques gouvernementales dans un contexte beaucoup plus large. L’analyse suivante met en valeur l’orientation stratégique que les États et les entreprises ont donnée au processus d’intégration, et indique les changements intervenus dans le contexte international qui ont renforcé les dynamiques négatives découlant de cette relation.

Politiques publiques

Au cours des années 1950, les théoriciens et praticiens du. développement interprétaient la notion d’industrialisation comme synonyme de progrès et l’envisageaient comme un passage à la production de masse, avec tout ce que cela impliquait pour l’organisation du travail — la construction d’usines, la taylorisation, la mécanisation accrue — et les exigences particulières de ce modèle en capital, en marchés de masse et en savoir-faire sophistiqué en matière de gestion. Même si des formes d’organisation industrielle fondées sur des réseaux d’entreprises de petite échelle s’adressant aux revenus et aux goûts locaux étaient déjà courantes au Japon, en Italie du Nord et dans quelques régions de l’Allemagne dans les années 1960, peu d’attention leur était accordée (Brusco, 1982 ; Piore et Sabel, 1984). Le choix des produits pour la fabrication locale était largement déterminé par la composition des importations, elle-même fondée sur la concentration des revenus en faveur de la petite population urbaine de ces pays. La fabrication en série de produits normalement importés allait de pair avec ce qu’Arthur Lewis a appelé 1’« industrialisation par invitation », les pays en développement cherchant à stimuler les flux du Nord vers le Sud, du capital, de l’ingénierie et des compétences de gestion et de commercialisation nécessaires à cette production de substitution aux importations. Les politiques en matière de droits de douane, de taux de change, de salaires, de prix, d’impôts et de crédits avaient ainsi été combinées pour créer un environnement rentable pour le capital étranger.

L’intégration régionale était conçue de façon à étendre ces politiques nationales d’industrialisation par substitution aux importations au marché régional, reproduisant une stratégie de développement qui accordait peu d’attention aux secteurs de l’économie qui employaient la majeure partie de la population — à savoir l’agriculture, les services et les mines. De la

sorte, elle a peu contribué à améliorer le schéma de partage du revenu ou la structure de la demande au sein de ce marché. De plus, en isolant le marché régional de l’économie mondiale, les pouvoirs publics ont découragé toute exportation extrarégionale de produits manufacturés. Ainsi, par leur conception même, les modèles traditionnels d’intégration régionale ont réduit le champ des avantages et des inconvénients pour chaque pays à ceux résultant du commerce intrarégional. Quand un manque de complémentarité limitait les gains de l’échange et que les inégalités dans les richesses et les niveaux d’industrialisation entre les pays membres conduisaient à une répartition inégale de ces gains, la plupart des projets d’intégration dans les pays en développement ont pris la forme de jeux à somme nulle (Mytelka, 1973a ; 1984).

Stratégies des entreprises

Les pressions pour poursuivre des politiques nationales de substitution aux importations dans le cadre régional ont été accentuées par les intérêts et l’orientation des élites industrielles pendant cette période. Peu d’entrepreneurs locaux avaient la taille ou la crédibilité suffisantes pour pénétrer les marchés avoisinants, et le caractère du secteur manufacturier (coût élevé et forte intensité en intrants importés) était un obstacle à l’intégration des marchés. Les producteurs nationaux ne pouvaient donc pas fournir la base nécessaire à la libéralisation des échanges.

Les entreprises multinationales” qui auraient pu être les premières à s’engager dans le commerce intrarégional, du fait de leur taille et de leur extension géographique, n’ont pas choisi de rationaliser leur production en direction d’un marché plus grand, que ce soit celui de l’UDEAC, de l’ALALE, du groupe andin ou de la CARICOM. Un certain nombre de facteurs expliquent cet état de fait. En général, les entreprises multinationales (EMN) engagées dans le secteur manufacturier fournissaient des technologies éprouvées et des produits standard aux pays en développement. Leur principal objectif était la pénétration du marché, plutôt que la production à l’étranger à des fins d’exportation (Caves, 1982 : 253–257). La segmentation du marché était la règle dans les zones couvertes par les projets d’intégration régionale, et la même entreprise, présente dans plusieurs marchés voisins, produisait des articles similaires sinon identiques. C’était particulièrement vrai en Afrique pour des produits comme les cigarettes, les chaussures, les textiles et la bière qui furent parmi les premières industries à développer une capacité d’exportation (Mytelka, 1984). “Les

exportations étaient généralement interdites par les accords de licence entre le siège social et les filiales, ou entre la firme qui accordait la licence et les entreprises locales. Du côté des importations, les marchés régionaux étaient également peu importants pour ces entreprises, puisque le gros de leurs importations provenait de leur siège social ou d’autres entreprises des pays industrialisés. La production parallèle de ces EMN dans des marchés locaux fortement protégés constituait une grande force de dissuasion pour le commerce intrarégional, puisqu’on préférait le maintien d’usines faisant double emploi tant que les prix de transfert et les prix de détail plus élevés compensaient les inefficacités résultant de la segmentation du marché. Cette situation a été particulièrement bien résumée par le dirigeant d’une grande filiale étrangère d’automobiles au Mexique :

A long terme, il pourrait être économiquement logique de fusionner nos opérations dans la région et d’introduire un certain degré de spécialisation à l’intérieur des entreprises, au niveau des produits finis, des pièces et des accessoires, au lieu de travailler pour une douzaine de marchés séparés absorbant chacun de 10000 à 130000 automobiles montées par an. De telles opérations nécessiteraient toutefois une révision complète de nos installations de production ou d’assemblage dans la région, entraînant une dépense éventuelle de plusieurs centaines de millions de dollars . . . Nous avons peu de raisons de nous engager dans des opérations financières et technologiques aussi gigantesques, tant que nous pouvons tirer des profits suffisants de nos investissements, avec de faibles dépenses supplémentaires en capital et des ajustements technologiques adaptés à la croissance lente des marchés nationaux et aux demandes des consommateurs et des pouvoirs publics concernés (cité dans Vaitsos, 1978 : 732–733).

Aide, investissement et intégration régionale

Vers le milieu des années 1970, la part des investissements étrangers directs (IED) en destination des pays en développement stagnait ou commençait à baisser. Entre 1980 et 1984, si nous excluons les paradis fiscaux des Caraïbes, cette part était d’environ 20%, et de 15% à peine pour la période 1985–1989 (Oman, 1990 : 4). Même si les flux d’IED ont augmenté en dollars courants vers la fin de la décennie, ils ont décliné en prix et en taux de change constants de 1988, passant de 11,517 milliards de

dollars en 1980–1984 à 10,211 milliards en 1985–1989 (Mytelka, 1993 : 15). La part de l’Asie est passée pendant cette période de 43,6 à 59,1%, alors que celles de l’Amérique latine et de l’Afrique ont baissé, passant respectivement de 41,3 à 30,1% et de 15,4 à 7,9%. Les régions les plus engagées dans le processus d’intégration recevaient ainsi une part décroissante d’un montant en constante réduction.

Les fonds d’aide étrangère n’ont pas apporté de solution, puisqu’ils ont rarement soutenu de joint ventures entre les partenaires de l’intégration (Mytelka, 1973b). La tendance au bilatéralisme, qui caractérise la plupart des relations d’aide, a renforcé la prédilection des gouvernements nationaux à considérer que l’aide est distincte de l’effort régional. Dans le secteur industriel, on a eu tendance à utiliser l’aide comme soutien à des projets nationaux de substitution aux importations.

Les programmes d’ajustement structurel (PAS) ont également contribué à réduire les échanges intrarégionaux dans le MCCA, l’UDEAC, la CEDEAO et le Groupe andin. Cela a été dû en partie à l’imposition de mesures d’austérité qui ont affaibli les marchés intérieurs dans le Sud. C’était aussi le fruit des efforts entrepris pour restaurer, le plus rapidement possible, les capacités de service de la dette en réduisant les importations et en se concentrant de nouveau sur les exportations vers les marchés du Nord (CNUCED, 1989 : 5–7). La détérioration des termes de l’échange des produits de base a encore plus affaibli l’économie dans la plupart des pays en voie de développement. Ces phénomènes expliquent dans une large mesure la baisse spectaculaire des échanges intrarégionaux au sein du CARICOM et du MCCA pendant les années 1980 (INTAL, 160–182, Mansoor et Inotai, 1990 : 158).

En somme, le modèle d’intégration régionale fondé sur les échanges et le modèle fondé sur la spécialisation de la production ont tous deux échoué, non pas à cause des politiques gouvernementales ou d’un manque de volonté politique, mais parce que leur conception même ne tenait pas compte des intérêts, des capacités ou des. stratégies des principaux acteurs participant au processus d’intégration. Aucun modèle ne prévoyait, par conséquent, les dynamiques potentiellement”négatives découlant de l’interaction entre des stratégies nationales de développement fondées sur la substitution aux importations et les stratégies de pénétration des marchés des entreprises manufacturières étrangères. La combinaison de ces stratégies a favorisé la segmentation du marché aux dépens de l’intégration et le protectionnisme aux dépens du marché libre. En conjonction avec les possibilités limitées de gains rapides engendrés par l’intégration économique à cause du manque de complémentarité des économies, et dans l’absence

de ressources additionnelles sous forme d’aide étrangère et d’investissement, cela a créé une situation de jeux à somme nulle marquée par des pressions protectionnistes et des conflits sur les coûts et les avantages de l’intégration régionale. Ce que les théoriciens du courant analytique dominant définissent comme les causes de l’échec des processus traditionnels d’intégration régionale, reflète en fait une réalité structurelle plus profonde, dont l’évolution déterminera la viabilité future, du processus d’intégration régionale des pays en développement.

Modèles de coopération Sud-Sud fondés sur l’innovation

Au cours des années 1980, les politiques des États, les stratégies des entreprises en Amérique latine et dans une moindre mesure en Afrique, ont connu de profonds changements se démarquant par l’abandon des formes traditionnelles de substitution aux importations et l’adoption de politiques favorisant la compétitivité. Ce changement de direction a été influencé par deux facteurs : l’effet négatif de la crise de la dette et des politiques d’austérité sur les possibilités d’importation et les capacités des pays à entreprendre les nouveaux investissements en capital nécessaires à la réhabilitation industrielle ; et la marginalisation de ces pays comme destinataires des flux financiers, commerciaux et technologiques ayant soutenu les importantes stratégies nationales de substitution dans ces pays au cours des années 1960 et 1970. L’une des conséquences de la nouvelle importance donnée à l’innovation et à la compétitivité a été de susciter un nouvel examen des programmes d’intégration régionale et du rôle du commerce et de l’innovation dans ces programmes.

Lors du sommet des chefs d’État des pays andins tenu aux Galápagos en décembre 1989, par exemple, on ne retrouvait plus l’ancienne vision de l’intégration régionale considérée comme solution de repli par rapport aux relations Nord-Sud. L’intégration était plutôt perçue comme un moyen de changer les schémas de production dans les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, en «renforçant l’insertion de ces pays dans l’économie internationale» (INTAL, 1990: 107). Abandonnant les stratégies traditionnelles de substitution aux importations, le Groupe andin adoptait ainsi une nouvelle « ouverture sur le monde, fondée sur un marché élargi et une capacité accrue en matière de recherche technologique, de mise au point de nouveaux produits et de négociation [ . . .] » (Mytelka, 1991).

Cette redéfinition de la fonction du commerce régional, s’éloignant de sa fonction de stimulant de la substitution aux importations en faveur d’une vision de catalyseur de la compétitivité dans les échanges internationaux, se traduit dans la transformation d’un marché régional fermé, dans lequel les gains des uns étaient les pertes des autres, en un espace économique peu protégé dans lequel les entreprises peuvent développer leur compétitivité sur le plan mondial. On supprime ainsi les conditions de jeux à somme nulle qui caractérisaient les anciens modèles d’intégration. Cette modification entraîne à son tour un rapide revirement de la politique commerciale au sein de la région. Après plus d’une décennie d’un protectionnisme croissant, et moins de trois ans après l’élaboration de son nouveau Diseño Estratégico para la Orientación del Grupo Andino, le Groupe andin s’est orienté vers une libéralisation complète du commerce intrarégional.

Pendant les années 1979 et 1980, d’autres facteurs ont également modifié les options stratégiques disponibles, pour les acteurs économiques et autres dont la participation est essentielle pour lancer et soutenir un processus de coopération Sud-Sud fondé sur l’innovation. Trois changements méritent d’être mentionnés ici : la hausse des coûts des investissements immatériels — comme la recherche-développement (R.-D.), l’ingénierie des processus de production, la conception, la formation et la commercialisation — engendrée par l’intensité croissante des connaissances du processus de production ; l’incertitude résultant du processus d’innovation continue et de l’intensification de la concurrence internationale, qui a rendu la planification très difficile pour les entreprises ; enfin, le besoin de flexibilité engendré par ces changements.

Pour atteindre la masse critique nécessaire à l’innovation technologique tout en réduisant l’incertitude, sans pour autant accroître le degré d’inertie de l’entreprise, les entreprises des pays industrialisés ont mis au point de nouvelles stratégies concurrentielles, pour suppléer aux pratiques plus traditionnelles comme les fusions et les acquisitions. Trois de ces stratégies ont des conséquences directes sur l’innovation dans le Sud et les accords de partenariat Nord-Sud comme complément à la coopération Sud-Sud.

Tout d’abord, ces stratégies impliquent l’abandon de la concurrence basée uniquement ou principalement sur les prix et l’adoption de politiques favorisant le développement des avantages compétitifs fondés sur la valeur, grâce à l’innovation, la qualité et l’établissement des liens étroits entre clients et fournisseurs. Pour tirer pleinement profit de ces évolutions, les pays en développement auront besoin de ranimer les marchés dans le Sud pour créer des réseaux plus denses de liens entre utilisateurs et

producteurs aux niveaux nationaux et régionaux. Le renforcement des connaissances dans les pays en voie de développement n’a jamais eu une importance aussi capitale, étant donné la rapidité des changements pouvant se produire à tout moment dans la composition du panier de produits, présentant un avantage comparatif pour le pays et compte tenu de la rapidité croissante, à laquelle les changements se produisent.

D’autre part, ces nouvelles stratégies cherchent à combiner des technologies génériques, appartenant souvent à des disciplines distinctes, en utilisant des réseaux comme moyen d’accès, aux connaissances issues d’un éventail de disciplines et de régions géographiques aussi vaste que possible. Contrairement aux anciennes hypothèses concernant l’importance de la taille de l’entreprise pour pouvoir engager la recherche-développement, il est possible aujourd’hui de concevoir autrement la notion de masse critique, en tenant compte de la taille du « système » requis, pour acquérir les connaissances, plutôt que de la taille de l’entreprise même. Ceci s’applique aux activités tout au long de la chaîne, de la conception au marché. Cette approche, combinée au besoin de flexibilité, a amené certaines entreprises à décentraliser la recherche-développement vers des filiales situées à l’étranger et à s’engager dans un nombre grandissant d’associations stratégiques avec d’autres entreprises ou des institutions de recherche. Des filiales situées dans des pays en voie de développement ont pu profiter de cette nouvelle tendance, là où il existe une certaine base d’infrastructure scientifique et technique. Certaines EMN ont décentralisé la recherche, et surtout les activités de développement du produit, vers leurs filiales situées dans les pays en développement, et ont commencé à collaborer avec des institutions de recherche et des universités2.


2. Par exemple, des compagnies d’informatique tels les laboratoires Wang (États-Unis) et Nixdorf (Allemagne) ont établi des laboratoires de recherche à Singapour ; Hewlett Packard a établi à Singapour toutes ses installations de recherche sur le système d’injection de couleur utilisé dans ses imprimantes au laser; Texas Instruments a établi une unité de conception de logiciel à Bangalore (Inde), où les chercheurs utilisent. des techniques de conception assistées par ordinateur, pour les circuits VLSI tandis que IBM a établi une compagnie de développement de logiciels à Shenzhen (République populaire de Chine). Des associations stratégiques en recherche-développement sont également en train d’émerger. Sime Darby de Malaisie a créé la ASEAN Biotechnology Corporation, conjointement avec International Plant Research des États-Unis pour entreprendre des recherches en biotechnologie en Malaisie ; AGROCERES du Brésil a formé une association avec NORAGRO des États-Unis ; et Analogie Scientific Inc. des États-Unis, une entreprise d’électronique, a formé une association de recherche-développement avec. la compagnie Kejian de Chine, spécialisée dans la technologie de l’électro-aimant supraconducteur, pour des fins de développement d’équipement de diagnostic médical.

De tels changements dans les stratégies de développement des entreprises ont ouvert de nouvelles perspectives pour l’innovation dans les pays en développement et établissent les bases d’une nouvelle forme de relations Nord-Sud qui pourrait compléter les liens Sud-Sud.

Enfin, les entreprises multinationales ont transformé leurs filiales en centres indépendants de profit, dans les pays avancés comme dans les pays en développement. Les entreprises locales sont ainsi incitées à se spécialiser, à s’approvisionner auprès des fournisseurs les moins chers et à exporter, adoptant des comportements opposés à ceux qu’elles avaient eus dans les années 1960 et 1970. Par ailleurs, certaines nouvelles formes de sous-traitance internationale, permettant au sous-traitant de fournir un composant ou un produit entier — comme par exemple les sous-traitances de type «OEM » (original equipment manufacturer) dans lesquelles le produit est commercialisé sous la marque de l’entreprise principale — ont conduit à un transfert plus efficace de technologie de production et de gestion aux entreprises locales, renforçant ainsi leurs capacités d’innover. En raison des contraintes de balances de paiement et de l’insuffisance de devises étrangères, davantage de pressions s’exercent sur les entreprises locales pour qu’elles absorbent de nouvelles technologies leur permettant de réduire les coûts, de s’approvisionner sur place et d’exporter. Dans bien des cas, les entreprises locales sont désormais plus aptes que par le passé à absorber la nouvelle technologie et à s’adapter aux changements de l’environnement concurrentiel, grâce à l’expérience acquise lors d’antérieurs octrois de licence et activités de sous-traitance. Ceci apparaît très clairement en Asie et dans certains pays d’Amérique latine (Perez, sans date; Frischtak, 1990; Mytelka, 1991 b, Ernst et O’Connor, 1992; Warhurst, à paraître). Pour les entreprises en question, la libéralisation du commerce dans une région joue un rôle plus positif que le protectionnisme, en stimulant l’innovation, source de compétitivité accrue.

De tels changements fournissent les fondements d’une approche totalement différente de coopération Sud-Sud, moins focalisée sur le commerce régional, comme simple mécanisme pour surmonter la petite taille des marchés intérieurs, dans la recherche de la spécialisation et les économies d’échelle, au profit d’une perspective plus dynamique, dont les pierres angulaires seraient les connaissances, les interactions en réseau et la flexibilité structurelle. Contrairement aux anciens modèles d’intégration régionale fondés sur les échanges ou visant la spécialisation de la production, cette approche de coopération Sud-Sud est fondée sur l’innovation. Dans ce contexte, cela signifie l’introduction. d’un produit ou d’un processus, nouveaux pour l’entreprise ou le pays, et constituent un élément-clé de la compétitivité des entreprises et des nations. Dans la

conjoncture actuelle, la valeur de l’intégration régionale, et de la coopération Sud-Sud en général, est d’autant plus grande qu’elle contribue à lancer une dynamique vertueuse d’apprentissage et de changement technologique.

Une des conséquences : le commerce n’apparaît pas comme une fin en soi. Il devient l’expression et le moteur d’un processus d’innovation continue. Dans ces modèles, l’accent est :

– moins sur les entreprises ou les produits particuliers que sur l’accumulation des capacités et des connaissances qui permettront de résorber les goulots d’étranglement dans la production ou la distribution ;

– moins sur les économies d’échelle que sur la combinaison flexible des connaissances et l’exploitation d’économies de gamme dans le processus de production, lorsqu’il est possible d’établir des réseaux ;

– moins sur l’allocation des ressources à un moment donné que sur l’apprentissage et la croissance de la productivité dans un contexte d’incertitude dynamique.

Le nouveau rôle du commerce intrarégional, tel qu’envisagé dans les modèles de coopération Sud-Sud fondés sur l’innovation, renforce le dynamisme de l’entreprise, en créant un environnement concurrentiel qui stimule la maîtrise de la technologie importée et favorise la résolution des problèmes par l’innovation dans la qualité, la conception et la réduction des coûts. Les modèles susmentionnés impliquent une conception différente du processus de développement, conçu autrefois comme un processus de diversification aux dépens de l’agriculture et du secteur minier, au profit de la production manufacturière ; les modèles nouveaux conçoivent le développement comme un processus d’application des connaissances dans tous les secteurs. Cette approche ouvre de nouvelles perspectives pour le développement des ressources naturelles et souligne l’importance des ressources humaines dans le processus de développement.

Une approche de coopération Sud-Sud axée sur la pleine participation des bénéficiaires se révélera probablement plus efficace que les anciens modèles imposés « par le haut » qui accordaient aux gouvernements le rôle d’initiateurs, de négociateurs et de signataires. C’est en faisant participer les principaux intéressés au processus de planification, qu’on pourra garantir une correspondance plus étroite entre la conception de la coopération et les besoins de ceux qui doivent la réaliser. Une telle approche renforcera l’engagement en faveur de la coopération Sud-Sud qui faisait défaut dans les modèles traditionnels. Il s’agit par ailleurs d’un processus plus flexible, permettant rapidement de définir les besoins et de passer à l’action.

Dans un modèle fondé sur l’innovation, la dimension institutionnelle consisterait à créer des structures de coordination qui, grâce à un système de collecte de l’information et de réseaux, facilitent l’accumulation des connaissances, facilitent les opérations de courtage en technologie au niveau international et fournissent des financements pour l’acquisition et l’échange de technologie, tout en assurant des mécanismes nouveaux de participation, de réflexion de consensus et de mobilisation des soutiens nécessaires.

Complément aux initiatives du Tiers monde :
un nouveau rôle pour les bailleurs de fonds

La coopération Sud-Sud de ce genre exigera le maintien et, dans certains cas, le renforcement des relations Nord-Sud, puisqu’une bonne partie de la technologie sur laquelle les innovations seront fondées viendra du Nord. La coopération Sud-Sud sera elle-même plus rentable lorsque les entreprises participantes auront accès à un large éventail de choix technologiques. Cela exige toutefois une plus grande attention à « l’apprentissage et à la diffusion du savoir-faire disponible à l’échelle internationale, une possibilité qui n’a pas été suffisamment exploitée [ . . .] dans le passé » (CEPAL, 1990 : 14). C’est ici que les institutions gouvernementales et non-gouvernementales ont un rôle essentiel à jouer, en encourageant la demande pour l’innovation et en stimulant la création de liens entre utilisateurs et producteurs de technologie, au niveaux local, régional et international. Cependant, la capacité des pays en développement à promouvoir un processus d’innovation et de croissance par le biais de la coopération Sud-Sud dépendra, dans une large mesure, de la volonté des bailleurs de fonds et des institutions financières internationales de promouvoir la mise en œuvre d’initiatives nouvelles de ce genre.

Amérique latine

L’examen rapide de deux programmes latino-américains et des liens qui les unissent fournit un exemple des diverses manières dont les pays donateurs peuvent encourager les modèles de coopération Sud-Sud fondés sur l’innovation. Le premier de ces programmes, le Centro de Gestión

tecnológica e Informática Industrial (CEGESTI) au Costa Rica, financé par le et l’ONUDI, est destiné à fournir la formation, les informations techniques et les conseils en gestion nécessaires pour encourager les petites et les moyennes entreprises (PME) à réfléchir en termes stratégiques et à incorporer l’innovation dans leurs stratégies de croissance. U ne telle approche est particulièrement importante lorsque les entreprises n’ont traditionnellement jamais mis l’accent sur le repérage et la résolution des problèmes. Le modèle CEGESTI a déjà fait école dans d’autres pays de l’Amérique latine et des Caraïbes.

Le programme de formation CEGESTI enseigne aux entreprises comment amorcer des changements en établissant de petits laboratoires expérimentaux. Dans le cadre d’un programme costaricain destiné à développer l’innovation dans les PME, neuf entreprises locales ont été choisies parmi différents secteurs (chimique, pharmaceutique, métallurgique et informatique) dans le but de renforcer leur potentiel d’innovation. A cette fin, le CEGESTI a assuré la formation de petites équipes de deux personnes par entreprise, principalement des ingénieurs industriels formés dans la gestion de la technologie, dont le rôle était d’intervenir comme conseillers auprès de la direction générale. Les équipes sont en place depuis un an et demi environ, et toutes, sauf une, ont réussi à mettre au point des projets de pré-investissement. En plus de découvrir des projets d’innovation potentielle au sein de l’entreprise, les équipes sont chargées de nouer des liens avec les universités locales et de gérer les projets de recherche-développement résultant de cette collaboration. D’après les entretiens qui ont eu lieu avec les directeurs des entreprises participantes, le programme a donné des résultats dans les domaines suivants :

• augmentation des ventes ;

• gains de productivité ;

• mise au point de nouveaux produits et services et développement de nouveaux marchés ;

• mise au point de projets d’innovation, dont cinq devant bénéficier d’un financement du gouvernement costaricain ;

• embauche probable des équipes à la fin de la période contractuelle.

Le programme CEGESTI ne se contente pas de persuader les entreprises à innover. Il jette également les jalons nécessaires à l’établissement de partenariats stratégiques entre ces entreprises, et entre les entreprises et les institutions de recherche, tant dans le cadre national que dans celui plus vaste du continent latino-américain.

Le programme Bolivar, notre deuxième exemple, a été créé à l’initiative de 18 pays et s’inspire du programme européen EUREKA. Le Costa Rica en est membre. Ses deux objectifs principaux sont : de promouvoir

l’innovation dans la région en renforçant les interactions entre les institutions locales de recherche et le secteur des entreprises des pays membres ; et de promouvoir l’intégration régionale en facilitant le partenariat entre entreprises et instituts de recherche, dans deux ou plusieurs pays de la région.

L’établissement du programme. Bolivar a stimulé la création de partenariats de recherche-développement dans tout le continent. En avril 1993, 110 projets relevant des secteurs productifs les plus divers avaient fait l’objet d’une demande dans le cadre de ce programme. Le genre d’appui demandé incluait le financement d’études de faisabilité ou encore la recherche de partenaires, de technologies, de marchés et de financements.

En mars 1992, le programme a reçu une nouvelle impulsion avec la mise à disposition par la Banque interaméricaine de développement de 4,2 millions de dollars de subventions à la coopération technique. A ces subventions sont venus s’ajouter trois millions de dollars de la part des gouvernements membres. Le budget de 7,2 millions de dollars devrait couvrir les coûts d’établissement et de fonctionnement d’un réseau régional de comités de coordination nationaux et d’un secrétariat à personnel réduit à Caracas, pendant les deux prochaines années.

Le soutien financier n’est pas la seule forme d’aide fournie par les bailleurs de fonds dans le cadre de ce programme. La direction générale 12 (DG 12) des Communautés européennes, travaillant sous la présidence actuelle d’EUREKA, soutient un programme de formation pour les coordinateurs nationaux qui joueront un rôle essentiel dans la recherche de partenaires, dans l’évaluation des projets et le financement du programme Bolivar. Le gouvernement canadien soutient les initiatives qui visent à associer des consortiums canadiens de recherche-développement et des entreprises canadiennes à des projets communs dans le cadre du programme Bolivar-Canada. Le partenariat Nord-Sud viendra ainsi compléter les initiatives Sud-Sud entreprises au sein du programme Bolivar.

Afrique

Bien que progressant à un rythme plus lent, un processus d’accumulation technologique commence également à se manifester en Afrique, avec la participation de certaines institutions du secteur public, des universités et quelques entreprises privées. On retrouve un bel exemple de ce phéno-

mène au niveau du secteur informel, qui a gagné en importance en réaction aux dévaluations et à la pénurie des devises étrangères qui ont rendu plus difficiles les importations de pièces détachées pour les secteurs de l’industrie et des transports.

Le Suami Magazine, un groupement de. quelque 5000 artisans qui travaillent dans de petits garages et ateliers spécialisés dans la fabrication de pièces détachées et la réparation de véhicules à Koumassi au Ghana, est une illustration de cette évolution. Il est particulièrement intéressant de constater le rôle de soutien du gouvernement dans ce processus, grâce à certains services de technologie, la formation et l’accès au crédit (Banque mondiale, 1989). Le gouvernement a financé l’unité de formation en technologie intermédiaire du Centre de consultation de technologie de l’Université des sciences et de la technologie à Koumassi ; au-delà, le mécanisme de l’unité de formation a été étendu à l’ensemble du Ghana par le biais des Instituts régionaux ghanéens de technologie appropriée et de services industriels dans le cadre du projet de réhabilitation des transports, soutenu par l’Association internationale de développement. Les pouvoirs publics appuient la formation technique des mécaniciens œuvrant dans les ateliers informels, en plus d’un apprentissage des méthodes élémentaires de comptabilité et de gestion. Ils ont également aidé à mettre en place un programme pilote de crédit en faveur des petits opérateurs comme pour le cas d’une coopérative de mécaniciens voulant renforcer son matériel : tours, vilebrequins, machines à rectifier, etc. (Banque mondiale, 1989 : 121). Il existe un besoin pour de plus nombreux projets de ce genre.

L’accumulation des capacités technologiques est également le fait d’institutions publiques de recherche soutenues par les gouvernements locaux et les pays donateurs. On peut citer en exemple le grand nombre d’institutions de recherches agricoles, ainsi que le Centre régional africain de technologie (CRAT), l’Institut de technologie alimentaire à Dakar, le Centre régional d’énergie solaire à Bamako et le nouvel Institut pour la recherche scientifique pour le développement de l’Afrique, en Côte-d’Ivoire. On constate cependant la faiblesse des liens entre la recherche et les secteurs de production, ce qui limite la contribution de la recherche à l’innovation appliquée (Vitta, 1992).

Le besoin existe pour d’autres initiatives destinées à stimuler la résolution des problèmes de l’industrie africaine. Ce besoin est d’autant plus important que c’est seulement en encourageant les entreprises africaines à résoudre leurs problèmes de restructuration et à innover lors de la mise en œuvre de leurs programmes de réhabilitation, qu’il sera possible d’assurer un développement durable sur le continent. Compte tenu des contraintes

financières actuelles, les transferts de technologies, même s’ils sont vitaux, ne peuvent pas répondre à tous les besoins de l’Afrique. Le transfert de technologie est coûteux et exige généralement des dépenses récurrentes pour l’importation de biens d’équipement, de biens intermédiaires, de services de gestion, de services d’entretien et de savoir-faire, que l’Afrique peut difficilement se permette. Pour les entreprises africaines, la seule solution est de renforcer leurs capacités de résoudre leurs propres problèmes et surmonter les goulots d’étranglement dans la production.

L’engagement du processus d’innovation dans un contexte d’entreprises où l’on néglige la pensée stratégique et où l’on n’incorpore pas l’innovation dans les stratégies de croissance, exige une intervention extérieure, illustré par l’exemple du CEGESTI, et rien ne peut se faire sans des ressources financières et technologiques. De telles ressources peuvent et doivent être obtenues dans le cadre d’un processus de recherche et de développement collaboratif, ce qui implique la participation d’autres acteurs locaux, comme les entreprises fournisseurs, les universités, les entreprises de consultation en ingénierie et les institutions de recherche. Les réseaux régionaux peuvent y jouer un rôle important, puisque les pays africains pris isolément, à l’exception peut-être du Nigeria, de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe, n’ont pas la masse critique requise pour lancer ce genre de processus.

Les gouvernements africains ont reconnu le besoin de mettre au point de nouveaux systèmes de formation pour renforcer les connaissances et les aptitudes générales propices à l’innovation. Ils essaient aussi de mettre en place un cadre politique plus stimulant. Pour compléter ces initiatives, il sera nécessaire de créer un mécanisme permettant d’encourager les entreprises à innover et de réunir les ressources locales nécessaires. Compte tenu des ressources financières limitées de l’Afrique, on pourrait envisager la création d’un « Fonds pour l’innovation et le développement » en Afrique, qui aurait un rôle financier important à jouer dans la réduction des coûts et des risques de l’innovation.

En adoptant au contexte africain les leçons tirées des autres expériences régionales de collaboration fondées sur l’innovation, un tel fonds devrait, par le biais d’une structure locale en réseau, assurer les fonctions suivantes :

– se concentrer sur le processus d’innovation technologique, plutôt que sur la recherche scientifique ;

– encourager la participation des utilisateurs aux phases de lancement, de conception, de recherche et de développement, de tous les projets, afin de s’assurer de la satisfaction des besoins des utilisateurs, de leur engage-

ment dans le processus d’innovation et de leur acceptation rapide des produits de la collaboration ;

– stimuler la formation de consortiums au niveau national et régional afin de réduire les coûts, et d’atteindre la masse critique et l’interdisciplinaire nécessaires au processus d’innovation ;

– encourager le développement d’une culture de l’innovation dans les entreprises africaines ;

– faire en sorte que la compétitivité dans l’industrie africaine devienne un élément moteur de l’intégration et la coopération régionales.

Pour assurer son indépendance financière, sa liberté de gestion et son accès aux ressources technologiques hors du continent, un tel fonds pourrait être lancé sur la base d’une dotation dont la moitié pourrait être sollicitée auprès des plus grandes sociétés du monde les plus innovatrices ; l’autre moitié pourrait être constituée par des subventions d’institutions internationales qui ont traditionnellement financé la recherche dans les pays en développement, les donateurs bilatéraux, le système des Nations unies, les gouvernements africains et les institutions régionales africaines.

Même si de nombreux fonds pour la « recherche » ont été créés par le passé, leurs répercussions pratiques ont généralement été maigres. Toute nouvelle initiative de ce genre devra se distinguer de ces efforts précédents de trois façons :

– ne plus appréhender la recherche uniquement sous l’angle de l’offre, et adopter une approche participative dans la définition et la sélection des projets ;

– établir un partenariat nouveau entre le secteur privé, le secteur public et les donateurs ;

– se fonder sur une structure institutionnelle et de projets en réseau.

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DEUXIÈME PARTIE

PERSPECTIVES ÉCONOMIQUES

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7

Les politiques nationales
et l’intégration régionale

Ousmane BADIANE

Ousmane Badiane met en évidence deux omissions importantes dans les négociations passées sur l’intégration régionale : le rôle des politiques macro-économiques et celui des politiques sectorielles en matière de transport et de commercialisation. A l’instar d’autres auteurs publiés dans cet ouvrage, Badiane recommande, comme préalable à l’intégration, d’accorder une plus grande attention aux politiques macro-économiques nationales. Il juge fondamentalement contradictoire de poursuivre des politiques nationales introverties tout en fondant l’intégration régionale sur des mécanismes d’échanges préférentiels. L’expérience montre que de telles stratégies sont politiquement et économiquement incompatibles. La seconde omission discutée par Badiane concerne les politiques nationales de commercialisation et de transport. Les coûts de commercialisation sont une composante majeure du prix de revient de la consommation et une entrave importante au commerce en Afrique de l’Ouest, où les infrastructures routières et de communications sont probablement les plus sous-développées au monde. Le secteur de la commercialisation et celui du transport font par ailleurs l’objet d’une réglementation et d’une taxation excessives en Afrique de l’Ouest. Un changement de politique en faveur de ces secteurs s’impose pour faciliter l’octroi du statut juridique aux opérateurs, augmenter l’accès au crédit, simplifier la réglementation en vigueur, réduire les contrôles routiers et effectuer une baisse générale de la taxation. Si l’objectif visé est d’accroître le commerce régional, Badiane identifie ainsi deux impératifs : l’adoption d’une stratégie globale de développement extravertie ; et la promotion des secteurs du commerce et du transport.

Comme le démontrent plusieurs contributions dans ce volume, le regain d’intérêt pour l’intégration économique régionale en Afrique dans

les discussions des stratégies de développement se manifeste en dépit du manque d’impact des efforts précédents dans ce domaine sur les économies des pays participants. Les efforts d’intégration économique en Afrique de l’Ouest ont reposé jusqu’ici, sur des mécanismes institutionnels régionaux, allant des systèmes de compensation et de concessions tarifaires négociées à la création d’institutions communes dans les domaines de la recherche, de la formation et du transport. Ces mécanismes peuvent contribuer à l’intégration des économies nationales, mais ne peuvent pas le faire en l’absence de politiques macro-économiques et sectorielles favorables et cohérentes au niveau national qui régissent les possibilités d’échanges commerciaux entre les pays. Aussi, le véritable défi consiste-t-il à créer des environnements économiques nationaux propices à l’accroissement du volume et de l’efficacité du commerce régional et à s’assurer des retombées favorables sur tous les secteurs de l’économie.

Les implications des politiques macro-économiques et sectorielles dans le domaine de l’intégration régionale sont analysées dans cette contribution sous trois angles : celui de la demande nationale d’importations provenant des marchés régionaux ; celui de la capacité des pays à exporter à des prix compétitifs ; et celui du coût des opérations sur les marchés locaux et transfrontaliers. L’article est divisé en deux sections, la première sur les conséquences des politiques macro-économiques et la deuxième sur les obstacles au commerce résultant du niveau élevé des coûts de commercialisation.

Les politiques de développement nationales et le commerce régional

Les politiques commerciales occupent généralement une place de choix dans les stratégies de développement et d’industrialisation des pays en voie de développement. Elles influencent conséquemment le choix des politiques macro-économiques et sectorielles. Il en résulte que les choix de stratégies de développement national ont eu un effet considérable sur les relations commerciales entre les économies nationales et le reste du monde, et avec les pays voisins en particulier. De nombreux travaux empiriques menés depuis quelques années ont par ailleurs confirmé la relation étroite qui existe entre les politiques macro-économiques et commerciales et les performances nationales en matière d’échanges commerciaux et de croissance (Oyejide, 1986 ; Avillez et al., 1988 ; Jansen, 1988 ; Krueger et

al., Mundlak et al. 1989 ; Stryker et al. 1990 ; Dollar, 1992). La recherche de l’intégration régionale suppose que soit reconnu le rôle capital du commerce international dans le processus de développement.

En Afrique de l’Ouest, l’intégration a été poursuivie parallèlement à des stratégies économiques d’introversion reposant sur des industries de substitution aux importations. L’étude de Dollar (1992) portant sur les politiques commerciales de 95 pays en voie de développement classe 10 des 16 pays de l’Afrique de l’Ouest parmi les pays en développement les plus introvertis ; elle place les quatre principaux pays de l’Afrique de l’Ouest (la Côte-d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Sénégal) dans le premier ou le deuxième groupe de pays les plus introvertis. Or, l’expérience montre que les stratégies de développement axées sur les politiques commerciales introverties se prêtent très mal à l’accroissement durable des échanges par le biais des formules de préférences commerciales réciproques ou d’autres mécanismes institutionnels. En effet, un gouvernement fondant sa stratégie de promotion de l’industrie nationale sur le protectionnisme peut difficilement envisager des relations commerciales sans restrictions avec les pays voisins (Mytelka, ce volume).

Cette tendance à s’opposer au commerce transfrontalier est bien illustrée dans la conception et le fonctionnement de la taxe de compensation régionale (et) de l’ex-CEAO, qui ont reflété le conflit entre les objectifs budgétaires et d’industrialisation au niveau national et les objectifs d’intégration économique au niveau régional. La recherche de l’équilibre budgétaire et le protectionnisme étant à la base du régime commercial de chaque pays, le système de la et était conçu pour que les taux appliqués par chaque pays membre de la CEAO soient fonction de ses propres tarifs extrarégionaux. Ces taux variaient de surcroît selon les produits et selon les pays exportateurs, pour un même produit. Il en résulta que la et appliquée par chaque pays membre importateur pour un produit donné était fonction du niveau de développement relatif du pays membre exportateur et de l’importance de ce produit ou du secteur correspondant dans les objectifs d’industrialisation du pays importateur (Robson, 1983 ; Ouali, 1982). Un tel mécanisme, qui n’encourage guère la restructuration économique, était intrinsèquement incapable de promouvoir l’efficacité du commerce entre les pays participants, même si son fonctionnement avait été parfait.

Or, la et n’a pas très bien fonctionné dans la pratique non plus. En effet, à peine deux ans après la création de ce système en 1976, on augmentait déjà substantiellement les taux appliqués sur les importations intercommunautaires (Badiane, 1988 : 75–76). Cette décision, les disputes périodiques entre les pays membres au sujet des barrières commerciales et

la dissolution finale de la CEAO en mars 1994, illustrent la fragilité d’une stratégie axée sur la réduction des tarifs régionaux sur une toile de régimes commerciaux introvertis, comme option pour développer le commerce au sein de la CEAO.

Le schéma 1 présente un cadre analytique des relations entre les politiques macro-économiques nationales et l’accroissement du commerce régional. Les politiques monétaire, budgétaire, commerciale et de taux de change affectent les importations et les exportations de deux manières principales : premièrement, par leur incidence sur le taux de change et leurs effets induits sur l’activité économique sectorielle ou globale; deuxièmement par les taxes et autres mesures influant directement sur le coût des importations et des exportations régionales. Ces deux effets combinés se répercutent sur la demande d’importations de sources régionales et la capacité d’exportation à des prix concurrentiels.

Schéma 1
Politiques macro-économiques et commerce intra-régional

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Il est communément admis que les politiques macro-économiques et commerciales introverties réduisent les incitations et la capacité concurrentielle au sein des secteurs d’exportation, en raison de leur incidence sur le taux de change (Dornbusch, 1974 ; Clements et Sjaastad, 1984 ; Krueger et al., Edwards, 1989). Le tableau 1 illustre cette relation en présentant des estimations de « paramètres de décalage » qui quantifient la répercussion des restrictions à l’importation sur les exportateurs par la diminution des prix réels de leurs produits. A titre d’exemple, un «paramètre de décalage» de 0,5 traduirait une augmentation des restrictions à l’importation de 10% par une baisse correspondant à la moitié de cette protection (5%) du prix réel aux producteurs d’exportations.

Tableau 1
Impact des politiques macro-économiques nationales sur les prix réels
aux producteurs d’exportations dans les années 1970 et 1980
(paramètres de décalage)
./img/regionalint_185_la_2.jpg

N.B. Les chiffres représentent l’incidence en% d’une augmentation de 1% dans la protection des importations sur les prix des produits d’exportation.

a) De Rosa (1992) ; résultats de simulations basées sur une hypothèse de réduction des droits d’importation de 10%.

b) Banque mondiale (1987) ; taxation implicite découlant des régimes commerciaux.

c) Oyejide (1986) ; taxation implicite découlant des régimes commerciaux.

Selon les estimations présentées dans le tableau, la protection accordée à l’industrie de la Côte-d’Ivoire, de 1970 à 1984, se traduisait à 82% en taxation des exportations agricoles. Pour les exportations non agricoles, le chiffre correspondant était de 43%. Au Nigeria, la part de la protection à l’importation supportée par les exportations était de 82% pour l’agriculture et de 55 à 90% pour l’ensemble des exportations, selon la période

considérée. Les chiffres correspondants pour le Bénin, le Burkina Faso et le Ghana, à la fin des années 80, ont été estimés respectivement à 72%, 79% et 12%. Bien qu’on ne dispose pas de données concernant les autres pays de.l’Afrique de l’Ouest, le secteur des exportations a probablement souffert au même degré du protectionnisme national. D’autres études ont estimé la taxation implicite des exportations causée par la sur évaluation du taux de change réel résultant de l’ensemble des politiques économiques et commerciales en vigueur dans les années 1980. Stryker (1990) note des taux de surévaluation de 30 à 70% au Ghana tandis que Salinger et Stryker (1991) arrivent à des taux analogues de 51 à 64% au Sénégal. Ces chiffres correspondent à une taxe implicite d’un montant équivalent sur les exportations tant agricoles que non agricoles. Le niveau de taxation suggéré par ces différentes estimations aura inévitablement eu un effet négatif sur l’expansion des échanges intrarégionaux en diminuant la compétitivité des secteurs régionaux d’exportation.

Les stratégies nationales fondées sur la restriction du commerce rebondissent négativement sur le commerce régional pour plusieurs autres raisons. D’une part, elles favorisent l’émergence de structures de production à coûts élevés. D’autre part, elles entraînent des pénuries de dévises en raison de l’appréciation du taux de change réel et de l’effet de dissuasion qui en résulte sur la production des exportations. La pénurie de devises provoque à son tour la prise de mesures de contrôle des échanges, telles que les interdictions, les licences d’importation, ou le rationnement des devises, qui entravent inévitablement le commerce avec les pays voisins.

Les régimes commerciaux et les stratégies de développement des pays de l’Afrique de l’Ouest ont également tendance à défavoriser les produits agricoles, du fait que la protection accordée aux industries de substitution, de la taxation concomitante des produits d’exportation agricoles, et du peu de protection accordée contre l’importation des produits alimentaires. La taxation des cultures d’exportation ne devrait en principe pas avoir d’effet négatif direct important sur les exportations régionales puisque les produits concernés sont généralement vendus sur les marchés mondiaux. Elle aura cependant eu un effet négatif indirect sur ces échanges, puisque les recettes tirées de ces exportations ont traditionnellement alimenté la demande d’importation des pays de la zone, en particulier celle des pays côtiers. De nombreuses études quantitatives ont été effectuées sur l’effet négatif de la taxation de l’agriculture sur le taux de croissance économique global (Balassa, 1978; Banque mondiale, 1982 ; Bautista, 1988; Ahluwalia et Rangarajan, 1989; Hwa, 1989; Lachler, 1989 ; Panchamukhi et al., 1989). Les résultats de Hwa (1989), pour un groupe de 60 pays en développement et développés, montrent qu’une aug-

mentation du taux de croissance agricole de l’ordre de 1% se traduit par une augmentation de la production industrielle de plus de 0,5%. Une étude couvrant 49 pays africains, dont la quasi-totalité des pays de l’Afrique de l’Ouest (Badiane, 1991), obtient des résultats analogues. Le résultat général de ces études est qu’il existe une relation étroite entre la croissance agricole et la croissance économique globale. Ainsi les stratégies de substitution aux importations pratiquant la discrimination contre le secteur agricole risquent -elles de faire fléchir la demande à long terme, y compris la demande d’importations régionales et, partant, de ralentir l’intégration des marchés.

Les coûts des opérations sur les marchés nationaux et transfrontaliers

Le bon fonctionnement des marchés est tout aussi important que l’environnement macro-économique et commercial pour l’intégration économique. Les investissements réalisés dans le domaine des infrastructures régionales telles que les transports et les communications ont contribué à réduire certains coûts, mais ces efforts se sont concentrés sur un nombre restreint de routes et de réseaux. Les politiques nationales dans le secteur commercial ont accordé peu d’importance aux échanges régionaux portant principalement sur les cultures d’exportation ou la satisfaction des besoins alimentaires nationaux. Si des réformes visant à libéraliser la commercialisation des produits agricoles ont été entreprises dans la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest, certains aspects ont été négligés, notamment les besoins de crédit du secteur commercial, et les dispositions réglementaires et fiscales relatives au secteur des transports. Les réformes menées jusqu’à présent portent surtout sur la privatisation, la déréglementation, et la taxation directe des activités commerciales. Cependant, de nombreuses dispositions réglementaires antérieures à la libéralisation continuent à entraver ces activités, sans parler de certaines mesures nouvelles faisant partie du processus de réforme lui-même.

Deux études récentes portant sur la Côte-d’Ivoire et le Sénégal donnent un aperçu des contraintes pesant sur le fonctionnement des marchés agricoles locaux et transfrontaliers (Gaye et al., 1991; Camara, 1992). Le cas du Sénégal, dont les résultats sont présentés au tableau 2, est particulièrement intéressant car ce pays est l’un des premiers à avoir entrepris la

réforme de son système de commercialisation au cours des années 1980. Cette étude a été menée sur un échantillon de 142 commerçants de la région agricole la plus commercialisée du pays, qui ont été invités à résumer les cinq principaux obstacles à l’expansion de leurs activités. Chaque commerçant devait indiquer et classer les trois contraintes les plus importantes qu’il avait à affronter. L’étude mesurait alors la gravité de chaque contrainte en faisant appel à un indicateur composé. Selon les résultats, le financement constitue la contrainte la plus fréquemment et la plus fortement ressentie: 92% des commerçants interrogés le classent dans le groupe des trois premières contraintes et 77% de ces derniers estiment qu’il s’agit de la plus grave contrainte qu’ils rencontrent dans leurs activités. Viennent ensuite les taxes et les dispositions réglementaires, .le transport, et le fonctionnement des marchés (l’organisation des marchés locaux et l’accès à ces marchés, de nature essentiellement hebdomadaire).

Tableau 2
Obstacles à l’expansion des activités de commercialisation
dans le bassin arachidier du Sénégal

./img/regionalint_188_la_3.jpg

Source : Gaye et al. (1991) ; NI, N2 et N3 indiquent la distribution des réponses pour chaque obstacle. P est un indice pondéré de ces pourcentages égal à 3Nl + 2N2 + N3.

Les résultats concernant la Côte-d’Ivoire figurent au tableau 3. L’auteur (Camara, 1992) a utilisé la même méthodologie, mais présente les résultats d’une façon légèrement différente. Les résultats sont semblables à ceux du Sénégal, en ce qui concerne notamment le financement, qui

vient en tête des contraintes citées et qui représente près de 26% des réponses obtenues. Les contraintes liées aux infrastructures sont plus apparentes dans cette étude, puisque de nombreux commerçants mettent les infrastructures routières et du marché au nombre des obstacles. L’accès à l’information, souvent négligé, est également mentionné. Ce sont cependant les contrôles routiers qui attirent l’attention, puisque les commerçants ivoiriens jugent cet obstacle encore plus important que les contraintes liées aux infrastructures.

Tableau 3
Obstacles à l’expansion des activités de commercialisation
dans les zones frontalières du nord de la Côte-d’Ivoire

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Source : Camara (1992).

Le classement des contraintes identifiées par les commerçants fait ressortir trois domaines dans lesquels des améliorations sont requises : le financement, les dispositions fiscales et réglementaires, et le développement des infrastructures. Par ordre d’importance, les dispositions fiscales et réglementaires occupent la deuxième place au Sénégal comme en Côte-d’Ivoire, où elles prennent la forme de contrôles routiers.

La place primordiale du financement comme obstacle est étroitement liée aux politiques, aux règlements et aux mécanismes institutionnels qui pèsent sur le secteur commercial et empêchent les commerçants d’acquérir le statut légal dont ils ont besoin pour obtenir l’accès au crédit. L’expérience du Sénégal montre que les dispositions institutionnelles relatives au secteur commercial limitent sévèrement l’entrée des commerçants dans le secteur formel, nonobstant les efforts de plusieurs années de libéralisation et de réformes. L’enquête menée au Sénégal révèle que près de la moitié des commerçants composant l’échantillon œuvraient de façon illégale ; parmi les autres, 35% n’ont obtenu de statut légal qu’après l’introduction des réformes menant à la libéralisation (Gaye et al., 1991). Le manque de ressources financières permettant de couvrir les frais de délivrance des divers documents juridiques constitue, selon les commerçants, la principale raison pour laquelle ils n’en possèdent pas. En décidant d’œuvrer en dehors des circuits commerciaux officiels, les commerçants privés ont peu de chance d’obtenir les ressources financières nécessaires à l’expansion du commerce sur les marchés locaux et frontaliers.

Tableau 4
Composantes majeures des coûts de commercialisation
sur les marchés agricoles locaux (en pourcentage)

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Sources : Gaye et al. (1991) ; Camara (1992) ; Gabre-Madhin (1991).

L’importance des politiques de transport se fait sentir dans la structure des coûts de commercialisation notés sur les marchés locaux de plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest où les coûts de transport représentent entre la moitié et les trois quarts du coût total de la commercialisation (tableau 4). Cette part prédominante du transport dans les coûts de commercialisation s’explique en partie par la faible densité et la médiocrité du réseau routier. Cependant, la rubrique « transport » du tableau 4 englobe

aussi les taxes sur le carburant (qui sont élevées dans tous les pays autres que le Nigeria), celles relatives à l’acquisition et à l’exploitation des véhicules de transport, ainsi que les contrôles et mesures réglementaires qui augmentent indirectement le coût des transports.

Des études consacrées au secteur du transport en Afrique de l’Ouest ont démontré l’incidence considérable des politiques fiscales sur le coût des opérations commerciales. Les estimations présentées dans une étude du Laboratoire d’économie des transports de r Institut national de la recherche sur les transports et leur sécurité (INRETS-LET) menée en 1989, révèlent des taux de taxation sur l’achat de camions neufs et d’occasion de tonnage différent, allant jusqu’au 60% en Côte-d’Ivoire et au Mali. A cela s’ajoutent les droits d’immatriculation prélevés chaque année. Ces taxes varient considérablement d’un pays à l’autre et sont particulièrement élevées en Côte-d’Ivoire et au Sénégal (INRETS-LET, 1989a, b). De telles mesures budgétaires ont un effet direct sur les coûts de transport. Elles entravent également l’accès au secteur des transports, réduisant ainsi l’offre de services et diminuant la concurrence.

Les contrôles routiers et les autres mesures administratives ont un effet supplémentaire sur les coûts de transport. Ces mesures affectent l’offre de services et créent des situations de rente qui conduisent à la hausse des prix payés par les usagers. Les coûts résultant des contrôles routiers sur certaines routes commerciales reliant la Côte-d’Ivoire et le Sahel variaient de 9,4 à 100F CFA au kilomètre en 1989 (soit de 0,033 à 0,357 $ É.-U. au taux de change en vigueur à cette période) (tableau 5)1. Le coût moyen était autour de 49 F CFA (soit 0,175 $ É.-U.) par kilomètre. Que ces coûts consistent en recettes fiscales ou en sommes extorquées illégalement par les agents de contrôle importe peu du point de vue de leurs implications sur les opérations commerciales. Cependant, les recettes collectées par l’État peuvent au moins être réinvesties dans des programmes de construction d’infrastructure. On peut juger de l’importance relative de ces coûts en les comparant à ceux du transport pour des itinéraires comparables. Les calculs effectués par Gersovitz (1992) et INRETS-LET


1. Ces données révèlent certaines anomalies. Pourquoi le trajet Abidjan-Bamako est-il moins coûteux que celui de Daloa-Bamako, alors qu’il s’agit à peu près de la même distance, puisque Daloa n’est pas très loin d’Abidjan? Pourquoi des itinéraires intérieurs tels que Daloa-Abidjan coûtent-ils plus cher que des itinéraires internationaux tels que Abidjan-Niamey ou Abidjan-Ouagadougou? Cependant, ce sont plus les grandes tendances qui nous intéressent ici que les chiffres particuliers. Le caractère arbitraire du prélèvement de ces « taxes » pourrait expliquer une partie des variations observées. De même, les différences de valeur des biens transportés sur les divers axes routiers entraînent une certaine variabilité des valeurs totales taxées sur chaque axe.

(1989b) montrent que les coûts de transport par tonne-kilomètre, pour les mêmes distances, sont très inférieurs à 100 F CFA par kilomètre sur la plupart des itinéraires considérés. La « taxe » routière moyenne de 49,3 F CFA par kilomètre, donnée à titre indicatif au tableau 5, n’est pas directement comparable à ce chiffre (puisque le coût par tonne dépend du tonnage moyen des véhicules empruntant chaque route), mais elle est manifestement d’une grande importance.

Tableau 5
Coûts des barrages de contrôle routiers de la Côte-d’Ivoire
ou de routes reliant la Côte-d’Ivoire au Sahel

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Source : INRETS-LET, 1989b.

En résumé, les politiques nationales de commercialisation et de transport peuvent considérablement influer sur l’accroissement du commerce sur les marchés locaux et transfrontaliers. L’effet des politiques actuelles

se traduit par des contraintes d’accès au secteur formel, par l’augmentation du coût d’acquisition et d’exploitation des véhicules de transport et par la taxation directe de la circulation des véhicules et des biens. Ces mécanismes augmentent le coût des opérations commerciales et réduisent le potentiel de croissance du commerce régional. Ces résultats montrent la nécessité de mettre en place des politiques et des actions conçues pour minimiser les coûts de commercialisation et de transport, qui n’ont jusqu’ici pas reçu l’attention requise en tant qu’entrave au commerce intra-régional, malgré les nombreuses réformes instaurées ces dernières années.

Conclusion

L’analyse ci-dessus montre l’importance des politiques macro-économiques et sectorielles dans le développement du commerce régional. Il en ressort que la promotion de l’intégration économique régionale nécessite l’adoption de politiques nationales globalement favorables aux échanges commerciaux. Les politiques d’introversion, adoptées dans le cadre des stratégies de développement et d’industrialisation nationales, poursuivent des objectifs difficilement conciliables avec ceux des schémas d’intégration régionale, et créent un environnement économique incompatible avec l’intégration régionale des marchés. Les politiques macro-économiques et commerciales introverties risquent de faire échouer l’intégration régionale pour trois raisons :

• ces politiques affaiblissent le secteur des exportations, entraînant ainsi la perte de compétitivité, et la stagnation ou le déclin des exportations nationales sur les marchés régionaux ;

• elles freinent la croissance à long terme, contribuant ainsi à la stagnation ou à la baisse de la demande d’importation régionale ;

• elles aboutissent à des pénuries de devises poussant les gouvernements à instaurer des restrictions quantitatives à l’importation ou d’autres entraves au commerce régional.

Les politiques sectorielles appliquées au commerce et au transport peuvent-elles aussi entraver l’intégration régionale des marchés. Les politiques nationales peuvent freiner sévèrement le processus d’intégration lorsqu’elles limitent l’accès au secteur commercial, augmentent les coûts des opérations, ou cherchent à contrôler la libre circulation des marchandises. Les politiques en matière de transport, telles que la taxation exces-

sive, la restriction de l’accès au secteur et les contrôles routiers, augmentent également le coût des flux transfrontaliers.

La création d’organisations intergouvernementales et l’élaboration de mécanismes commerciaux préférentiels, suivant l’approche classique ne donneront aucun résultat si ces mesures ne sont pas accompagnées de la suppression du biais introverti des politiques macro-économiques nationales ou de l’amélioration des politiques portant sur le commerce et le transport. Les négociations sur le commerce régional et l’intégration gagneraient à se concentrer en priorité sur les politiques macro-économiques, commerciales et sectorielles des pays participants, au lieu de centrer toute l’attention sur les tarifs préférentiels et autres mécanismes institutionnels.

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8

Le commerce parallèle
en Afrique de l’Ouest
Intégration informelle
ou subversion économique?

Kate Meagher

Kate Meagher s’attaque à l’opinion très répandue selon laquelle le commerce parallèle constituerait une réponse aux obstacles au commerce entre les pays de la sous-région. Passant en revue les travaux sur le commerce informel, Meagher démontre qu’il s’agit d’un commerce organisé en circuits autour d’exportations illégales permettant de se procurer les devises utilisées pour importer illégalement d’autres marchandises. Ce sont pour l’essentiel des activités de contrebande fondées sur l’arbitrage des prix de produits d’exportation primaires ou de biens importés du reste du monde, entre pays dont les politiques macro-économiques sont divergentes.

Des fortunes et des privilèges dépendent de ce commerce et sont défendus par de puissants intérêts commerciaux et politiques, qui s’opposent à toute véritable intégration économique régionale pouvant mettre fin à l’arbitrage des prix qui alimente leurs fortunes. En termes politiques, l’existence de ce commerce joue ainsi en défaveur de l’intégration régionale. En termes économiques, il ne contribue guère à l’échange de marchandises produites dans la région.

Il y a des décennies que l’on entretient l’idée de l’intégration africaine, dont on a exploré certaines modalités régionales, sans beaucoup de succès. La restructuration en cours de l’économie mondiale autour de grands blocs commerciaux régionaux en Europe, en Amérique du Nord et en

Asie, a suscité un nouvel intérêt pour l’intégration économique de l’Afrique depuis quelques années, tout en lui conférant une urgence nouvelle. Les liens commerciaux préférentiels avec la CEE, enchâssés dans la Convention de Lomé, ont sérieusement entravé les premières initiatives d’intégration, puisque les pays africains préféraient poursuivre leurs intérêts les plus immédiats en perpétuant des relations d’importation et d’exportation privilégiées avec leurs anciens maîtres coloniaux. Ces mêmes accords commerciaux préférentiels sont maintenant menacés par les exigences de l’intégration européenne et de la libéralisation accrue du commerce mondial ayant fait l’objet des négociations de l’Uruguay Round du GATT (Martin, 1985 : 10 ; Oyejide, 1990 : 431 ; Essien, 1991 : 44). Pendant ce temps, l’ancien bloc soviétique a disparu comme source d’aide et absorbe lui-même une plus grande part de l’aide et des marchés d’exportation de la Communauté européenne (Griffin et Khan, 1992). Instruits des piètres performances des initiatives d’intégration officielles lancées au cours des deux dernières décennies, les pays africains sont ainsi confrontés à la perspective d’avoir à se mesurer aux formidables blocs commerciaux des pays industriels, dans un contexte de diminution de l’aide, sans le couvert d’accords préférentiels spéciaux.

Cette situation a suscité un nouvel intérêt pour les réseaux commerciaux informels interafricains qui semblent avoir réussi là où les initiatives officielles ont échoué. Alors que le volume des échanges interafricains officiels entre les pays de l’Afrique subsaharienne ne représente que 6% du total du commerce de la région (Banque mondiale, 1989 : 188–189), on estime que le commerce interafricain non officiel intervient dans l’écoulement de 30% à 50% de la production agricole d’exportation de certains pays africains et représente des échanges annuels de millions de dollars de cultures vivrières, de minéraux et de biens de consommation (MacGaffey, 1987 ; Amselle et Grégoire, 1988 ; Chazan, 1988 ; Green, 1981, 1989 ; Lambert, 1989). Tout en acheminant un important volume de marchandises, le commerce africain non officiel s’effectue de façon beaucoup plus efficace et avec beaucoup plus de rapidité et de souplesse que le commerce officiel, malgré les obstacles liés à sa nature illégale.

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si ces réseaux marchands parallèles peuvent servir de moteur de l’intégration économique de l’Afrique subsaharienne, en promouvant la libéralisation des échanges, tout en rejoignant progressivement le secteur formel. Le consensus qui semble se dégager parmi beaucoup d’éminents africanistes est affirmatif. Le commerce parallèle est de plus en plus présenté comme l’expression d’un militantisme populaire en faveur de la libéralisation économique et de l’intégration, dressé contre l’inefficacité et la corruption des. écono-

mies nationales officielles (MacGaffey, 1987 ; Chazan, 1988 ; Diamond et al., 1988 ; Igué et Soulé, 1992). Le rapport de la Banque mondiale de 1989 rejoint ce point de vue, en représentant le commerce parallèle comme phénomène économique efficace et favorable au bien-être des populations, enraciné dans l’histoire et l’organisation traditionnelle des sociétés africaines (Banque mondiale, 1989 : 188–189).

Ceux pour qui l’intégration doit servir de véhicule de développement devraient bien examiner cette question avant d’emboîter le pas. La présente attitude favorable de la Banque ou de certains économistes libéraux à l’égard du commerce parallèle constitue, d’ailleurs, un revirement de position par rapport à celle exprimée au début des années 1980 (Banque mondiale, 1981). La conception courante du commerce parallèle est fondée sur des notions vagues et théoriques concernant le mode de fonctionnement réel des activités parallèles. L’évaluation des possibilités de développement véhiculées par le commerce parallèle exige qu’on examine systématiquement son développement, sa structure, ses effets sur le bien-être de la population et sa relation par rapport aux objectifs de développement nationaux et régionaux.

Notre exposé aborde en premier lieu la version populiste du commerce parallèle, qui prédomine actuellement dans la littérature. Une critique est présentée d’un des thèmes centraux du point de vue populiste, selon lequel le commerce parallèle constitue une réaffirmation de la solidarité ethnique et de la participation économique populaire, réprimées par l’imposition de frontières coloniales arbitraires et de politiques économiques adaptées en faveur des élites nationales. Les idées selon lesquelles le commerce parallèle est essentiellement redistributif, favorable à la participation des femmes et incubateur d’une classe économique indépendante de l’État, seront également remises en cause.

La section suivante présente une analyse empirique du commerce parallèle depuis les années 1970 en Afrique de l’Ouest et examine la structure et la composition des réseaux commerciaux parallèles. L’analyse des caractéristiques structurelles du commerce parallèle permettra de remettre en question la perspective économique orthodoxe selon laquelle le commerce parallèle serait réductible à l’effet des distorsions de prix au niveau national et pourrait être supprimé par la libéralisation interne des prix, du commerce et des taux de change. Des explications complémentaires seront recherchées au niveau régional, en examinant le rôle stratégique des zones de monnaies convertibles et des politiques libérales d’importation dans le cadre de groupes d’États voisins. Le rôle de l’État dans l’expansion des activités parallèles sera également examiné.

La dernière section examinera les implications du commerce parallèle pour l’intégration africaine, dans un contexte économique empreint par

l’ajustement structurel. Elle abordera les influences idéologiques dont’ s’inspire la réévaluation favorable qui considère le commerce parallèle comme agent d’intégration, et non plus comme simple symptôme des distorsions économiques.

Il importe de clarifier auparavant le sens de l’expression « commerce parallèle », compte tenu de l’ambiguïté que revêt ce concept dans la littérature. Les expressions «commerce parallèle» et «économie parallèle »sont souvent utilisées dans le sens large pour désigner toute une gamme d’activités économiques non officielles, incluant les activités du secteur informel et certaines activités totalement illégales comme la prostitution et le narco-trafic (MacGaffey, 1987; Chazan, 1988). Cependant, la convention dans les publications économiques qualifie de « parallèle » exclusivement la circulation de marchandises légales par des circuits illégaux et non officiels, ce qui distingue ce commerce des activités de production et de services de petite échelle qualifiées d’«informelles» d’une part, et des activités criminelles ou « souterraines » d’autre part (Lindauer, 1989 : 1874). C’est dans ce sens-là que l’adjectif « parallèle » sera utilisé ici. Si cette définition du commerce parallèle “comprend les échanges illégaux au niveau strictement national autant que le commerce transfrontalier illégal, seule la dimension internationale du commerce parallèle sera examinée dans cet article.

Approche historique et mythes populistes

A la fin des années 1970 et au début des années 1980, les études du commerce parallèle dans les pays anglophones relevaient surtout des économistes et des politologues. Selon l’interprétation dominante, le commerce parallèle était engendré par la réglementation excessive, les distorsions de prix et la corruption officielle des pays africains depuis les indépendances ; le commerce parallèle disparaîtrait lorsqu’on mettrait fin à ces distorsions.

U ne autre interprétation des origines du commerce parallèle a été proposée au cours de la même période, dans des études à caractère plus historique et empirique menées par des historiens de l’économie, des anthropologues et des géographes français. Selon ces études, le commerce parallèle trouverait ses racines dans les traditions de solidarité ethnique de l’Afrique précoloniale et les réseaux de commerce de longue distance

sillonnant de vastes zones du continent, pendant plusieurs siècles avant la création des frontières coloniales. Le commerce parallèle apparaît alors comme une forme de résistance populaire contre l’imposition des frontières coloniales et la réglementation économique métropolitaine sur les formations économiques et sociales africaines traditionnelles (Asiwaju, 1976 ; Igué, 1977, 1985 ; MacGaffey, 1987).

En effet, les régions où foisonnent les activités parallèles, en Afrique de l’Ouest et de l’Est, sont précisément celles dans lesquelles le commerce de longue distance précolonial était le plus développé. Cette réalités oppose à celle de l’Afrique australe, où le commerce de longue distance indigène était peu développé durant l’époque précoloniale (Hodder, 1965), ce qui aide à expliquer l’absence subséquente de toute activité parallèle importante dans la région depuis les indépendances. A l’exception des pays frontaliers de l’Afrique de l’Est et du Centre, comme la Zambie, le Mozambique et l’Angola, les principaux réseaux de contrebande en Afrique australe ont jusqu’à récemment été le fait surtout de réseaux criminels organisés autour de la vente d’automobiles volées, de drogues douces et de pierres précieuses (Schissel, 1989 : 46 ; observations de terrain). La présence de nombreux réfugiés sur le terrain a stimulé une certaine croissance du commerce parallèle, mais ce commerce n’est pas comparable à celui de l’Afrique de l’Est et de l’Ouest, que ce soit sur le plan du volume ou de l’infrastructure commerciale traditionnelle pouvant faciliter le flux des marchandises.

L’approche historique du commerce parallèle a dégagé une profusion d’informations détaillées sur les rapports entre les activités commerciales parallèles précoloniales et modernes, et ce genre d’étude a transformé la perception du commerce parallèle apparaissant dans les publications politiques et économiques à tendance libérale. Cependant, le mode d’analyse utilisé dans la majorité de ces études à caractère historique présente une vue plutôt romantique du commerce parallèle comme forme d’organisation économique plus démocratique et authentiquement africaine. Cette idéalisation porte les chercheurs à passer sous silence les divisions ethniques, politiques et socio-économiques des sociétés africaines précoloniales et à estomper les modifications apportées par les économies officielles coloniales et postcoloniales sur le fonctionnement et l’impact social des circuits commerciaux précoloniaux. Une compréhension plus critique du commerce parallèle exige qu’on s’attarde sur quatre mythes populistes répandus concernant la nature de l’activité parallèle. Selon ces mythes, le commerce parallèle :

– représente la réaffirmation de la solidarité africaine face à la distorsion coloniale ;

- est essentiellement redistributif ;

– est indépendant de l’économie officielle ;

– contribue à l’épanouissement économique des femmes.

Le mythe de la solidarité africaine

L’importance idéologique accordée à la solidarité africaine dans les publications historico-empiriques finit ironiquement par miner la véracité historique de ces travaux. La vision prédominante de la société économique précoloniale a tendance à ignorer les importantes divisions politiques et socio-économiques qui ont structuré le commerce de longue distance précolonial. Les frontières séparant les royaumes précoloniaux, les systèmes féodaux de péage et de taxes, et l’insécurité générale qui obligeait les caravanes marchandes à s’armer en régiment, sont le plus souvent oubliés dans les généalogies du commerce parallèle (Thom, 1975 ; Baier, 1980 ; Falola, 1989). L’image qu’on se fait des profonds changements qui se sont produits dans l’organisation du commerce interafricain traditionnel avec la montée du colonialisme est non moins étriquée. On interprète ces changements comme des moyens d’échapper aux tentatives coloniales de réglementation et de profiter des nouveautés telles que les chemins de fer et les monnaies coloniales, mais on ne reconnaît guère, ou pas du tout, que ces ajustements aient pu modifier fondamentalement la prétendue autonomie et l’orientation populaire du commerce, en supposant qu’elles aient jamais existé.

L’idée du commerce parallèle né en réaction aux divisions artificielles imposées par les frontières coloniales sur des groupes ethniques solidaires n’est pas toujours exacte. Même à l’époque précoloniale, les frontières ethniques ne coïncidaient pas nécessairement avec les frontières politiques (Mafeje, 1991). Ainsi, la séparation des groupes ethniques n’était pas étrangère aux sociétés africaines et le découpage colonial ne violait pas nécessairement les formes antérieures d’organisation sociopolitique. Par exemple, la population Hausa qui habite de part et d’autre de la frontière Nigeria-Niger — qui demeure l’une des zones les plus actives de commerce parallèle en Afrique de l’Ouest — n’était pas une entité politique unifiée avant l’imposition des frontières en 1906. La frontière coloniale a été fixée conformément au tracé politique préexistant entre le Califat de Sokoto au sud et le royaume des Habe (aristocratie Hausa pré-djihadiste) au nord (Thom, 1975). Par ailleurs, comme le souligne Igué, ce ne sont pas les frontières coloniales en elles-mêmes mais les politiques écono-

miques divergentes des régimes coloniaux de part et d’autre des frontières qui ont le plus décisivement influencé le commerce interafricain (Asiwaju, 1976 ; Igué, 1977).

Les travaux de l’approche historico-empirique ont montré les divers changements provoqués par ces politiques sur le commerce interafricain, mais en ont insuffisamment analysé les conséquences. On se contente de présenter ces changements comme preuve de la capacité de réaction et de la ténacité des formations marchandes indigènes qui auraient ainsi préservé leur orientation économique authentiquement africaine. Un examen plus attentif révèle des changements plus profonds dans la structure du commerce interafricain. Les deux changements les plus décisifs précipités par le colonialisme ont porté sur les catégories de marchandises échangées et l’orientation du commerce. Les principaux produits commercialisés à l’époque précoloniale étaient les produits primaires africains et les produits manufacturés locaux échangés sur la base d’une spécialisation écologique (Mamdani, 1976 ; Baier, 1980). En Afrique de l’Ouest, les régions du Sahel, de la Savane, des forêts et de la côte échangeaient des produits primaires tels que le sel, le poisson séché, le bétail, la cola et l’or, auxquels s’ajoutaient des produits manufacturés locaux tels que les cotonnades, les outils en métal, les mortiers et la maroquinerie, pour n’en nommer que les principaux (Meillassoux, 1971 : 77 ; Igué, 1977 : II ; Baier, 1980 : 157). Avec l’avènement du colonialisme, ces circuits ouest-africains traditionnels ont été éclipsés par les débouchés plus rentables issus de la contrebande commerciale entre les colonies anglaises et françaises. La commercialisation des produits n’était plus liée à la spécialisation écologique ou aux compétences locales, tant qu’aux divergences entre les régimes fiscaux et juridiques appliqués aux cultures de rentes et aux importations par les colonies françaises et britanniques. Le commerce interafricain de produits primaires devint essentiellement un commerce de contrebande des cultures d’exportation, alors que le commerce des biens de consommation abandonnait les produits manufacturés locaux en faveur des importations industrielles étrangères. On échangeait ainsi des produits textiles industriels bon marché et d’autres biens de consommation étrangers, importés hors tarif dans les colonies britanniques mais lourdement taxés dans les colonies françaises, contre dei’ alcool et des cigarettes, lourdement taxés dans les colonies britanniques par rapport aux colonies françaises (Asiwaju, 1976 ; Igué, 1977).

L’existence de monnaies différentes et de systèmes fiscaux divergents entre les colonies françaises et britanniques a créé des zones monétaires, à la place des anciennes zones écologiques, comme plaques tournantes du commerce parallèle. Le développement de marchés de change parallèles

dans les années 1920 a transformé ces divergences monétaires, qui faisaient obstacle au commerce interafricain, en une source de profit servant à faciliter, voire à stimuler les échanges (Asiwaju, 1976 : 176 ; Baier, 1980 : 113). Ces échanges répondent, cependant, de moins en moins au critère de l’avantage comparatif des économies nationales. L’accès aux importations étrangères, médiatisé par la valeur parallèle des monnaies, est devenu et demeure à ce jour, le principal mécanisme de fonctionnement du commerce parallèle interafricain. Ainsi, l’adaptation du commerce de longue distance à l’introduction des monnaies coloniales ne témoigne pas uniquement de sa souplesse et de son efficacité ; elle marque aussi la rupture du commerce interafricain informel avec sa propre base économique.

Le mythe de la redistribution

Selon un autre mythe populiste, l’économie parallèle, contrairement à l’économie officielle, comporte peu de barrières d’entrée et est fondamentalement redistributive. Ce genre de commerce favoriserait la redistribution des ressources dans les régions rurales et frontalières négligées par l’économie officielle, et représenterait une solution de rechange à la prolétarisation (Igué, 1985 : 97 et sui v. ; MacGaffey, 1987 : 112).

Ironiquement, cela a peut-être été plus vrai aux premiers jours du commerce parallèle colonial que ce ne l’était du commerce précolonial de longue distance qui était dominé, du moins en Afrique de l’Ouest, par des marchands bien établis. Les profonds changements que le colonialisme a provoqués dans les circuits commerciaux et le choix des marchandises ont ruiné nombre de marchands précoloniaux établis et, avec la Pax britannica, ont multiplié pour les petits commerçants ruraux les occasions d’entrer dans le domaine du commerce de longue distance et transfrontalier (Hopkins, 1973 ; Baier, 1980).

Mais cette ouverture aux petits commerçants s’est rapidement refermée. A mesure que la réglementation des frontières se resserrait et qu’une nouvelle classe de marchands parallèles s’établissait, il devenait beaucoup plus difficile pour les petits marchands de participer à ce marché. Contrairement à l’hypothèse des analyses micro-économiques, le commerce parallèle permet des économies d’échelle, pour ceux qui peuvent payer les pots-de-vin nécessaires (Devarajan et al., 1989: 1883 ; Puetz et von Braun, 1990 : 230). Dès les années 1950, les petits commerçants situés au long de la frontière Nigeria-Niger n’arrivaient déjà plus à concurrencer

les gros commerçants urbains disposant des capitaux exigés pour payer les pots-de-vin et utiliser les poids lourds comme moyen de transport des marchandises de contrebande (Baier, 1980 : 164). Des études récentes menées en Gambie, au Nigeria et au Zaïre indiquent que les coûts de transaction élevés et les faibles taux de capitalisation des petits commerçants leur permettent difficilement de participer de façon rentable au commerce parallèle et empêchent toute participation des agriculteurs pauvres à ce commerce (Russel, 1989 ; Puetz et von Braun, 1990 ; Meagher, 1991).

Dans le même ordre d’idée, l’attention a dernièrement été dirigée sur l’organisation en réseaux des activités africaines de commerce parallèle (Igué, 1985; MacGaffey, 1987; Lambert, 1989). Certains auteurs ont insisté sur les possibilités redistributives de cette forme d’organisation, en oubliant la concentration et l’exploitation qui peuvent en résulter (Weiss, 1987 ; Portes et al., 1989 : 305 et suiv.). Des études menées dans plusieurs pays ont permis de constater que d’importantes lignes d’activités parallèles étaient sous l’autorité de petits groupes de gros commerçants, surtout en Afrique de l’Ouest. La contrebande de la farine et du riz en Mauritanie, au Mali, en Gambie, en Guinée, en Guinée-Bissau et au Bénin est ainsi sous la domination de trois à dix gros commerçants dans chaque pays (Igué, 1985 : 57 ; Lambert, 1989 : 12 ; Coste et al., 1991 : 148). Le commerce parallèle entre le Nigeria et le Niger est concentré entre les mains de riches Alhazai (Amselle et Grégoire, 1988).

Les études empiriques ne soutiennent pas non plus l’hypothèse voulant que le commerce parallèle renforce de façon appréciable le bien-être de ceux qui y participent indirectement, notamment les agriculteurs (MacGaffey, 1987 ; Devarajan et al., 1989 : 1892). Plusieurs études indiquent que les petits agriculteurs participent à l’économie parallèle par désespoir, à des termes d’échange moins favorables que ceux offerts par l’économie officielle (Lambert, 1989: 29–32 ; Wuyts, 1989: 144; Gibbon et al., 1992 : 78). Le problème n’est pas le manque de concurrence entre les commerçants, mais la faiblesse des ressources des petits agriculteurs. Cette faiblesse les rend vulnérables à des pratiques de mise en marché au rabais dans l’économie parallèle, étant donné qu’ils sont incapables de se payer le transport et de supporter les retards de paiement que comporte la mise en marché des marchandises dans l’économie officielle. Par ailleurs, ils ne peuvent pas supporter les coûts de transaction d’une participation directe au commerce parallèle. Des observations faites en Ouganda, au Nigeria et au Sénégal indiquent que, dans de telles situations, loin de faire bénéficier les agriculteurs des prix parallèles élevés, les marchands parallèles savent exploiter avec efficacité aussi bien les pressions économiques auxquelles les paysans sont confrontés que les distorsions de prix des éco-

nomies nationales. Les liens communautaires ou ethniques entre commerce parallèle et petits agriculteurs ne semblent pas mettre ces derniers à l’abri de cette logique du marché (Igué, 1985 ; Russell, 1989).

Le mythe de l’indépendance par rapport à l’État

Une des convictions populistes les plus solidement ancrées est que l’activité parallèle procure des possibilités de capitalisation autonome par rapport à l’État, favorisant ainsi l’émergence d’une authentique bourgeoisie indigène (Leys, 1978 : 253 ; Igué, 1985 ; MacGaffey, 1987). Cependant, les données empiriques concernant la bourgeoisie parallèle indiquent que l’accumulation de ressources par le biais des circuits parallèles dépend en grande partie des contacts et de la collaboration avec les représentants de l’État (Kasfir, 1984 ; Lambert, 1989 ; Russell, 1989 ; Meagher, 1991). Dans la plupart des cas, c’est grâce à leur participation à l’économie officielle plutôt qu’à leur indépendance à l’égard de celle-ci que nombre de gros commerçants parallèles ont pu se lancer dans les affaires. Le volume énorme des activités des magnats du commerce parallèle de nos jours serait impossible sans complicité officielle et l’accès à des ressources officielles jusqu’aux niveaux les plus élevés.

En ce qui concerne le niveau d’investissement productif réalisé comme fruit de l’accumulation parallèle — sans quoi le terme « bourgeoisie » n’a pas de sens — la réalité ne semble pas dépasser les façades pour blanchir des fonds ou pour accéder à titre privilégié à des subventions ou à des devises dans le secteur moderne. Les faits indiquent que ce groupe investit surtout dans le commerce, l’immobilier et d’autres activités spéculatives (Igué, 1985 ; Amselle et Grégoire, 1988 ; MacGaffey, 1987, 1988).

Le mythe de la promotion de la femme

Il est devenu de plus en plus courant de présenter le commerce parallèle comme une sphère d’activité accordant des possibilités économiques particulières aux femmes, car les activités parallèles et informelles fournissent le gros de l’emploi féminin en Afrique subsaharienne (MacGaffey, 1988 ; Sow, 1991 ; Igué et Soule, 1992). Dans une situation de crise économique et de chômage accru chez les hommes dans l’économie officielle, un nombre croissant de femmes accèdent à l’économie parallèle pour soutenir leur ménage. L’économie parallèle serait alors une voie per-

mettant aux femmes d’échapper aux structures patriarcales limitant leur participation à l’économie officielle et un moyen de réaffirmer leur importance économique en temps de crise. Un examen plus attentif révèle cependant que la très grande majorité des femmes qui exercent des activités informelles et parallèles sont confinées dans des activités à faible revenu peu propices à l’accumulation, figurant de surcroît parmi celles les plus durement touchées par la crise de l’économie officielle (Beneria, 1991 ; Meagher et Yunusa, 1993). Les quelques femmes qui réussissent à accumuler des richesses sont celles qui ont accès aux ressources de l’État ou aux licences grâce à des contacts personnels ou officiels. Dans aucun cas on ne peut parler d’autonomie économique accrue ou de formes d’accumulation indépendantes de l’économie officielle.

Le commerce parallèle dans les années 1970 et 1980

En dépit de son parti pris populiste, la littérature historico-empirique sur le commerce parallèle a beaucoup apporté à la compréhension de la longue histoire et de la complexité structurelle de l’activité parallèle en Afrique. Les explications fondées sur les prix, habituellement avancées pour expliquer l’explosion de l’activité parallèle dans les années 1970 paraissent sérieusement inadéquates, car c’est la tentative de réduire la complexe réalité du commerce parallèle, à de simples distorsions de prix de certains produits, qui empêche la majorité des analyses économiques, de cerner certains aspects structurels fondamentaux de ce commerce.

Les analyses fondées sur les distorsions de prix de certains produits ont tendance à décomposer l’activité parallèle en .une série de mouvements de marchandises indépendants les uns des autres. Or, il est maintenant reconnu que les circuits parallèles ne sont pas indépendants. Ils sont fondés sur des exportations illégales permettant de se procurer des devises pour effectuer des importations illégales, de façon circulaire (May, 1985 ; Singh, 1986 ; Azam et Besley, 1989). C’est, en outre, l’ensemble du circuit qui détermine la rentabilité commerciale d’un produit particulier, le taux de change parallèle jouant en cela un rôle intermédiaire fondamental.

La politique des prix étant un phénomène national, l’analyse centrée exclusivement sur les distorsions de prix conduit à une compréhension du commerce parallèle axée sur les particularités nationales, qui fait fi des dynamiques régionales plus larges de ce phénomène. En effet, les distor-

sions de prix et les problèmes de surévaluation des taux de change sont caractéristiques de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Ce qu’il faut expliquer, ce sont les circuits régionaux et sous-régionaux, dans lesquels les différentes économies nationales jouent chacune un rôle bien particulier.

Mieux armé pour comprendre ce. que le commerce parallèle n’est pas, essayons maintenant de comprendre ce qu’il est, avant d’évaluer dans quelle mesure il peut servir de fondement à l’intégration africaine. L’analyse qui suit insiste sur la dynamique régionale du commerce parallèle depuis les indépendances. Elle s’appuie, autant que possible, sur des données quantitatives, lorsqu’elles existent, mais celles-ci doivent dans tous les cas être traitées d’indications grossières et souvent instables de l’ampleur réelle du phénomène, comme dans la plupart des études de ce genre1.

Caractéristiques générales des circuits parallèles

Avant d’analyser des circuits précis, nous tenterons d’établir un modèle fondé sur les caractéristiques générales communes à tous les circuits de commerce parallèle, pour faire ressortir les similitudes ainsi que les contrastes régionaux des études empiriques qui suivent. Le circuit commercial parallèle idéal suppose l’existence de trois conditions dans deux pays ou un groupe de pays voisins. D’un côté, on aura une économie dont le système de change est contrôlé, mais avec un marché parallèle de devises. De l’autre, on aura une ou plusieurs économies ayant des monnaies convertibles à l’échelle internationale et des politiques d’importation, libérales. Dans la pratique, les deux dernières caractéristiques sont fréquemment combinées dans une seule économie. Les circuits de commerce parallèle servent essentiellement à obtenir illégalement des devises pour répondre à la contrainte de devises de l’économie au système de change contrôlé, en vue d’acheter et d’importer illégalement des mar-


1. Compte tenu de l’approche nationale et souvent fragmentaire adoptée par de nombreuses études sur le commerce parallèle, il a fallu, pour analyser la dynamique régionale du commerce, recourir à une vaste gamme de sources empiriques, notamment à des articles de journaux pouvant être jugés « non scientifiques ». Nous avons néanmoins pris soin d’éviter que le journalisme l’emporte sur l’analyse. Le matériel provenant de sources douteuses a été inclus lorsqu’il était corroboré par des faits dans d’autres sources, ou qu’il s’emboîtait dans un modèle déjà bien établi.

chandises étrangères. Les commerçants des économies à système de change contrôlé, accèdent aux monnaies convertibles en exportant en contrebande deux grandes catégories de marchandises : soit des produits agricoles et d’autres produits primaires tels que les ressources minérales, ou des marchandises subventionnées dans tel ou tel pays, principalement le sucre, le pétrole, les denrées alimentaires et les intrants agricoles. Les monnaies convertibles ainsi acquises servent à l’importation, en passant par les pays à monnaie convertible et à politiques d’importation libérale, pour l’achat de produits de consommation étrangers tels que les cigarettes, les textiles, les vêtements d’occasion et les produits électroniques, ainsi que des importations de riz et de farine de blé, à des fins de réimportation en contrebande dans le premier pays. Ce modèle d’exportation et d’importation parallèles est assez représentatif dans toute l’Afrique de l’Est et de l’Ouest.

L’une des contributions les plus utiles des théories historico-empiriques a été d’accorder une plus grande importance au facteur monétaire, par rapport à l’ancienne approche, focalisée sur le prix de produits particuliers. Igué (1977) explique le mouvement du commerce parallèle dans l’Afrique de l’Ouest postcoloniale en fonction de la répartition inégale des zones de monnaies convertibles et inconvertibles. En Afrique de l’Ouest, les zones de monnaies convertibles comprennent les pays de la zone franc et, jusqu’à récemment, le Liberia (dont la monnaie était convertible en dollars des États-Unis, jusqu’à la fin des années 1980). Dans un contexte de rareté des devises, les zones à monnaies convertibles telles que la zone franc attirent les produits agricoles et autres produits d’exportation des pays voisins (en grande partie anglophones) dont les monnaies sont inconvertibles. C’est par le biais du taux de change parallèle que l’attraction des monnaies convertibles sur les produits primaires des pays voisins se traduit en prix incitatifs. La forte demande de monnaies convertibles sur le marché parallèle augmente leur valeur par rapport aux monnaies inconvertibles, et permet de profiter de la vente de produits contre ces monnaies. Comme l’explique Naudet (1993), la valeur des monnaies convertibles est primée grâce à l’avantage transactionnel qu’elles confèrent. Une prime du même genre s’applique en faveur de la monnaie des pays aux politiques d’importation particulièrement libérales (Asiwaju, 1976 ; Igué, 1985).

Il existe deux autres caractéristiques du commerce international dont on repère difficilement l’importance d’un point de vue strictement national. Il s’agit du commerce de réexportation et du commerce de transit. Le commerce de réexportation désigne l’importation de produits étrangers par un pays en vue de leur réexportation dans des pays voisins où leur

importation officielle est contrôlée ou interdite (Igué, 1977). Cette pratique est un élément central de l’organisation du commerce parallèle en Afrique de l’Ouest et de l’Est. Le commerce de transit désigne le transport de marchandises de contrebande en passant par un pays situé entre le pays d’importation original et le pays de destination de la marchandise (Amselle et Grégoire, 1988 ; Costes et al., 1991). Par exemple, les importations passées en contrebande au Mali ou en Mauritanie à partir de la Gambie traversent le Sénégal, alors que les importations qui entrent illégalement au Nigeria à partir du Bénin peuvent transiter par le Niger. Le commerce de transit n’est normalement pas illégal dans le pays de transit et est fréquemment utilisé comme source de recettes fiscales.

Les réseaux de commerce parallèle en Afrique de l’Ouest

La présence simultanée de zones aux monnaies convertibles et inconvertibles permet de diviser l’Afrique de l’Ouest en trois sous-systèmes d’activités parallèles centrés autour du Nigeria, du Ghana et de la Côte-d’Ivoire, et de la Sénégambie. Ils correspondent assez étroitement aux trois « sous-marchés » décrits dans l’étude du commerce transfrontalier agricole de l’Institut de recherches et d’applications des méthodes de développement (IRAM) et du Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (LARES) (Lambert, 1989 ; Egg et Igué, 1993 ; Naudet, 1993). Dans chaque sous-système, la zone franc donne accès aux devises alors qu’un pays aux politiques d’importation traditionnellement libérales fournit le point d’entrée principal des importations : la République du Bénin, le Togo et la Gambie respectivement. Certains circuits de commerce parallèle opèrent également à la marge de ces sous-systèmes, mais ces derniers rassemblent l’essentiel de l’activité.

Le sous-système nigérian

Pendant la période coloniale, le Nigeria bénéficiait de la politique d’importation libérale de l’Empire britannique et d’une monnaie directement convertible en livres sterling. Ce pays était alors une plaque tournante de la contrebande du cacao, des grains, du bétail et d’autres produits primaires en provenance des pays voisins de la zone franc, échangés contre des marchandises importées. Cette situation a été inversée au cours de la décennie qui a suivi l’indépendance, devant le protectionnisme nigérian croissant et le détachement de la livre nigériane (aujourd’hui le naira) de la livre sterling. La montée du protectionnisme et du contrôle des

importations fut accompagnée d’un déclin graduel de la valeur parallèle de la livre nigériane, qui était cotée à environ 30% au-dessus de sa parité officielle par rapport au franc CFA dans les années 1950, pour rejoindre 6% en dessous de sa valeur officielle vers 1967 (Igué, 1977). C’est cependant la perte de convertibilité de la monnaie nigériane au niveau international à cette époque qui a provoqué l’effet le plus décisif à la fois sur les taux de change parallèles et les circuits d’échange. Le détachement du naira de la livre sterling a précipité l’effondrement de la valeur parallèle de la livre nigériane, qui a chuté en une année de 650 à 400 F CFA, soit 42% en dessous de sa parité officielle avec le franc CFA (tableau 1). Les importations parallèles de cacao du Bénin et de céréales du Niger, qui s’étaient maintenus après l’indépendance, ont été inversés. Ce sont, depuis, les céréales vivrières nigérianes qui sont écoulées en direction du Niger, au rythme d’environ 200000 tonnes par an (Igué, 1985 ; Egg et Igué, 1993), alors que le cacao nigérian représenterait, selon les estimations, un tiers au moins des exportations officielles de cacao du Bénin (Igué, 1988; Deutsch, communication personnelle). L’engrais subventionné et le pétrole s’écoulent par toutes les frontières entre le Nigeria et ses voisins, ainsi que des marchandises manufacturées localement (Egg et Igué, 1993)2.

Les francs CFA obtenus au moyen de ces exportations parallèles servent à importer des produits de consommation interdits, hautement protégés ou rares au Nigeria — notamment les cigarettes, les textiles, les vêtements d’occasion, le riz, la farine de blé (jusqu’à la levée de l’interdiction en octobre 1992) et les produits électroniques (Igué, 1985 ; Amselle et Grégoire, 1988). Ces marchandises transitent par les principaux ports du Bénin et du Togo avant d’entrer en contrebande au Nigeria, soit directement, ou en passant par le Niger. La contrebande se poursuit également sur les frontières du Cameroun et du Tchad. Le Bénin s’est activement employé à jouer un rôle de source d’importation de contrebande en libéralisant sa politique d’importation dès 1973, alors que de nombreux autres pays de la région resserraient les leurs (Igué, 1977). Le Niger a cherché, de la même façon, à promouvoir son rôle comme point de transit. Les statistiques douanières au Niger indiquent que la valeur des importations parallèles passant en transit dans ces pays s’élevait à 7,1 milliards de FCFA en 1986, avant de retomber à 4,5 milliards en 1987 après la pre-


2. Au Cameroun, le monopole pétrolier étatique «national » fait face à la concurrence «déloyale » du pétrole nigérian bon marché de contrebande aisément disponible, que les Camerounais qualifient affectueusement de « fédérale » (Rapport de la BBC, 1991).

mière dévaluation du naira (Amselle et Grégoire, 1988). Le Bénin étant très proche de Lagos, les importations parallèles traversant la frontière Bénin- Nigeria sont vraisemblablement plus élevées encore.

L’introduction du programme d’ajustement structurel du Nigeria en 1986 et la dévaluation de 99% du naira entre 1986 et 1995 n’ont pas éliminé ces activités. Certaines formes de contrebande ont même augmenté. La contrebande des céréales pénétrant au Niger en est un bon exemple : elle a augmenté plus que diminué, en réaction à la libéralisation des marchés et à la dévaluation constante du naira qui ont rendu les prix des céréales cotés en CFA au Niger plus intéressants que les prix en nairas dévalués. La libéralisation du marché du cacao et la hausse des prix intérieurs au Nigeria ont mieux. réussi à réduire les exportations parallèles envers le Bénin, mais la contrebande du cacao se poursuit, comme mécanisme de spéculation et de fuite des capitaux, les entreprises commerciales et les individus se pressant de convertir leurs nairas en devises, pour se protéger contre la dépréciation continue de cette monnaie (Economist Intelligence Unit, 1, 1988 : 20 ; Mustapha, 1991).

Le sous-système ghanéen

Un phénomène de change parallèle semblable s’est aussi produit au Ghana, autrefois un pôle d’attraction pour les produits primaires en provenance de ses voisins francophones. Après avoir quitté la zone sterling, et faisant face à une crise des échanges, le Ghana a vu la valeur parallèle du cédi tomber, vers le milieu des années 1970, à 60% sous sa valeur officielle par rapport au franc CFA (Igué, 1977). Des produits primaires tels que le cacao, l’or, le diamant et des marchandises de fabrication locale ont commencé à passer du Ghana vers le Togo et la Côte-d’Ivoire en échange de cigarettes, de textiles, d’automobiles d’occasion et d’autres biens de consommation importés. L’imposition d’un programme d’ajustement structurel en 1983, assorti d’une succession de dévaluations majeures du cédi, n’a pas réussi à éliminer les activités de contrebande.

Par exemple, depuis lors, la contrebande de diamants a atteint des dimensions importantes au Ghana comme au Sierra Leone. Selon les estimations de la Ghana Diamond Mining Corporation, 14 millions de dollars de diamants auraient passé en contrebande au Togo en 1984 ; en 1985, jusqu’à 70% des diamants produits au Ghana auraient été écoulés en contrebande (West Africa, 31 juillet — 6 août 1989). Un phénomène semblable s’est produit au Sierra Leone, qui a été le théâtre d’une contrebande à grande échelle de diamants et de bétail avec le Liberia en vue d’obtenir des dollars .libériens convertibles durant les années 1980. On estime que

65 millions de dollars en diamants seraient sortis du Sierra Leone en contrebande au cours du premier semestre de 1987 (West Africa, 26 juin 2 juillet 1989).

Le Togo a cherché à renforcer son rôle d’entrepôt principal en direction du Ghana et d’autres pays ouest-africains en adoptant une politique officielle de réexportation au début des années 1970. En révisant ses tarifs et ses restrictions sur les biens de consommation de luxe, le Togo a accru ses recettes douanières à tel point qu’elles représentaient 62% du budget national en 1974 (Igué, 1977). Lomé est devenu un point d’entrée pour les marchandises importées, une plaque tournante des exportations en contrebande d’or et de diamants en direction de l’Europe et un important marché parallèle pour l’échange de monnaies en Afrique de l’Ouest (Schissel, 1989 : 45,. West Africa, 31 juillet–6 août 1990 : 1248).

Le sous-système séné gambien

Les circuits parallèles centrés autour de la Sénégambie font exception au modèle du commerce parallèle d’exportation de produits axé sur les zones de monnaies convertibles. Bien que la Gambie soit cernée sur trois côtés par le Sénégal, qui fait partie de la zone franc CFA, la direction des flux parallèles de produits primaires d’exportation a été du Sénégal et des pays voisins. vers la Gambie, en dépit de l’inconvertibilité du dalasi gambien. L’atout de l’économie gambienne a été sa politique d’importation extrêmement libérale. A l’instar du Bénin et du Togo, la Gambie sert d’entrepôt parallèle pour son sous-système (Igué, 1977 ; Coste et al., 1991). Bien que sa monnaie ait été détachée de la zone sterling au milieu des années 1970, la Gambie a réussi à maintenir un taux de change parallèle favorable grâce à une politique d’importation libérale. Bien qu’il soit inconvertible, le dalasi donne accès à des marchandises importées écoulées par la suite auprès des pays voisins, ce qui accroît sa valeur parallèle et en fait un pôle d’attraction pour la contrebande de produits primaires.

Les arachides sénégalaises passant par la Gambie pendant la plus grande partie de la période entre la fin des années 60 (avec la suppression du soutien des prix français) et 1985 auraient accru les recettes en devises de la Gambie en moyenne de 20% par année jusqu’au milieu des années 1970. Au cours de la même période, jusqu’à 45% des importations gambiennes étaient réexportées au Sénégal (Igué, 1977 ; Lambert, 1989).

Ces circuits ont subi d’importants changements après l’adoption du programme de reprise économique de la Gambie en 1985. La dévaluation du dalasi, au cours de la première année du programme, jointe à une

hausse du prix d’achat des arachides au Sénégal, a inversé les mouvements transfrontières des arachides. Cependant, la libéralisation des importations de riz en Gambie au cours de la même année a fourni aux marchands gambiens un nouveau moyen d’accès à la monnaie convertible pour financer l’importation ininterrompue de biens de consommation étrangers, surtout des produits électroniques, destinés à la réexportation vers les pays voisins. Dans un pays où la consommation nationale de riz est évaluée à 55000 tonnes annuellement, les exportations de riz gambiennes sont passées d’environ 50 000 tonnes par an au début des années 1980 à plus de 100 000 tonnes par an au cours des dernières années de la même décennie, dont plus de la moitié a été réexportée au Sénégal, au Mali et en Guinée-Bissau (Lambert, 1989 ; Schissel, 1989 ; Coste et al., 1991).

Cette stratégie parallèle est très sensible à ce qui se passe au Sénégal. Lambert (1989 : 13) estime que la réduction du prix du riz au Sénégal en 1988 sous l’effet de pressions sociales aurait réduit de 80% le marché gambien de réexportation du riz. La concurrence accrue sur le marché parallèle des produits électroniques en provenance des commerçants mourides sénégalais a également réduit le rôle d’intermédiaire de la Gambie. Enfin, tout est remis en question, avec d’importantes répercussions sur le commerce de contrebande, par la suite de la dévaluation massive du FCFA en janvier 1994, qui a modifié par ricochet tous les prix sénégalais ainsi que la politique tarifaire de ce pays.

La politique officielle et les stratégies de réexportation

En examinant de près le commerce parallèle, on constate qu’il est intimement lié à l’économie officielle, pas simplement à cause de la corruption des agents de l’État, mais aussi parce qu’il fait partie de la politique de certains pays ayant reconnu les avantages fiscaux de l’intermédiation pour les marchandises parallèles. C’est ce qui donne au commerce parallèle un caractère qualifié par Igué de « semi-officiel » ; Igué fait valoir que ce commerce est fréquemment illégal seulement d’un côté de la frontière, arrivant à contribuer de façon importante à l’économie officielle de l’autre côté (Igué, 1985 : 58 ; IGADD, 1989 : iv).

Plusieurs études menées en Afrique de l’Ouest ont souligné le rôle des organismes officiels comme instigateurs du commerce parallèle, notamment dans les économies de réexportation ou d’entrepôt comme le Togo, le Bénin et la Gambie. Dans la République du Bénin, l’entreprise parapublique SONAPRA (Société Nationale pour la Promotion Agricole) de commercialisation du cacao est l’acheteur final de cacao nigérian de

contrebande dont l’exportation est un monopole d’État (Igué, 1985 : 58). Le gouvernement togolais tire des recettes fiscales de l’exportation en contrebande d’or et de diamants. Et le gouvernement de la Gambie tire jusqu’à 71% de ses recettes fiscales d’importations destinées en grande partie à la réexportation vers les pays voisins (Schissel, 1989 : 44 ; Coste et al., 1991 : 77).

De même, la participation du gouvernement du Niger à l’importation parallèle et aux circuits d’exportation avec le Nigeria lui procure un important avantage budgétaire. Ainsi, les importations parallèles de grains du Nigeria sont devenues une importante source d’approvisionnement bon marché pour l’Office des produits vivriers du Niger (OPVN), l’organisme parapublic de commercialisation du grain du Niger (Amselle et Grégoire, 1988 : 8–9). Par ailleurs, les importations parallèles qui transitent par le Niger en direction du Nigeria sont une source de recettes fiscales pour le gouvernement, et environ 80% de ce commerce est effectué par l’organisme parapublic NITRA du Niger, qui a été créé en 1974 pour administrer le volume croissant du commerce parallèle avec le Nigeria et en tirer profit (Amselle et Grégoire, 1988 : 33–36).

Les données statistiques officielles concernant les importations et les exportations de ces pays révèlent le curieux phénomène de pays qui exportent ce qu’ils ne produisent pas et importent ce qu’ils ne sont pas en mesure de consommer. Le Togo, pays sans mines, a officiellement exporté, au cours des deux ou trois dernières années des années 1980, pour 150 millions de dollars d’or et 40 millions de dollars de diamants (West Africa, 31 juillet–6 août 1989 : 1248). Le Liberia, qui ne produit pas de diamants, comptait 24 postes d’achat de diamants jusqu’à la dévaluation du le one en 1989, quand le nombre de postes a été réduit à 16 (West Africa, 26 juin–2 juillet 1989 : 1048). Il se produit un phénomène semblable dans le cas des cultures d’exportation. Après la libéralisation du commerce du cacao nigérian en 1986, le Niger, un pays sahélien, a commencé à exporter du cacao par l’intermédiaire de l’organisme parapublic NITRA (Amselle et Grégoire, 1988 : 36). On retrouve aussi le phénomène plus courant de pays qui exportent un produit en quantité beaucoup plus importante qu’ils ne sont en mesure de produire — citons notamment le Bénin et le Togo dans le cas du cacao, et la Gambie pour les arachides jusqu’en 1985.

La situation équivalente du côté des importations consiste en l’importation de quantités de marchandises bien supérieures à la capacité de consommation des habitants d’un pays donné. Cela est particulièrement évident dans le cas des petites économies d’entrepôt comme celles du Togo, du Bénin et de la Gambie. Selon les statistiques officielles, le Togo

a réexporté 71% des biens de consommation importés par ce pays au cours des années 1970 (Igué, 1977 : 48) ; on estime que ce chiffre aurait atteint plus de 90% au cours des années 1980. De la même façon, les importations de riz au Bénin, en Guinée et en Gambie excèdent de loin la capacité de consommation de ces pays (Igué, 1985 : 60 ; Coste et al., 1991 : 54). On dit que la Gambie importe annuellement deux fois plus de postes de radio qu’elle ne compte d’habitants (Schissel, 1989 : 45).

Le caractère global et systématique de ces «anomalies » démontre qu’il ne s’agit pas de cas isolés d’opportunisme gouvernemental. Elles représentent une politique officielle de réexportation qui fait partie d’une stratégie de développement nationale explicite dans plusieurs économies africaines, particulièrement celles qui sont trop petites ou trop démunies pour s’industrialiser ou prospérer de façon autonome. Cette participation de l’État est d’un appui considérable au commerce parallèle, car elle lui fournit la couverture légale et l’appui institutionnel requis pour fonctionner au rythme élevé atteint depuis le milieu des années 1970.

Conclusion : les échanges parallèles et l’intégration régionale

L’aspect officiel des stratégies de réexportation dans les pays comme le Togo, le Bénin et la Gambie soulève des questions d’une pertinence évidente concernant l’avenir de l’intégration régionale. Le commerce parallèle ne peut plus se concevoir comme un simple mécanisme populaire d’intégration d’économies autrement mal intégrées, car ce sont les stratégies de développement des pays elles-mêmes qui sont en opposition, en réponse à des groupes d’intérêts fondamentalement opposés à la rationalisation économique.

Le cas de la Gambie et du Sénégal illustre les difficultés d’aspirer à l’intégration économique dans de telles circonstances. Alors que les politiques d’importation libérales de la Gambie sont très profitables à l’élite gambienne, grâce au commerce de réexportation, elles auraient coûté environ 20 milliards de francs CFA au Sénégal par an en recettes perdues en raison de l’ampleur de l’importation de contrebande (West Africa 11–17 septembre 1989). Ce conflit d’intérêts fondamental explique facilement les atermoiements du gouvernement de la Gambie pour réaliser la confédération et l’intégration économique avec le Sénégal, et a fini par faire échouer le projet de confédération en 1989 (Schissel, 1989 : 45 ; West

Africa, 4–10 septembre 1989: 1454; Coste et al., 1991 : 85). Il faut sérieusement s’interroger sur l’avenir de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest lorsque des voisins aussi proches que le Sénégal et la Gambie sont incapables de s’intégrer.

Certains points de. vue excessivement optimistes concernant l’intérêt du commerce parallèle pour l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest ne sont pas sans relation à l’engagement de certaines institutions internationales à une vision de l’intégration fondée sur la libéralisation des marchés des facteurs et des produits. On est, ainsi, de plus en plus porté à enrober ce programme économique libéral de la légitimité des initiatives populaires et du sentiment panafricain, en faisant état de l’élan intégrainten-stionniste de l’activité parallèle. Le commerce parallèle est qualifié d’initiative populaire d’intégration axée sur le marché par opposition aux stratégies d’intégration des États, caractérisées par leur interventionnisme et leur attachement à de grandioses projets industriels (Banque mondiale, 1989 : 188–189).

Les organisations internationales telles que la Banque mondiale insistent sur le besoin d’élargir les marchés mais ne se demandent pas d’où proviendront les marchandises destinées à ces marchés (Beckman, 1992). Notre examen de la structure régionale des échanges parallèles indique que les produits faisant partie de ce commerce sont principalement des produits d’exportation primaires ou des produits industriels importés de contrebande. Loin de représenter une organisation économique plus authentique et plus favorable au développement que l’économie officielle, le commerce parallèle fait figure d’une réaffirmation de la dépendance à l’égard de l’exportation de produits primaires établie au cours de la période coloniale. Certaines études montrent que le commerce parallèle a effectivement miné le développement de l’agriculture et de l’industrie dans la région (Egg et Igué, 1993 ; Meagher, 1993 ; Olukoshi et Obi, 1993). Cela n’est pas seulement vrai des économies sujettes à des restrictions de change ou d’importations, mais s’applique également aux économies d’entrepôt plus libérales, dans lesquelles les importations parallèles d’aliments et de cultures d’exportation en provenance de pays voisins et les importations libérales de riz et de blé se conjuguent pour saper la rentabilité de l’agriculture locale, alors que les politiques d’importation libérales à l’endroit des biens de consommation manufacturés étouffent l’expansion de l’industrie locale (Igué, 1985 ; Coste et al., 1991).

S’il est vrai que les grandioses initiatives d’intégration lancées par les États dans le passé ont échoué, la production locale n’en demeure pas moins une préoccupation légitime. Les propositions de politiques commerciales pour l’Afrique mises en avant par les organisations internatio-

nales de développement sont en général fort différentes de ce qui serait requis pour favoriser le développement et la restructuration de la production locale, et on peut se demander si ce ne serait pas les exportateurs des pays industriels et les investisseurs transnationaux, bien plus que les producteurs industriels et agricoles africains autochtones, qui en seront les premiers bénéficiaires.

Des politiques de développement adéquates et mieux coordonnées sont clairement requises pour favoriser la production et le commerce régionaux face au nouvel ordre mondial. L’élaboration et la mise en œuvre de telles politiques se heurtera non seulement aux programmes d’ajustement structurels, et leur stricte adhésion aux principes libéraux, mais aussi aux intérêts acquis des fractions de l’élite et des groupes commerciaux bien branchés qui ont fait de l’économie parallèle un élément central de leur stratégie d’accumulation. Contrairement à ce que pourraient croire certains partisans de l’économie axée sur le marché, il est impossible de construire l’intégration régionale en s’appuyant sur les entrepreneurs du secteur parallèle et les élites de la libéralisation. L’appui voulu pour l’intégration régionale ne peut surgir que de groupes sociaux qui ont souffert des effets du commerce parallèle, tels que les petits producteurs de cultures vivrières et les fabricants locaux, pour lesquels les objectifs de développement de l’intégration représentent de plus en plus une nécessité économique plutôt qu’une occasion lucrative de subversion.

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Une stratégie pour les échanges
et la croissance en Afrique de l’Ouest :
analyses sectorielles et plan d’action1

J. Dirck STRYKER, Jeffrey C. METZEL et B. Lynn SALINGER

Si l’accroissement des échanges a été le principal objectif des programmes d’intégration régionale adoptés en Afrique de l’Ouest, on a, jusqu’ici, accordé très peu d’importance aux stratégies de promotion des exportations. Stryker, Metzel et Salinger apportent un correctif à cette tendance, en étudiant les multiples obstacles à l’expansion des exportations en Afrique de l’Ouest et la vaste gamme de possibilités offertes dans les différents secteurs économiques et les différentes zones géographiques de la sous-région. La promotion des exportations est proposée comme pièce maîtresse d’une stratégie de relance de la croissance en Afrique de l’Ouest. Les réformes des politiques économiques intervenues depuis une décennie ont réduit bon nombre des entraves au secteur des exportations, mais il reste beaucoup à faire en matière des politiques et des investissements d’appui.

La stratégie envisagée par les auteurs ne se limite pas au marché régional. Cependant, l’importance des possibilités d’expansion du commerce régional est nettement visible dans les discussions des secteurs agricole et de l’élevage ou des manufactures. Plusieurs des mesures préconisées par les auteurs sont d’une importance particulière pour l’intégration économique régionale, notamment la promotion des exportations non traditionnelles et la réduction des barrières au commerce intrarégional.


1. Extrait et adapté d’une étude plus vaste (Stryker, Salinger et Metzel, 1994), menée par Associates for International Resources and Development (AIRD) sur financement de l’Agence des États-Unis pour le développement international (l’opposé). Les opinions exprimées ici sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de l’opposé.

Au cours de ces dernières décennies, la croissance économique de la majorité des pays de l’Afrique de l’Ouest a été faible, sinon nulle. Quoique des facteurs exogènes expliquent, en partie, cette faible performance, la croissance a été fortement retardée par les choix de politique délibérés des États limitant les incitations à l’exportation et favorisant une production inefficace destinée au marché intérieur. L’étroitesse des marchés intérieurs a également freiné la croissance, car elle ne stimule ni la concurrence ni l’exploitation des économies d’échelle. D’où la stagnation économique et la paupérisation de la majorité de la population.

Certaines des distorsions les plus importantes ont été récemment corrigées par les programmes d’ajustement structurel mis en œuvre dans toute la région, y compris par la libéralisation découlant des mesures d’accompagnement de la dévaluation du franc CFA intervenue en janvier 1994 (Stryker, Salinger et Metzel, 1994 : Il). Il en résulte des possibilités de relance de la croissance économique et de réduction de la pauvreté. Cette croissance sera stimulée, en partie, par les exportations traditionnelles, pénalisées depuis plusieurs années par un environnement politique défavorable. Mais de fortes contraintes pèsent sur la demande comme sur l’offre de ces exportations. D’où la nécessité d’une réorientation vers des exportations non traditionnelles telles que les produits horticoles, les produits de la mer ou autres produits du secteur primaire, les produits de l’artisanat et les biens manufacturés, dans la recherche d’une croissance économique soutenue.

Les exportations tant traditionnelles que non traditionnelles peuvent être commercialisées en Afrique ou sur les marchés extérieurs. Si les contraintes de l’offre et de la demande réduisent probablement l’importance relative des exportations traditionnelles destinées aux marchés extérieurs, les exportations non traditionnelles enregistrent une croissance rapide dans certains pays africains. Ces exportations ne rapportent, pour le moment, qu’une faible part des recettes en devises, qui devrait toutefois s’accroître lorsque ce secteur prendra la relève comme moteur de croissance économique.

Toute la région pourrait bénéficier de la croissance des exportations non traditionnelles vers les marchés extérieurs, mais les premières poussées se concentreront probablement dans des pays tels que la Côte-d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Sénégal, qui disposent d’embryons d’offre de main-d’œuvre qualifiée, d’infrastructures de transport et de communication, de contacts avec les importateurs extérieurs et d’institutions indispensables à la gestion du commerce extérieur. Ces pays deviendront ainsi des pôles de croissance dont la hausse du revenu par habitant entraînera l’augmentation de la demande de produits d’exportation des

pays voisins. Cela conduira au développement du commerce intrarégional et stimulera une augmentation du revenu des pays voisins, à condition de réduire les barrières commerciales.

La prochaine section de cette contribution évalue certains des facteurs expliquant les mauvaises performances de l’Afrique en matière d’échanges et de croissance. Le document analyse ensuite le potentiel de croissance des exportations dans certains secteurs d’activité économique, en mettant un accent particulier sur les échanges régionaux. Nous proposons enfin un programme d’action pour les échanges et la croissance en Afrique de l’Ouest, en tenant compte des particularités sous-régionales.

Les faibles performances en matière d’échanges et de croissance

Les puissances coloniales concevaient leurs colonies africaines en premier lieu comme une source de matières premières à échanger contre des produits manufacturés en Europe. L’accent était mis sur les produits de base tels que l’arachide, le coton, le café, le cacao, le sisal, le caoutchouc, l’huile de palme, le sucre et divers minerais. Ces produits ne subissaient, au plus, qu’une faible transformation locale. Aucun effort de promotion des cultures vivrières n’a été fait, e~ des entreprises industrielles n’étaient créées que si elles entraînaient une épargne substantielle des coûts de transport.

Les indépendances furent accompagnées d’un changement de cap favorisant l’industrialisation par la substitution aux importations. Cette politique s’est d’abord traduite par une croissance rapide des industries manufacturières. Au cours des années 60, la valeur ajoutée manufacturière, mesurée en prix intérieurs, a augmenté de plus de 8% par an en Afrique subsaharienne, soit près du double de la croissance du PIB. En 1973, le secteur industriel assurait au moins 15% du PIB de 18 pays. Quoique la production de biens de consommation fût prédominante, les biens intermédiaires représentaient 40% de la valeur ajoutée totale du secteur manufacturier à la fin des années 70 (Banque mondiale, 1989).

Ces industries de substitution aux importations étaient, cependant, fortement tributaires de biens intermédiaires, de pièces de rechange et de biens d’équipement importés, ce qui les rendait très vulnérables aux pénuries de devises. De plus, la croissance industrielle était attribuable à des taux de protection commerciale élevés protégeant des entreprises ineffi-

caces contre les importations. D’où le niveau élevé des prix intérieurs des produits en question par rapport à ceux du marché mondial. Le calcul de la valeur ajoutée en prix mondiaux, plutôt qu’en prix locaux, aurait donné des taux de croissance beaucoup plus faibles. Ce type de croissance pouvait se maintenir pour quelque temps, mais l’étroitesse des marchés intérieurs marquait dès le début les limites de la stratégie de substitution aux importations.

Le taux de croissance industrielle de l’Afrique subsaharienne s’est considérablement ralenti à partir des années 70, en dépit d’investissements publics massifs dans ce secteur. Au milieu des années 80, le secteur industriel n’assurait plus que 10% du PIB — à peine plus qu’en 1965. Le secteur industriel dans la plupart des pays se caractérisait par une capacité excédentaire, des coûts de production élevés, de faibles relations avec le reste de l’économie et l’absence d’incitations à la productivité (Banque mondiale, 1989).

Les efforts d’accroissement de la production alimentaire se sont également traduits par de faibles résultats. La ration calorique recommandée par la FAO et l’OMS est satisfaite à moins de 80% pour le quart environ de la population de l’Afrique subsaharienne. De graves pénuries alimentaires, pratiquement inconnues au début des années 60, se généralisent à présent. Globalement, la croissance de la production agricole africaine est de l’ordre de 2% par an, bien en deçà du taux de croissance démographique qui est d’environ 3,1%. Les exportations agricoles diminuent, et les importations alimentaires augmentent de près de 7% par an (Banque mondiale, 1989 : 72, 89).

Ces tendances négatives sont le résultat d’une série de facteurs. De nombreux projets d’irrigation, qui ont absorbé une part importante des investissements, ont été de véritables désastres au regard des nombreux problèmes rencontrés parmi lesquels on peut citer : de faibles rendements, la mauvaise alimentation en eau, des coûts d’investissement et des charges récurrentes élevés, la réparation et l’entretien insuffisants des systèmes et équipements d’irrigation, l’absence de motivation suffisante pour les cultures en saison sèche et l’envasement des barrages et des canaux d’irrigation. Les investissements massifs consentis pour l’aménagement des bassins fluviaux et l’irrigation ont abouti à des efforts démesurés de rechapage de ces projets au détriment d’activités plus susceptibles de promouvoir la croissance économique (Stryker et al., 1981).

Les efforts d’amélioration des cultures pluviales, dans les zones peu fertiles, ont échoué non moins péniblement, tout en réduisant les taux de migration en dehors de ces zones, entraînant ainsi la détérioration de la végétation et des sols. Il aurait été plus efficace d’encourager la migra-

tion de ces populations vers de meilleures zones de production ou leur repli sur de nouvelles activités moins dommageables pour l’environnement. Les projets implantés dans ces zones peu fertiles se sont révélés très coûteux par rapport aux réalisations, en raison de l’absence d’activités commerciales permettant de supporter les charges récurrentes, des risques liés à la sécheresse, de l’absence de techniques agricoles viables, et du coût élevé de gestion des projets de développement dans des zones difficiles d’accès.

L’échec des politiques d’auto suffisance alimentaire au Sahel entre le milieu des années 60 (1965–1967) et la fin des années 80 (1986–1988) est illustré par l’évolution du ratio d’autosuffisance alimentaire (production locale/disponibilités totales). Ce ratio n’a augmenté dans aucun des pays sahéliens et a très sensiblement diminué dans la plupart de ceux dont le principal aliment de base est le riz importé (par exemple : de 83 à 47% en Gambie ; de 69 à 39% en Mauritanie ; de 80 à 58% au Sénégal). Dans les pays où les céréales traditionnelles constituent l’aliment de base, le ratio d’autosuffisance pour l’ensemble des céréales a beaucoup moins baissé, mais celui du riz s’est effondré dans les mêmes proportions (Stryker, 1992 : 2).

De meilleurs résultats ont été obtenus en ce qui concerne la production de coton dans certains pays. Au Burkina Faso, la production de coton fibre est passée de 3000 tonnes en 1965 à 71 000 tonnes en 1990 ; au Mali, pour la même période, elle a augmenté de 8500 tonnes à 111 000 tonnes. Cette augmentation a gonflé les revenus des agriculteurs, les recettes fiscales et les recettes en devises. Elle a également contribué à la production de céréales, puisque les agriculteurs ont pu disposer du capital et du revenu monétaire indispensables à l’acquisition d’intrants intermédiaires tels que les engrais (Stryker, 1993 : 2–3).

En dépit de tels gains, la valeur réelle des exportations agricoles de l’Afrique subsaharienne a considérablement baissé au cours des trois décennies suivant les indépendances. La détérioration des termes de l’échange de l’Afrique y est pour quelque chose, mais n’explique pas que l’Afrique ait perdu plus de la moitié de sa part du marché mondial des exportations agricoles durant cette période. Cela semble être davantage le résultat des facteurs de l’offre que de la demande (Koester, Schafe et Valdes, 1990 : 41). Cette chute dans la part du marché du continent a été particulièrement aiguë pour le cacao et les oléagineux. L’analyse détaillée de nombreuses études de cas de pays indique que les principales causes de cette mauvaise performance sont, entre autres, les taxes à l’exportation, la surévaluation des monnaies et la faiblesse des prix payés aux producteurs (Leie, 1991).

Réformes et opportunités

Réformes récentes

Compte tenu de leur faible performance économique, de nombreux pays de l’Afrique subsaharienne ont entrepris d’importantes réformes structurelles, au cours de la dernière décennie. Un des principaux objectifs a été de corriger le biais contre les exportations créé par la taxation des exportations, la protection commerciale des industries de substitution aux importations et la surévaluation de la monnaie nationale. On a également poursuivi la libéralisation des marchés et la réduction du poids du secteur public dans l’économie. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont joué un rôle primordial dans la formulation des réformes entreprises. En plus des mesures de stabilisation macro-économique, ces réformes comprennent une combinaison des mesures suivantes :

– la dévaluation,

– l’adoption d’un taux de change plus flexible,

– la réduction ou la suppression des taxes à l’exportation,

– l’allègement ou la suppression des contrôles à l’importation,

– la diminution du niveau et de la variabilité des tarifs à l’importation,

– la privatisation ou la réforme des entreprises para-publiques,

– la suppression du contrôle des prix et des restrictions à la commercialisation privée,

– la réduction des effectifs du secteur public.

La combinaison de ces mesures a modifié la structure des incitations en ouvrant les économies africaines aux échanges internationaux, tout en rehaussant l’importance relative du secteur privé par rapport au secteur public.

D’autres variables ont malheureusement réduit l’effet de ces réformes sur les exportations et la croissance économique. En effet, de nombreux pays entreprenant des programmes de réformes ont dû affronter en parallèle la chute des prix de leurs exportations et de leurs termes de l’échange, et donc de leurs recettes d’exportation. Ils ont cependant pu bénéficier d’un allègement de la dette et d’un accroissement des flux d’aide extérieure, ce qui a permis de maintenir un certain niveau des investissements malgré la baisse du budget de l’État (Banque mondiale et PNUD, 1989 : 27-29).

L’environnement politique actuel, échanges et croissance

L’environnement politique actuel de la majorité des pays africains est ainsi beaucoup plus propice aux échanges et à la croissance qu’il y a quelques années. Les taux de change de la plupart des pays, y compris ceux de la zone franc, sont proches de leur niveau d’équilibre à long terme. Les taxes à l’exportation ont été réduites ou éliminées et dans certains pays, on a remplacé les offices de commercialisation des produits d’exportation et les fonds de stabilisation par des formules plus libérales. Les restrictions quantitatives à l’importation ont été considérablement allégées, sinon éliminées, dans la plupart des pays et on a réalisé des progrès en ce qui concerne la baisse et l’uniformisation des tarifs douaniers, ainsi que l’allègement ou la suppression des mesures de contrôle des prix.

Il subsiste néanmoins des entraves d’envergure aux échanges. Par exemple, les pays membres de la zone franc ont été obligés d’ériger de nombreuses barrières contre le libre-échange au cours des ans pour ne pas être inondés d’importations en raison de la surévaluation du franc CFA. Bon nombre de ces barrières prennent la forme de restrictions quantitatives de nature administrative plutôt que législative, et elles sont donc souvent difficiles à repérer et à supprimer. L’importance de ce genre de mesure apparaît néanmoins dans les résultats d’une enquête récente menée auprès des entreprises étrangères actives en Afrique, qui faisait davantage ressortir les préoccupations sur le plan des barrières non tarifaires que sur le plan des barrières tarifaires (Blakey, 1993 : 6–7).

L’insuffisance des infrastructures d’appui aux activités à vocation exportatrice constitue une entrave additionnelle aux échanges. Après des années de laisser-aller, des pays tels que le Ghana et la Guinée ont besoin de reconstruire, de développer et de moderniser leurs routes, leurs ports, leurs aéroports, leurs réseaux de communication, et leurs systèmes de production d’énergie électrique. De telles infrastructures fonctionnelles sont indispensables en matière d’exportations, compte tenu des règles de contrôle de la qualité, du respect des délais et de la flexibilité qu’impose la demande étrangère.

L’investissement dans les domaines de la connaissance, de la technologie et du marketing est non moins essentiel. Le développement des exportations horticoles du Kenya est le résultat de ses investissements dans le domaine de la recherche, de la formation et de la vulgarisation, contrairement à ce qui s’est fait dans de nombreux pays qui ont laissé leur potentiel de recherche et de vulgarisation agricole se détériorer. En montrant comment les exportations horticoles ont servi de tremplin aux expor-

tations de produits manufacturés non traditionnels, Nural Islam (1990) met en évidence l’importance des informations commerciales, du contrôle de qualité, de la transformation, du stockage et de la vulgarisation agricole dans le domaine des exportations. Des pays tels que l’Île Maurice, qui réussissent en matière d’exportations de produits manufacturés, ont dû acquérir une connaissance des opportunités du marché extérieur, établir des relations avec les partenaires étrangers, accorder une grande attention au contrôle de la qualité et former de nombreux ouvriers spécialisés à salaire compétitif. Les entreprises étrangères peuvent jouer en cela un important rôle de catalyseur en ouvrant la voie d’accès aux marchés mondiaux, en exploitant leurs capacités de conditionnement des exportations et en communiquant leur savoir-faire en matière de technologie, de marketing et de gestion (Banque mondiale et USAID, 1991).

Il faudrait également se préoccuper de certaines questions «institutionnelles » tels que la simplification des procédures administratives, l’accès au crédit, le cadre juridique pour l’exécution des contrats, les systèmes d’information sur les marchés extérieurs, les facteurs pouvant affecter le respect des délais, et les mécanismes de contrôle de la qualité. Les problèmes à ces différents niveaux proviennent souvent des lacunes du secteur public dans ses relations avec les opérateurs économiques. On trouve ainsi côte à côte une réglementation excessive qui empêche la réallocation des ressources nécessaires à une plus grande extraversion de l’économie, et un manque d’institutions publiques ou semi-publiques chargées de résoudre les imperfections du marché et de promouvoir les exportations. Des exemples du genre d’appui pouvant être fourni par de telles institutions seraient une assistance aux exportateurs potentiels dans l’exploration des marchés extérieurs, ou la création de mécanismes pour faciliter l’accès au crédit aux exportateurs n’ayant pas encore une grande expérience du système bancaire.

La plupart des entraves majeures aux échanges et à la croissance sont spécifiques à des secteurs économiques particuliers. Les sections qui suivent présentent un aperçu de ces entraves, dans le cadre des opportunités d’accroissement des exportations de la région.

L’agriculture et l’élevage

Des recherches récentes portant sur l’intégration agricole en Afrique de l’Ouest montrent le potentiel d’un certain nombre de sous-régions à commercialiser leurs produits de façon compétitive au-delà des frontières nationales (Salinger et Stryker, 1994). En l’absence de distorsions, on observerait, par exemple, un flux de riz et de céréales traditionnelles, par-

tant de la haute Guinée et de la haute et moyenne vallée du fleuve Sénégal vers l’est du Mali et la Mauritanie, ou du sud du Mali vers le nord de la Côte-d’Ivoire. La production arachidière du Mali serait acheminée vers le Sénégal pour la transformation. L’analyse économique semble également indiquer un avantage comparatif du Sahel en matière de production animale suffisant pour concurrencer les exportations mondiales de viande sur la côte ouest-africaine (Metzel et Cook, 1994).

Il existe déjà une importante demande excédentaire d’huiles végétales et de viande que les pays sahéliens pourraient satisfaire de manière rentable face à la concurrence des importations, compte tenu de la dévaluation du franc CFA. Si les marchés côtiers retrouvaient les niveaux de croissance des années 60, et dans une moindre mesure des années 70, il en résulterait une importante augmentation de la demande de céréales traditionnelles, d’huiles végétales, de coton, de viande et d’autres produits animaux. Les pays sahéliens disposeront d’un avantage comparatif croissant dans l’exportation de ces produits à mesure que les pays côtiers se spécialiseront dans les cultures d’exportation traditionnelles, les produits forestiers et de la mer et les produits manufacturés. La demande de riz est également excédentaire, mais seules les régions de production limitrophes des marchés côtiers sont en mesure de concurrencer les importations de ce produit, étant donné le faible prix mondial du riz et les coûts de transport élevés au sein de la région.

La structure de la production et des échanges qui a cours dans la région ne reflète pas cet avantage comparatif. Le manque de coordination des politiques commerciales, des taux de change, et des prix agricoles a dénaturé la structure des incitations, au fil des ans, favorisant une allocation inefficace des ressources productives, une contrebande gaspilleuse de ressources et des comportements de rentiers.

La distorsion la plus grave qu’était la surévaluation du franc CFA, a maintenant été supprimée. Cela laisse néanmoins en place de nombreuses autres entraves au commerce. En ce qui concerne le secteur agricole, il s’agit notamment des restrictions quantitatives à l’importation de denrées alimentaires, de la grande variation des prix aux producteurs d’un pays à un autre, des niveaux élevés de taxation effective des importations, des fortes subventions aux producteurs et de nombreuses autres mesures. Par exemple, les prix aux producteurs de cacao, de coton et d’arachide varient très sensiblement d’un pays à un autre, occasionnant le commerce intra-régional de ces produits par le biais des circuits parallèles. On constate de grandes variations également entre pays dans les politiques des prix et d’importation du riz (Salinger et Stryker, 1994 : 22–24).

Les distorsions dans le domaine de l’élevage prennent la forme de taxes sur les exportations et les importations des produits animaux, de modestes subventions sur les intrants, et de taxes sur la commercialisation du bétail. Les taxes sur le transport et la commercialisation ont une incidence très importante sur les coûts du secteur de l’élevage. On compte parmi ces « taxes » les extorsions appliquées en contrepartie du droit de passage du bétail transporté dans la région. Compte tenu de ses liens avec les autres pays francophones, la Côte-d’Ivoire a allégé les restrictions à l’importation de produits animaux de l’Afrique de l’Ouest. Par contre le Ghana et le Nigeria ont montré moins d’intérêt pour la promotion du commerce intrarégional. La politique phytosanitaire de mise en quarantaine du bétail importé au Ghana est un bel exemple d’interdiction du commerce par la voie des restrictions non tarifaires. Ces restrictions n’ont pas suscité de tensions jusqu’ici, puisque la surévaluation du franc CFA rendait les importations provenant des pays sahéliens peu rentables, mais avec la dévaluation du franc CFA, ces restrictions vont prendre une importance désormais plus grande (Metzel et Cook, 1994 : vi).

Les distorsions entravant le commerce intrarégional et protégeant la production nationale défavorisent du même coup les exportations vers les marchés extérieurs. Il existe pourtant un potentiel considérable dans ce domaine. Des études récentes ou en cours révèlent à quel point les pays de l’Afrique de l’Ouest ont un avantage comparatif en matière d’exportations de productions agricoles et animales en dehors de la région. Par exemple, le Ghana possède un avantage comparatif en matière d’exportations d’ananas, de mangues, d’ignames, et de fruits de mer congelés, vers les marchés extérieurs (Stryker et Shaw, 1994) ; la Banque mondiale étudiait en 1994 le potentiel d’exportations horticoles du Mali, du Niger et du Sénégal ; enfin, la Côte-d’Ivoire et la Guinée ont déjà démontré leur avantage comparatif en matière d’exportations d’ananas, de bananes et d’autres fruits tropicaux.

Les exportations traditionnelles des cultures arboricoles de l’Afrique de l’Ouest — cacao, café, caoutchouc, palmier à huile et cocotier — présentent aussi des perspectives de croissance à long terme, même si les prix mondiaux et la stagnation de la production n’offrent, à court terme, que de faibles perspectives de croissance. La faiblesse des marchés mondiaux s’explique par la croissance rapide de la production de certains concurrents de l’Afrique de l’Ouest, en Asie du Sud (notamment la Malaisie et l’Indonésie) et en Amérique latine (en particulier le Brésil), où des programmes concertés de plantations ont été mis en œuvre avant la chute des prix, et accompagnés d’importants gains de productivité, ce qui assurera des excédents de production sur les marchés mondiaux pendant la

majeure partie des années 90. La situation est bien différente dans les pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest où l’utilisation peu judicieuse des offices de commercialisation, la lourde taxation des exportations et la faiblesse des structures de recherche ont, pendant la majeure partie des années 80, étouffé l’esprit d’initiative des producteurs. Cela a contribué au vieillissement de la plupart des essences cultivées, car très peu de nouvelles plantations ont été installées. N’empêche que la croissance régulière de la demande mondiale de ces produits finira par rattraper la production accrue des pays de l’Asie du Sud des années 80. Dans l’intervalle, l’augmentation des revenus et la contrainte foncière réduiront l’avantage comparatif et les incitations à la production de l’Asie. L’Afrique doit donc commencer, dès à présent, à jeter les bases pour reprendre sa part des marchés. Cela devrait inclure l’introduction de nouvelles avancées technologiques en matière de production et des mesures d’assainissement des systèmes de commercialisation, afin de répercuter sur les producteurs une part plus importante des prix mondiaux.

L’industrie

L’Afrique de l’Ouest a une longue tradition d’activités industrielles. Les ouvrages d’histoire consacrés à la région citent de nombreux exemples d’activités artisanales, d’entreprises manufacturières et de transformation agro-industrielle d’envergure moyenne, notamment dans la minoterie, l’extraction et le raffinage de l’huile comestible, la brasserie, le tannage, la savonnerie, la métallurgie, la menuiserie, le filage et le tissage du coton, ainsi que la production ou l’assemblage de biens divers (allant de la fabrication des allumettes, des ustensiles de cuisine et des vêtements, au montage de machines agricoles et de voitures particulières). Dans certains pays tels que le Nigeria, la Côte-d’Ivoire, le Sénégal et le Ghana, ces activités précèdent la période de promotion des industries de substitution aux importations des années 60 et 70, et même à la période coloniale.

De nombreuses activités ont été entreprises pendant la période coloniale pour répondre à la demande du marché colonial dans son ensemble, mais le morcellement des marchés consécutif à la décolonisation en a compromis la viabilité financière. A titre d’exemple, bien des investissements effectués au Sénégal dans les années 50, ont perdu leur compétitivité à la suite du démantèlement de l’union douanière coloniale qu’était l’Afrique occidentale française. En effet, cette situation nouvelle limitait considérablement les possibilités d’écoulement de la production industrielle sénégalaise sur le marché sous-régional (Horton, 1976).

Dans d’autres pays tels que le Mali, le Burkina Faso et le Niger, « l’industrie moderne» était pratiquement inexistante avant l’indépendance (Shepherd, 1975). Ce sont les gouvernements de ces pays qui ont établi de moyennes et grandes entreprises dans la seconde moitié des années 60 et au début des années 70. Il s’agissait surtout d’industries de transformation des produits locaux pour la consommation intérieure (cigarettes, tomates et fruits en conserve, allumettes), mais également pour l’exportation (textiles, huile d’arachide, cuir). D’autres industries créées dans la région pendant les années 60 et 70, ont été orientées vers la transformation de produits d’importation semi-finis. En Côte-d’Ivoire, elles ont connu une croissance plus rapide que celle des industries reposant sur les matières premières locales jusqu’au début des années 70, lorsque cette tendance a été renversée face à la saturation des marchés locaux étroits par les industriels de substitution aux importations (Den Tuinder, 1978 : 227).

L’industrialisation de l’Afrique de l’Ouest se fit donc sur la base d’industries axées sur les ressources naturelles et d’industries de substitution aux importations. La promotion des industries axées sur les ressources naturelles cherchait à tirer profit des avantages comparatifs en matière d’exportations de produits primaires, notamment dans les domaines minier, agricole, forestier et touristique, et visait à renforcer, à élargir ou à diversifier ces activités. La stratégie de substitution aux importations se fit grâce à la protection tarifaire, ce qui leur a permis de concurrencer une production industrielle extérieure relativement plus efficace. Peu de progrès ont été réalisés jusqu’à présent en matière d’industrialisation extravertie, c’est-à-dire ouverte sur le marché mondial, bien que des embryons d’entreprises de ce type commencent à prendre forme2.

Comme partout ailleurs, cette industrialisation s’est traduite par une combinaison de mesures souvent très onéreuses reposant sur des coûts de protection élevés, une structure d’incitations très inégale ne répondant à aucun impératif stratégique précis à long terme et une très faible prise de conscience des effets négatifs de la substitution aux importations sur les autres secteurs d’activité. Ce fait est confirmé par des études récentes ou en cours sur la structure des incitations et de l’avantage comparatif dans les pays de l’Afrique francophone, financées par le Réseau sur les politiques industrielles du CODESRIA (Conseil pour le développement de la recherche économique et sociale en Afrique). Des études menées sur des pays tels que le Burkina Faso (Kaboré et Kouanda, 1993), la Côte-d’Ivoire


2. Classification de Roemer (1993) qui définit trois stratégies alternatives d’industrialisation : les industries axées sur les ressources naturelles, les industries de substitution aux importations et les industries extraverties.

(Bouabré et Kouassy, 1992) le Mali (Coulibaly, 1993), le Niger (Abdo Hassan et al., 1993), le Sénégal (Fall et al., 1993), et le Togo (Baninganti et Lawson-Body, 1993) montrent des taux de protection effective très variables, allant de valeurs négatives à l’infini et une valeur ajoutée nationale dont le coût correspond souvent au double sinon au triple de celui des marchés mondiaux. Bien des industries produisent une valeur ajoutée négative, ce qui revient à dire que le coût d’importation des intrants est supérieur à ce qu’il en aurait coûté d’importer le produit fini! Mis à part les coûts substantiels qu’elles imposent aux consommateurs, ces industries n’ont guère de possibilités de devenir compétitives ou d’accroître leur productivité dans le cadre de marchés intérieurs étroits et peu compétitifs.

La rentabilité économique ou l’avantage comparatif de la production industrielle dépend, en général, de la disponibilité des ressources, de la productivité, et des coûts économiques de la production. Cependant, l’interdépendance économique mondiale rend aujourd’hui certaines industries internationales moins soucieuses des considérations traditionnelles concernant la disponibilité des ressources. A titre d’exemple, l’industrie internationale de la confection se préoccupe moins à l’heure actuelle de l’existence d’une industrie nationale du coton que des possibilités d’exportation, de l’existence de quotas sur le marché de la consommation pour les produits du pays exportateur, du coût relativement bon marché de la main-d’œuvre locale et du niveau de libéralisation du Code du travail de ce pays. La disponibilité d’une main-d’œuvre relativement bon marché au Ghana, au Zimbabwe et au Kenya — même par rapport à l’Île Maurice- et la proximité relative des marchés européens et américains pourraient se traduire en un avantage comparatif de plus en plus avantageux pour la confection dans ces pays. Dans la mesure où la dévaluation du franc CFA permettra effectivement de baisser le coût relatif de la main-d’œuvre en Côte-d’Ivoire et au Sénégal, ces pays, dotés d’une infrastructure relativement moderne, pourraient susciter un regain d’intérêt de la part des investisseurs internationaux. Van Leeuwen (1994) estime cependant que la réglementation excessive des services portuaires et de transport, la rigidité des codes du travail et le mauvais fonctionnement du secteur bancaire continuent de freiner l’expansion industrielle de l’Afrique de l’Ouest.

L’expérience des industriels du Ghana, l’un des premiers élèves de l’ajustement en Afrique subsaharienne, est assez instructive (Banque mondiale, 1990). Après une décennie de déclin, la production industrielle a redémarré, grâce en partie à un meilleur accès aux intrants importés. Les moyennes et grandes entreprises industrielles de substitution aux impor-

tations déjà établies, qui ont perdu leur créneau monopolistique protégé, ont dû s’adapter aux changements des prix relatifs pour survivre, en accroissant l’utilisation de leur capacité installée, en améliorant la qualité de leurs produits ou en ajustant leur gamme de produits. Les industries du bois, de la transformation alimentaire, de la bière et des métaux, disposant pour la plupart d’une technologie relativement moderne et d’économies d’échelle suffisantes, semblent avoir survécu à la transition grâce au programme de redressement économique ; elles produisent non seulement pour le marché intérieur mais également pour les marchés régionaux. En revanche, les entreprises n’ayant aucun avantage comparatif réel (comme l’assemblage d’ampoules électriques) ont du mal à survivre face à la concurrence des importations. Les petites entreprises sont en train d’acquérir un rôle de premier plan : elles fournissent le quart de la valeur ajoutée industrielle et emploient près de 85% de la main-d’œuvre du secteur industriel. On y retrouve des entreprises de tout type, allant des ateliers artisanaux de subsistance aux entreprises modernes à but lucratif. Les entreprises les plus dynamiques sont notamment celles qui offrent des solutions de rechange peu coûteuses par rapport aux importations (couteaux fabriqués à partir de lames de scie usagées ; ustensiles de cuisine et poterie de moindre qualité ; peinture fabriquée à partir d’écailles d’huîtres locales ; outils agricoles simples ; appareils ménagers bon marché tels que les réfrigérateurs et les gargoulettes). Une analyse récente a relevé une vaste gamme de produits susceptibles d’être fabriqués dans des conditions compétitives au Mali également : savon, aliments de bétail, lait, produits agrochimiques, chaussures, médicaments, bicyclettes, cyclomoteurs, matériaux de couverture pour toiture, etc. (Coulibaly, 1993).

Le secteur minier possède des réserves de croissance considérables en Afrique de l’Ouest, compte tenu de ses importantes mines d’or, de diamant, de fer, de phosphates, de zinc et de magnésium, et des perspectives d’augmentation régulière des marchés mondiaux de ces minerais. De surcroît, la plupart des pays de la région sont en mesure d’en profiter : les ressources minières les plus variées et les plus avantageuses sont au Ghana, en Guinée, au Libéria et au Mali, mais le Burkina Faso et la Côte-d’Ivoire sont aussi d’importantes réserves minières inexploitées. Ce potentiel a conduit la Banque mondiale à préconiser une augmentation substantielle de l’exploration minière en Afrique de l’Ouest et de forts investissements dans l’installation de technologies de production intensives en capital. Il faudrait, parallèlement, améliorer les codes des investissements dans ce domaine pour attirer les capitaux nécessaires au développement des ressources. La nature extractive de ces industries limite leurs effets induits sur d’autres secteurs économiques, mais le secteur

minier peut contribuer de façon importante aux recettes fiscales et agir comme source de devises3.

Programme d’action

Les exemples cités ci-dessus ne sont qu’une illustration et non une liste exhaustive des distorsions et autres obstacles entravant les échanges et la croissance en Afrique de l’Ouest. Le relevé complet de ces obstacles nécessiterait une étude approfondie des secteurs et pays concernés. On peut néanmoins entrevoir les grandes lignes d’un programme d’action axé sur une plus grande extraversion et le développement des exportations non traditionnelles.

Orientations stratégiques

Nous tenons pour acquis, dans ce qui suit, que les pays africains peuvent tirer d’importants bénéfices d’un accroissement des échanges internationaux. Il apparaît de plus en plus clairement, dans d’autres régions du monde comme dans certains pays africains, que la croissance économique est étroitement liée au commerce extérieur4. Mis à part les arguments classiques relatifs à l’allocation efficace des ressources grâce à l’exploitation de l’avantage comparatif et des économies d’échelle, les échanges peuvent contribuer à la croissance économique de nombreuses autres façons: facilitation des transferts de technologie ; accroissement de l’efficacité des entreprises face à la concurrence sur les marchés mondiaux ; élargissement des compétences commerciales et managériales des entrepreneurs; amélioration du savoir-faire de la main-d’œuvre ; création de nouveaux emplois face à la pression démographique croissante ; augmentation des recettes en devises permettant d’importer les biens d’équipement nécessaires au développement ; et de nombreux autres effets similaires.

La question demeure à savoir si les bénéfices sont les mêmes indépendamment de l’orientation des exportations en direction du marché


3. Les industries de transformation minière sont, quant à elles, plus porteuses d’effets induits, mais économiquement peu rentables dans la région.

4. Voir les références citées par Badiane dans ce volume.

mondial ou du marché régional, surtout en ce qui concerne les exportations non traditionnelles. Les marchés d’outre-mer ont l’avantage d’une forte élasticité de la demande pour une gamme de produits pratiquement inépuisable. Ils permettent aussi d’accéder plus facilement aux transferts de technologie et de savoir-faire managérial internationaux. En revanche, les coûts de transport peuvent être considérables ; les normes de qualité et les délais de livraison sont élevés ; et l’exécution des contrats peut se révéler difficile pour les pays africains. Ces arguments plaident en faveur d’une concentration initiale sur les marchés régionaux, avant de s’attaquer aux marchés extérieurs, même si les marchés régionaux offrent moins de possibilités de croissance à plus long terme.

Il existe de nombreuses possibilités de développement du commerce tant régional qu’extérieur, dans les domaines de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche et de l’industrie. Pour certains pays, particulièrement ceux qui sont enclavés, le commerce régional est le principal moyen d’échapper à l’étroitesse du marché intérieur. L’avantage comparatif de ces pays en matière d’élevage, de céréales et d’autres produits primaires, peut jouer un rôle clé leur permettant de bénéficier de la croissance des marchés côtiers. Le marché régional dans son ensemble se prête bien à l’échange de produits alimentaires transformés, d’autres produits agricoles et animaux, et d’une vaste gamme de produits manufacturés. On peut retrouver, même au sein d’une seule industrie, des occasions d’échanges répondant à diverses normes en matière de qualité ou de goût.

Il serait cependant hasardeux de trop compter sur le marché régional, surtout si cela comporte des niveaux élevés de protection tarifaire préférentielle. Les arguments classiques à faire valoir sont que les préférences commerciales peuvent conduire à un détournement net du commerce, alors que les possibilités d’économies d’échelle sont limitées (Melo et Panagariya, 1992). Mais au-delà de ces arguments, il existe une différence intéressante dans la nature des entreprises que l’on retrouve sur les marchés intrarégionaux et internationaux. Il est démontré que le commerce intrarégional d’exportations non traditionnelles se fait le plus souvent à partir des grandes entreprises approvisionnant le marché local à l’abri de barrières commerciales relativement élevées, alors que les entreprises exportant vers les marchés extérieurs ont été créées expressément dans ce but. De telles entreprises se doivent d’être efficaces et compétitives. Ajoutons que les efforts de promotion des échanges intrarégionaux ont souvent porté sur l’allocation directe des investissements régionaux pour faciliter les économies d’échelle et éviter une trop forte concurrence entre les pays. Ces efforts ont généralement échoué, puisque la plupart des pays veulent produire eux-mêmes tout ce qu’ils peuvent. De surcroît, ces

efforts ne tiennent pas compte de la difficulté de choisir à l’avance les industries les mieux adaptées à chaque pays, et font fi de la tendance habituelle des échanges à se faire suivant des circuits intra-industriels, en réponse à la grande variété de produits souhaitée par les consommateurs au sein d’une même industrie.

En supposant que les réformes économiques de base nécessaires à la reprise de la croissance économique, sous l’impulsion du secteur des exportations, ont été effectuées dans la plupart des pays africains, il reste à définir les bases de croissance des exportations envisageables pour l’Afrique de l’Ouest. Une certaine croissance des exportations à partir du développement des exportations traditionnelles de produits primaires vers les marchés extérieurs est possible, en fonction de la récupération des parts de marché perdues au cours de ces vingt dernières années. Mais pour l’essentiel, le développement des exportations proviendra de la croissance des exportations non traditionnelles et du commerce intrarégional fondé sur le principe de l’avantage comparatif. Bien qu’on ne puisse pas prévoir avec exactitude l’avantage comparatif de chaque pays pour chaque produit, on peut décrire les conditions générales susceptibles d’y contribuer dans différents domaines géographiques, ainsi que les difficultés empêchant l’exploitation de cet avantage.

Les régions arides, semi-arides et semi-humides

Le principal domaine d’avantage comparatif des régions arides, semi-arides et semi-humides est celui de la production animale, destinée aussi bien au marché régional qu’aux marchés extérieurs. Le marché régional connaît déjà une certaine croissance qui devrait s’accélérer parallèlement au développement économique des pays côtiers. Le développement du transport routier a renforcé l’avantage comparatif des pays de l’intérieur et leur permet dorénavant de mieux concurrencer les importations sur les marchés côtiers.

S’il existe des limites naturelles à l’expansion de l’élevage alimenté par le pâturage et les résidus agricoles dans les zones arides et semi-arides de l’Afrique de l’Ouest, ces limites n’ont pas encore été atteintes, exception faite des années de grande sécheresse. Au-delà, l’analyse économique laisse entrevoir la rentabilité de programmes plus intensifs d’engraissement faisant usage des produits dérivés, des céréales fourragères ou d’autres cultures fourragères. Il existe ainsi un fort potentiel de renforcement des liens entre l’agriculture et l’élevage. Il serait également possible

d’exporter de la viande rouge au-delà des marchés côtiers traditionnels. Il s’agira pour cela, de baisser les coûts de transport aérien vers les marchés les plus éloignés, d’augmenter la valeur du produit vendu et de répondre aux normes d’hygiène et de santé sur les marchés mondiaux (Metzel et Cook, 1994 : v).

De nombreuses mesures peuvent être envisagées pour s’attaquer aux entraves à la production et à la commercialisation du bétail, y compris les suivantes :

– la définition d’une politique commerciale commune pour contrecarrer le dumping des produits animaux sur le marché mondial par l’Union européenne et d’autres régions productrices ;

– la réduction du poids fiscal sur le marché des productions animales, la simplification des procédures administratives et le découragement des perceptions illégales par les agents des services publics ;

– la création d’infrastructures d’accueil appropriées pour le bétail transporté en camion ;

– la suppression de certaines pratiques allongeant les délais de transit des transporteurs routiers ;

– la meilleure utilisation du chemin de fer comme moyen de transport pouvant concurrencer la route ;

– des appuis à la recherche sur l’intensification de la production animale par une meilleure utilisation des produits dérivés et d’autres aliments, un contrôle plus ou moins coûteux de la trypanosomiase, et une meilleure gestion des conflits fonciers et sociaux entre éleveurs et agriculteurs ;

– l’étude des marchés potentiels en dehors de l’Afrique et l’exploitation des possibilités ainsi répertoriées par le biais de mesures pour répondre aux exigences de qualité de ces marchés, et faire la promotion des produits africains auprès des consommateurs potentiels ; ces mesures permettraient d’envisager de nouvelles possibilités de mise en valeur des produits de l’élevage telles que la fabrication de produits dérivés du lait et la transformation de la viande par la mise en conserve, le séchage et la congélation.

Les régions arides et semi-arides de l’Afrique de l’Ouest sont également très propices à l’horticulture irriguée. Le Sénégal a produit pendant des années une variété de fruits et de légumes destinés à la ville de Dakar et, dans une moindre mesure, au marché européen ; le Mali et le Burkina Faso ont connu des succès en matière d’exportations horticoles ; le Niger écoule des oignons jusqu’à Abidjan. La dévaluation du franc CFA rend ces exportations et d’autres, similaires, encore plus rentables. Les principales contraintes dans ce domaine sont les problèmes de contrôle de qua-

lité, de conditionnement, de stockage, de transport et de respect des délais de livraison et la nécessité de recherches locales sur ces cultures.

Les zones semi-humides et semi-arides ont un avantage comparatif appréciable en matière de production et d’exportation d’une vaste gamme de cultures annuelle~ telles que le sorgho, le maïs, le coton, l’arachide et le niébé. Ces zones géographiques ont enregistré des augmentations notables dans la production du maïs, du coton et du niébé au cours des dernières décennies. C’est dans cette zone qu’existe également le plus grand potentiel d’intégration de l’agriculture et de l’élevage. A l’inverse de la zone semi-aride de l’Afrique de l’Ouest, densément peuplée par rapport aux ressources, la zone semi-humide ne connaît qu’une faible densité démographique. L’éradication de maladies telles que l’onchocercose en fera de plus en plus une zone d’immigration. Les obstacles au développement de cette zone comprennent, entre autres, les entraves au commerce imposées en réaction à la surévaluation du franc CFA, l’absence d’infrastructures (routes, écoles, centres de santé, etc.), la prévalence de la trypanosomiase, le sous-développement des circuits de commercialisation des produits et intrants agricoles, et la faiblesse des institutions financières chargées de promouvoir l’épargne et l’investissement.

Les régions humides

Le principal potentiel des régions humides de l’Afrique de l’Ouest se situe dans la production et l’exportation de cultures de rente telles que le café, le cacao, le caoutchouc, le palmier à huile, la banane, l’ananas et d’autres fruits tropicaux. Il existe encore certaines possibilités d’expansion des exportations de bois tropical, mais celles-ci sont de plus en plus limitées étant donné l’épuisement progressif de la ressource. Les produits de la mer sont un autre domaine d’avantage comparatif pour les pays côtiers. La principale contrainte dans les régions humides est la raréfaction des terres propices à l’exploitation des cultures de rente à cause de la pression démographique et de l’extension de ces cultures dans le passé. Les contraintes de la demande mondiale pèsent également sur la production de cacao et, dans une moindre mesure, sur celle du café.

Il existe d’autres possibilités de croissance agricole dans les régions humides pour satisfaire les besoins des marchés urbains de la zone. Le riz en est un parfait exemple. En raison de la surévaluation du franc CFA, les pays membres de la zone franc ont eu beaucoup de difficultés à produire du riz à un coût rentable face à la concurrence du riz importé. La déva-

luation du franc CFA permettra à certains de ces pays de concurrencer efficacement les importations de riz, à condition que les zones de production soient à proximité immédiate des marchés urbains. On compte parmi d’autres produits ayant les mêmes avantages sur les marchés urbains de la zone la volaille, la viande de porc, les produits laitiers, les racines et les tubercules, et les fruits et légumes. Les grandes contraintes dans ce domaine sont : la commercialisation, le stockage et les maladies botaniques ou animales.

Les centres urbains et industriels

La densité démographique de l’Afrique de l’Ouest est relativement faible, mais ses taux de croissance sont parmi les plus élevés au monde. La croissance rapide des zones urbaines est favorisée par un exode rural massif causé par le surpeuplement des zones rurales par rapport aux ressources naturelles, compte tenu de la technologie de production existante. Cette migration crée un important réservoir de main-d’œuvre au chômage ou sous-employée, disposée à travailler pour des salaires relativement faibles, dès que l’opportunité se présente5. Une bonne proportion de cette main-d’œuvre est instruite car elle est constituée de jeunes chômeurs ayant terminé leurs études ou d’anciens fonctionnaires licenciés dans le cadre de l’ajustement structurel. Cette main-d’œuvre à bon marché devient un atout pour la production de biens manufacturés à forte intensité de main-d’œuvre, susceptible de défier efficacement la concurrence sur les marchés mondiaux des exportations.

La capacité d’exportation industrielle de l’Afrique de l’Ouest se développera vraisemblablement de façon progressive dans un nombre réduit de centres urbains qui devront être en mesure de fournir la main-d’œuvre de différents niveaux ainsi que les infrastructures, les services publics, et les services commerciaux et financiers exigés pour la production industrielle d’exportation. Des politiques conçues pour faciliter la liberté de mouvement de la main-d’œuvre et du capital dans la région permettraient de mobiliser plus facilement les ressources requises pour un projet donné, et augmenteraient la compétitivité de la région dans son ensemble. Les pays


5. L’effet de la rareté des terres sur le marché du travail a déjà été répertorié dans plusieurs pays. A titre d’exemple, les populations habituellement engagées dans la riziculture à très forte intensité de main-d’œuvre sur les hauts plateaux de Madagascar font partie des meilleurs ouvriers au monde, selon leurs employeurs. On en dit souvent de même des Burkinabè ou des Bamiléké du Cameroun.

côtiers tels que la Côte-d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Sénégal sont avantagés par l’existence de centres industriels disposant d’infrastructures (ports, routes, chemin de fer, télécommunications, etc.), de services publics (comme l’eau et l’électricité) et de services commerciaux et financiers, sur lesquels fonder une nouvelle vague de croissance manufacturière.

Il reste cependant de nombreux problèmes à résoudre. Le secteur industriel des pays de l’Afrique de l’Ouest est fortement protégé et tourné vers le marché intérieur. La plupart de ces entreprises font un usage intensif de capital et sont tributaires d’équipements et d’intrants intermédiaires importés, dont les prix ont brutalement augmenté depuis la dévaluation des monnaies partout dans la sous-région. D’importants efforts doivent être faits pour canaliser ces entreprises davantage vers les marchés d’exportation africains et extérieurs que vers le marché intérieur. Le sevrage du secteur industriel par rapport aux politiques de protection exigera qu’on poursuive la libéralisation des échanges déjà entamée. On devra également accorder des. incitations aux exportateurs non traditionnels, y compris des mesures d’exonération de douane à l’importation des équipements et des intrants, l’accès assuré au crédit, et des incitations fiscales liées à l’augmentation des exportations.

D’importants efforts doivent être faits dans tous les pays de la région pour remettre les infrastructures en état de contribuer au développement du secteur industriel, surtout dans les pays en dehors de la zone franc. Les systèmes de télécommunications sont déficients; les installations portuaires ont besoin d’être réaménagés ; les routes sont en mauvais état ; les pannes d’électricité sont fréquentes ; et l’approvisionnement en eau est aléatoire. Par ailleurs, l’expédition des exportations se heurte aux insuffisances des services de fret aérien et maritime et au coût élevé du fret résultant du faible volume des marchandises transportées ou de la fixation monopolistique des prix.

Les contraintes institutionnelles grèvent également les exportations de produits manufacturés. Les procédures administratives sont souvent complexes et source d’abus, et leur simplification doit faire l’objet d’études minutieuses, de pressions du secteur privé et de réaction du secteur public. L’accès aux capitaux et au crédit de roulement doit être amélioré, notamment en ce qui concerne les petites entreprises. Il convient, enfin, de faciliter les contacts avec les marchés d’outre-mer et les exportateurs étrangers et de renforcer le système juridique relatif à l’exécution des contrats et au recouvrement des prêts6.


6. L’AIRD a quantifié l’importance d’un certain nombre de ces contraintes institutionnelles dans une étude portant sur les coûts et avantages de la suppression des entraves

Composantes d’un programme d’action

Un programme d’action viable pour la promotion des exportations en Afrique de l’Ouest doit comporter un certain nombre de composantes. Certaines d’entre elles existent déjà dans quelques pays et d’autres peuvent être financées par la communauté des donateurs internationaux. Chacune de ces composantes est un élément essentiel pour la relance des échanges et de la croissance.

Libéralisation des importations et baisse des tarifs

Un élément capital dont dépendent la compétitivité des exportations sur les marchés mondiaux et l’augmentation du volume des échanges est la réduction de la protection dont bénéficient les secteurs de substitution aux importations. Il s’agit de réduire ou de supprimer les restrictions quantitatives à l’importation, de baisser le niveau moyen des tarifs à l’importation et d’harmoniser la structure de ces tarifs. Il convient également de supprimer le contrôle des changes ou de le libéraliser considérablement.

Prix aux producteurs d’exportations traditionnelles

La surévaluation du franc CFA a longtemps empêché les pays membres de la zone franc de rémunérer correctement les producteurs d’exportations traditionnelles s’ils voulaient tirer quelques recettes fiscales de ce secteur. Les gouvernements ont même soutenu des pertes, en subventionnant les prix aux producteurs, lorsque les cours mondiaux étaient trop bas. La dévaluation du franc CFA a permis aux gouvernements d’augmenter les prix aux producteurs tout autant que les impôts sur les produits d’exportation en question. Il est urgent d’augmenter les prix aux producteurs suffisamment pour récupérer les parts de marché mondial perdues au cours de ces dernières décennies.

Promotion des exportations non traditionnelles

Des projets de promotion des exportations non traditionnelles ont été élaborés dans un certain nombre de pays entreprenant des réformes économiques, comme le Ghana ou la Guinée. Ces projets couvrent, en général, les aspects suivants :

– la simplification des procédures d’exportation et des procédures administratives connexes ;


institutionnelles au développement des exportations non traditionnelles. Voir Stryker et al. (1994).

- la suppression des taxes à l’exportation ;

– la libéralisation du contrôle des changes pour les exportateurs ;

– des possibilités d’assistance technique aux entreprises à vocation exportatrice ;

– la création de mécanismes et d’institutions de financement du commerce ;

– la promotion des contacts entre les exportateurs et les importateurs étrangers ;

– l’amélioration du stockage et du transport des produits exportés ;

– l’importation hors-taxe des équipements et biens intermédiaires des entreprises à vocation exportatrice ;

– des incitations supplémentaires à l’exportation.

Réduction des barrières aux échanges intrarégionaux

Les barrières aux échanges intrarégionaux demeurent très élevées en Afrique de l’Ouest. Ils sont un obstacle à l’augmentation des échanges entre les pays de l’intérieur et de la côte, et un empêchement à la diffusion des effets de croissance d’une partie à l’autre de la région. La réduction de ces barrières nécessite : des études d’identification dont les résultats doivent être communiqués aux décideurs politiques, au milieu des affaires, aux professionnels et au grand public ; des négociations entre les parties concernées, y compris les représentants des pays voisins ; et des décisions politiques de réduction ou de suppression de ces barrières.

L’application de ces mesures exigera souvent des négociations de nature bilatérale ou multilatérale entre pays voisins. Si les accords multilatéraux ont l’avantage d’être globaux, les grands schémas multilatéraux portant sur les échanges ont entraîné peu de retombées pratiques en Afrique. Il conviendrait donc d’envisager le recours plus fréquent aux négociations bilatérales entre les principaux partenaires commerciaux actuels ou potentiels, comme celles qui sont actuellement en cours en Afrique de l’Ouest, dans le cadre du plan d’action sur le bétail financé par l’USAID. Ces négociations pourraient reposer sur les concepts de la réciprocité et de la nation la plus favorisée, précurseurs du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) dans les pays industrialisés. C’est-à-dire que les concessions seraient négociées bilatéralement, sur une base réciproque, entre les pays les plus concernés par un ensemble particulier de barrières commerciales; ces concessions seraient ensuite étendues unilatéralement à des pays tiers, moins affectés par ces concessions.

Recherche agricole

La structure changeante de la demande régionale et étrangère des produits ouest-africains exige qu’on entreprenne des recherches agricoles dans les domaines où la demande augmente rapidement, tels que l’horticulture, l’élevage et la pêche. L’horticulture en particulier ne fait présentement l’objet de presque aucune recherche dans les zones arides, semi-arides ou semi-humides.

Infrastructures d’appui aux exportations

Les infrastructures de base sont indispensables au développement des exportations non traditionnelles, et la plus grande priorité doit leur être accordée lorsqu’il existe des lacunes importantes dans le transport et les communications, la production d’énergie ou la distribution de l’eau.

Formation

Bien que le niveau des qualifications requises dans les industries à forte intensité de main-d’œuvre ne soit pas élevé, il est nécessaire de former les cadres moyens et supérieurs, ainsi que les techniciens chargés du fonctionnement des machines industrielles et des autres équipements, et de veiller au contrôle de qualité. Cette formation doit être assurée en étroite collaboration avec les professionnels de chaque sous-secteur pour être parfaitement adaptée aux besoins.

Appui des professionnels et du public

La réforme des politiques exige l’appui des milieux professionnels, des affaires et du grand public pour de telles mesures. Or, les réformes des politiques commerciales et des changes entreprises au cours de la décennie passée résultent, pour la plupart, de négociations relativement secrètes entre les donateurs internationaux et les gouvernements des pays concernés. Elles font souvent partie intégrante de la conditionnalité de l’aide extérieure et, malgré leur importance, elles ont été entreprises dans un contexte parfois peu propice à l’assentiment du public. En dépit de cela, elles ont le plus souvent été tolérées comme remède éventuel à la chute effrénée du niveau de vie dans les économies caractérisées par de fortes distorsions économiques.

Cette approche ne sera peut-être pas toujours aussi réussie après la résolution des malaises économiques les plus graves. Si la nécessité de réformes plus profondes est largement reconnue, leur application se révèle de plus en plus difficile devant la résistance du public, l’inertie bureau-

cratique et les pressions combinées des groupes d’intérêt. A défaut d’une forte pression de l’opinion publique en faveur de ces réformes, les gouvernements pourraient se contenter de vivre au jour le jour et éviter de s’aliéner les grandes circonscriptions électorales. Dans de telles conditions où personne ne défend l’intérêt général, la persistance de la stagnation économique serait inévitable.

La relance des échanges et de la croissance et la réduction de la pauvreté exigent que les Africains eux-mêmes décèlent les problèmes et s’efforcent de les atténuer ou de les résoudre par l’analyse, l’information du public, la création de groupes de pression et le dialogue entre les groupes d’intérêt concurrents avant d’entreprendre les réformes nécessaires. Ce processus est enclenché dans certains pays, notamment ceux où l’on observe une ouverture démocratique et un débat public sur les grandes questions économiques.

Conclusion

Cette analyse du potentiel de croissance des exportations en Afrique de l’Ouest révèle de nombreuses possibilités dans les sous-secteurs agricoles et industriels. Ces opportunités ont été occultées, dans le passé, par des politiques qui en limitaient la rentabilité pour les producteurs et les entrepreneurs aptes à les exploiter. Cependant, la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest ont réformé leurs politiques au cours de la décennie passée afin de libéraliser les marchés et de rationaliser la structure des incitations à la production, à la consommation et aux échanges. Le nouveau climat économique qui en résulte situe l’Afrique de l’Ouest à même de se lancer sur la voie de la croissance, aussi bien dans les secteurs traditionnels davantage comparatif que dans de nouveaux domaines devenus attrayants, soit du fait de la nouvelle demande mondiale, soit du fait des modifications de l’offre en Afrique par la suite d’une forte augmentation de la main-d’œuvre et le développement de l’infrastructure économique.

Un programme d’action destiné à stimuler les exportations en Afrique de l’Ouest devrait comporter une gamme relativement complète de mesures, y compris :

– la libéralisation des importations et la baisse des tarifs douaniers ;

– l’augmentation des prix aux producteurs d’exportations traditionnelles ;

- la promotion des exportations non traditionnelles ;

– la réduction des barrières aux échanges intrarégionaux ;

– la recherche agricole ;

– le renforcement de l’infrastructure à l’appui des échanges ;

– la création de programmes de formation adaptés ; et

– la promotion du soutien des professionnels et du public aux réformes des politiques.

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Les leçons de l’UMOA1

Rohinton MEDHORA

Ce chapitre examine l’expérience de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) devenue l’Union monétaire et économique ouest-africaine (UEMOA) en janvier 1994. L’auteur montre que la performance économique des pays de la zone franc a été relativement bonne comparée à celle des autres pays de l’Afrique au Sud du Sahara, surtout concernant la maîtrise de l’inflation. Cela est attribuable à plusieurs facteurs, dont la discipline monétaire imposée par un taux de change fixe, l’existence d’une banque supranationale relativement indépendante et la garantie française de la convertibilité du franc CFA. L’auteur s’attarde aussi sur certaines des difficultés rencontrées par l’UMOA. Il en tire des enseignements utiles à toute initiative éventuelle d’intégration monétaire, que ce soit l’expansion de l’Union actuelle à l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest ou une application à d’autres groupes de pays en développement. Le succès de l’intégration monétaire est intimement lié aux pouvoirs conférés à la banque centrale supranationale, qui doivent prévaloir sur ceux des autorités nationales en matière monétaire et financière. En contrepartie de cette cession de souveraineté monétaire, les membres bénéficieront de politiques monétaires stables, non inflationnistes et à l’abri des considérations politiques. Les risques et le coût des opérations en seront pour autant réduits, ce qui stimulera l’investissement et la croissance et encouragera l’intégration économique des États membres.


1. Je souhaite remercier Youssouf Dembélé, Abdoulaye Diagne, Henri Josserand, Sams Dine Sy, Ousmane Badiane, Jean Coussy, Mohammed Mah’Moud et Diery Seck pour leurs commentaires portant sur une version antérieure de cet exposé. Je remercie également ma collègue Marie-Claude Martin pour son minutieux travail de révision de la version française.

L’Union monétaire ouest-africaine (UMOA), devenue l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) depuis le 10 janvier 1994, est un cas d’espèce fort intéressant d’intégration monétaire. Elle est une union « complète » en ce sens que ses membres ont une monnaie commune et entièrement convertible émise par une banque centrale supranationale qui surveille les opérations d’un compte commun de devises. L’Union comprend sept membres : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte-d’Ivoire, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. Leur monnaie commune, le franc CFA, est émise par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest sise à Dakar. Malgré les contraintes statutaires ou autres auxquelles ils étaient sujet dans le cadre de l’UMOA, les pays membres gardaient une certaine liberté — trop de liberté, soutiendrons-nous dans ce document — en matière budgétaire, commerciale et monétaire. Le besoin d’une plus grande harmonisation des politiques économiques fut en effet une des principales raisons de la transformation de l’UMOA en UEMOA.

Les mécanismes de gestion des politiques monétaires de l’UMOA, inchangés par l’élargissement des fonctions de l’Union lors de sa transformation en union autant économique que monétaire, présentent un intérêt manifeste. Ils comportent l’utilisation d’une monnaie entièrement convertible soutenue par un pays du G7, la possibilité d’investir sans risque de change dans la zone franc, des économies d’échelle dues à l’émission d’une monnaie commune, et l’existence d’une banque centrale apolitique en mesure de poursuivre des politiques cohérentes dans le temps. Pour les pays membres, ces mécanismes impliquent la perte du taux de change comme instrument de politique macro-économique. Cobham et Robson (dans cet ouvrage) accordent une importance réduite à cette contrainte, mais l’incapacité de l’UMOA à procéder, même collectivement, à une dévaluation du franc CFA a été l’objet de grands débats lorsque ces pays s’évertuaient à s’ajuster sans dévaluer leur monnaie pendant les années de crise des décennies 1980 et 1990. Avec la dévaluation du franc CFA en janvier 1994, et la gestion réussie de cette dévaluation jusqu’à présent, l’UEMOA semble maintenant mieux préparée à relever le défi de l’ajustement.

Appuyée par l’expérience d’une vingtaine d’années depuis les dernières grandes réformes institutionnelles dont elle a été l’objet, l’UMOA semble pouvoir offrir aujourd’hui les conditions propices à un renforcement de l’intégration monétaire en Afrique de l’Ouest tel qu’il a été souhaité par plusieurs institutions ouest-africaines si on en croît leurs nombreuses déclarations, et tout particulièrement celle d’Abuja en 1991. Nous examinerons dans ce chapitre l’expérience passée et les perspectives d’avenir de l’UMOA, ainsi que les enseignements que nous pouvons en tirer en vue d’une application éventuelle aux autres pays de la région.

Cadre institutionnel et performance économique

Les mécanismes institutionnels de l’UMOA ont fait l’objet de nombreuses publications, et ne seront que brièvement abordés ici2. L’Union est dirigée par la conférence des chefs d’État, et la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) par un Conseil ministériel comprenant les ministres des Finances des différents pays membres. En principe, chacun des pays, y compris la France, a voix au chapitre dans les décisions de la BCEAO en disposant d’un « vote ». Dans la pratique, les décisions sont prises par consensus. L’avènement des programmes d’ajustement structurel a entraîné une influence étrangère considérable et certains membres sont, de facto, manifestement « plus égaux » que d’autres.

La BCEAO procède à une programmation annuelle des besoins de crédit, pour l’Union et par pays membre, avant d’en décider l’affectation. Statutairement, les emprunts des gouvernements auprès de la BCEAO sont limités à 20% de leurs rentrées budgétaires de l’année précédente. Les gouvernements sont libres d’emprunter sur le marché intérieur ou extérieur.et sont tenus uniquement d’en aviser la banque centrale.

En principe, chaque membre doit affecter 65% de ses réserves de devises à un compte d’opérations tenu par la BCEAO et établi au Trésor français à Paris. Tout déficit de balance des paiements d’un État membre est comblé par les avoirs extérieurs des autres membres. Si le bilan global du compte d’opérations baisse, on peut faire appel aux 35% restants des réserves. Si cela ne suffit pas, un plan de « gestion de crise », plutôt vaguement défini, prend le relais. Le Trésor français se doit toutefois d’augmenter le compte d’une manière illimitée et inconditionnelle. C’est ainsi que se présente dans la pratique la garantie française de l’entière convertibilité du franc CFA. Ce régime a permis d’assurer le maintien de la parité au taux de 1 FF = 50 FCFA de 1948 au 12 janvier 1994, quand cette parité fut portée à 1 FF = 100 FCFA, du jour au lendemain.


2. L’autorité en matière d’analyse critique des mécanismes économiques de la zone franc demeure Guillaumont et Guillaumont (1984), dont le ton généralement optimiste a été soutenu depuis (Guillaumont, Guillaumont et Plane, 1988, par exemple). On peut citer également Julienne (1988), qui livre des indications plus descriptives et plus anecdotiques sur les premières années (1955–1975) de la BCEAO et d’autres travaux de nature plus critique, mais globalement positive (Vinay, 1980; Bhatia, 1985 ; Neurrisse, 1987 ; Vallée, 1989 ; Medhora, 1992a). Sacerdoti (1991) est l’auteur d’une description récente des événements et des mécanismes régionaux. On trouvera dans l’opposé (1962, 1973, 1989) les statuts qui régissent l’opposé et la BCEAO.

Les inconvénients et les avantages de l’UMOA ont fait l’objet de nombreuses études qui en ont examiné les effets sur la performance économique des pays membres. Pendant longtemps, la stabilité et le bien-être manifestes des pays de l’UMOA ont été opposés aux erreurs d’apprentissage des autres pays africains, ce qui permettait généralement de conclure en une corrélation positive entre les mécanismes inhérents à une union monétaire et le développement. Un taux de change fixe, garanti par l’extérieur, et la présence d’une banque centrale supranationale devaient limiter l’inflation, encourager l’épargne et l’investissement, et éventuellement les exportations, pour générer un taux de croissance économique plus élevé. Les régimes de change fixes sont toutefois tombés en discrédit durant les années 1970 et 1980, notamment dans le cas de l’UMOA qui devait faire face à des problèmes structurels et à une perte de compétitivité de plus en plus prononcée sur les marchés mondiaux.

Devarajan et de Melo (1987) ont comparé la croissance du PNB dans la zone franc à celle de onze groupes de pays jugés comparables par un ensemble de critères pour la période 1960–1982. A l’aide d’un modèle de décomposition de la variance, ils constatent que la croissance ci été plus élevée dans les pays de la zone CFA que dans les autres pays subsahariens, mais inférieure ou presque identique à celle des autres groupes pendant toute la durée de cette période. Cependant, des résultats plus marquants ont été obtenus par le groupe CFA par rapport aux autres groupes en segmentant la période d’étude en deux tranches, soit 1960–1973 et 1973–1982. Constatant une amélioration de la performance des pays de la zone franc d’une période à l’autre, les auteurs concluent que la discipline imposée par l’adhésion à l’union monétaire a favorisé l’ajustement durant la période de chocs entre 1973 et 1982 (Devarajan et de Melo, , 1987 : 493).

Ce test a été raffiné par Guillaumont, Guillaumont et Plane (1988) qui ont défini une fonction de croissance et effectué des tests économétriques pour comparer la croissance effective à la croissance anticipée d’un échantillon de pays de la zone franc et de pays hors zone. Cette fois, le groupe CFA se mesure favorablement aux groupes de comparaison. Entre 1970 et 1981, la composante inexpliquée de la croissance, imputable aux causes institutionnelles et autres, était supérieure à celle des autres pays subsahariens et des autres pays en développement non africains. Ce résultat dépend cependant de l’excellente performance des pays les plus importants (la Côte-d’Ivoire et le Cameroun). A l’autre extrême, la République centrafricaine, le Tchad, le Gabon, le Sénégal et le Togo présentent des résultats en deçà de la norme du groupe des pays en développement non

africains. Cela porte à croire que tous les membres peuvent ne pas bénéficier équitablement des arrangements de la zone franc.

Les travaux de Elbadawi et Majd (1992) sur la base de données plus récentes jettent une lumière moins favorable sur l’Union. Ces auteurs mesurent l’effet à la marge de l’adhésion à la zone CFA à court et à long terme, en utilisant un test par groupe-témoin, corrigé pour tenir compte à la fois des conditions initiales qui différencient l’environnement économique et politique des pays de la zone CFA des pays hors zone (subsahariens et autres), et de l’évolution de cet environnement. Les résultats obtenus démontrent que l’adhésion à la zone durant les années 1970 a eu un effet significativement positif sur tous les indicateurs économiques à l’exception près de la croissance du PIB comparée à celle des pays en développement à faible revenu. Cependant, pendant les années 1980, l’adhésion à l’Union a eu des répercussions négatives sur les taux de croissance du PIB, des exportations, de l’investissement et de l’épargne par rapport aux deux groupes de comparaison. Ces résultats confirmaient ceux de Devarajan et de Melo (1990) qui ont utilisé une méthode similaire.

Il ressort de ces études que l’UMOA a longtemps donné les résultats escomptés. L’effet positif le plus net se situe par rapport à l’inflation qui a toujours été moins élevée dans la zone franc, quelle que soit la période ou le groupe de comparaison. Toutefois, l’UMOA n’a pu ni prévenir, ni gérer les chocs de la dernière décennie. La lutte contre la surévaluation de la monnaie s’est alors traduite par des compressions de dépenses qui ont principalement affecté le budget d’investissement, entraînant des conséquences négatives sur les capacités de production et la croissance future de la région.

Les fondements théoriques et institutionnels enseignent que la parité fixe du franc CFA au franc français devrait stabiliser les économies de la zone franc. Untel résultat sera obtenu à deux conditions : que les taux d’inflation dans les pays de la zone suivent de près celui de la France ; et que le taux de change de la France soit lui-même relativement stable par rapport aux autres devises fortes. Les études sur la convergence des taux d’inflation en zone franc et en France signalent une relation imparfaite. Ce sujet a été abordé d’abord par De Macedo (1986), qui trouve peu de relation entre ces deux taux pour la période 1958–1982. Invraisemblablement, la corrélation, s’il y en a une, semble même négative. Des travaux subséquents et plus approfondis par Honohan (1990a) concluent toutefois en une tendance à la convergence durant la période 1964–1987.

D’autres études ont par ailleurs abordé directement la question de stabilité du taux de change réel au sein de la zone franc par rapport à d’autres régions. Paraire (1988) et Honohan (1983) constatent une variabilité des

taux de change nominaux et réels plus faible ou non significative dans les pays CFA que dans d’autres pays en développement. Elbadawi (1991) obtient des résultats semblables jusqu’en 1988, mais constate des différences dans la variabilité des taux de change réels parmi les pays de la zone, en raison des différents taux d’inflation de ces pays. Il trouve d’autre part que la variabilité des taux de change dans la zone franc s’est accrue vers la fin de la décennie 1980, mais est demeurée faible par rapport aux autres pays moins développés.

Quelques conclusions générales peuvent être dégagées de ces écrits. Par le passé, les pays de l’UMOA ont connu des taux de croissance favorables par rapport aux autres pays subsahariens, qui sont probablement le seul groupe de comparaison valable. (Compte tenu des problèmes méthodologiques d’omission de variables et les circonstances régionales particulières pouvant conditionner les performances économiques, les’ comparaisons avec des pays en développement d’Asie ou d’autres continents sont d’un intérêt secondaire.) Toutefois, le taux de croissance plus élevé des pays de l’UMOA constaté durant les années 1960 et 1970 s’est estompé, même par rapport aux autres pays subsahariens, dans les années 1980. Cela est imputable, du moins en partie, à l’incapacité de la banque centrale à contrôler l’inflation à la fin des années 1970 et au début des années 1980, et à la surévaluation de la monnaie, partiellement attribuable à cette inflation. Les faibles niveaux d’épargne et d’investissement sont probablement liés à la crise persistante que traverse le secteur financier de la région et à la fuite des capitaux causée par un franc CFA surévalué. Cette surévaluation expliquerait aussi la piètre performance de la région en matière d’exportation. Toutefois la présence d’une banque centrale commune et la convergence des indicateurs avec ceux de la France ont permis de limiter la hausse de l’inflation et conséquemment de favoriser la stabilité des taux de change réels.

La BCEAO

La BCEAO est l’institution responsable de la politique monétaire des sept pays de l’UEMOA. Nous décrirons dans cette section les cinq principales caractéristiques qui ont conditionné la conduite de la BCEAO en matière de politique monétaire jusqu’à aujourd’hui :

– son indépendance relative,

– son parti pris de fait en faveur des membres les plus grands, comme la politique de seigneuriage le révèle,

– son inaptitude à prévenir la crise financière dans certains pays,

– son incapacité à gérer le niveau d’activité macro-économique dans certains pays,

– son incapacité à empêcher la surévaluation du franc CFA.

Indépendance de la banque centrale

Le concept de la cohérence ou de l’incohérence temporelles des politiques, introduit par Kydland et Prescott (1977) nous renseigne sur l’importance de l’indépendance d’une banque centrale. Ce concept a changé tout le ton du débat relatif au pouvoir réglementaire, par opposition au pouvoir discrétionnaire, de la politique monétaire. Selon ces auteurs, une règle décrétée ne sera pas crédible ou cohérente dans le temps si l’on se contente de l’annoncer sans l’appuyer par des mécanismes la rendant irrévocable. En contrepartie, le fait que des règles ne soient pas explicitement annoncées n’empêcherait pas les politiques d’être cohérentes dans le temps si leur mise en vigueur n’est pas contestable. De tels arguments ont été employés pour expliquer l’échec de règles monétaires pourtant strictes dans certains pays (les États-Unis et le Canada au début des années 1980), alors que d’autres pays qui n’avaient pas établi de telles règles ont réussi à maîtriser l’inflation (l’Allemagne et le Japon). La crédibilité ne s’acquiert pas par la simple annonce d’une règle ; elle se bâtit soit par la réputation (ce qui explique sans doute le succès des banques centrales en Allemagne et au Japon), soit par la mise en œuvre de réformes statutaires fondamentales (comme en Nouvelle-Zélande, au Chili et peut-être au Canada) .

On jugera donc crédibles les annonces de mesures monétaires émanant d’une source convaincante, c’est-à-dire d’une banque centrale indépendante et apolitique, s’étant, de préférence, engagée historiquement ou statutairement à cibler un objectif unique et réalisable comme le maintien d’un niveau d’inflation faible et stable. Grilli et al. (1991) ont construit un indice de l’indépendance des banques centrales dans les pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Ils découvrent en l’appliquant que : l’indépendance d’une banque centrale peut être qualifiée de « politique » et d’« économique », aspects qui vont habituellement de pair ; les banques centrales les plus indépendantes ont maintenu un niveau plus faible d’inflation pendant la période de l’après-guerre (1950–1989), résultat qui n’implique pas nécessairement un coût réel en ce qui concerne la croissance de la production. Ces résultats vien-

nent en fait corroborer empiriquement le concept théorique développé par Kydland et Prescott3.

L’application de ce cadre analytique au cas présent indique que la BCEAO jouit d’un degré enviable d’indépendance et donc d’une certaine crédibilité. Comme l’indique la figure 1, la BCEAO est au-dessus de la moyenne des banques centrales de l’OCDE en étant hors de portée des pressions des autorités budgétaires et protégée, par des limites statutaires, des emprunts des gouvernements4. C’est ce degré d’autonomie qui a permis de maîtriser l’inflation tout au long des années 1980 et du début des années 1990, malgré les autres difficultés de l’UMOA durant cette période.

Figure 1
Indépendance des banques centrales : OCDE et BCEAO

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Source : dérivé de Grilli et al. (1991) ; voir aussi annexe 1.

Le seigneuriage

Le seigneuriage est l’emprise qu’acquiert la banque centrale sur les ressources réelles grâce à l’émission de la monnaie. Ce seigneuriage


3. Pour un examen complet et récent de la théorie et de la pratique des banques centrales, voir Downes et Vaez-Zadeh (1991).

4. Se référer à l’annexe 1 pour les détails sur l’établissement de l’indice de l’indépendance des banques centrales.

monétaire peut être soit réinvesti, employé pour couvrir les dépenses d’exploitation de la banque, remis à la population par le paiement de dividendes au Trésor national, ou encore versé sous forme de prêts subventionnés à des secteurs désignés, au gré des décideurs publics et des banques centrales qui doivent choisir entre ces différentes options.

Dans l’UMOA se pose également la question de la répartition des droits de seigneuriage entre les pays membres. Ce sujet est examiné dans Honohan (1990b) et Medhora (1992b et 1993). Jusqu’en 1987, on utilisait une formule de distribution des dividendes à parts égales entre les membres de l’Union ; une telle formule favorise les plus petits pays qui sont, par coïncidence, les plus pauvres. La solution de rechange de distribution des dividendes sous forme de prêts subventionnés a comme conséquence de favoriser les plus grands pays ou du moins ceux dont de larges secteurs d’activité sont admis au régime des prêts préférentiels.

La réaction de la BCEAO à la crise du secteur financier, que nous évoquerons ci-dessous, s’est traduite par un changement marqué des modes de répartition des droits de seigneuriage. Ainsi, si on compare les années de prospérité (1976–1980) aux années de marasme (1984–1989), on constate une augmentation de la proportion du seigneuriage monétaire utilisée à des fins de subvention du crédit ou pour couvrir les frais d’exploitation de la BCEAO, au détriment des répartitions de dividendes (figure 2). Cela s’est répercuté sur la distribution intrarégionale du seigneuriage, comme l’indique la figure 3. Il en résulte que la part du seigneuriage allouée à la Côte-d’Ivoire est disproportionnée par rapport à tout indicateur de sa taille relative dans la région, et ce aux dépens des plus petits membres de l’Union. La politique monétaire plus stricte pratiquée à la fin des années 1980 a également réduit le montant de dividendes à distribuer ; cela se reflète dans l’augmentation de la part des droits de seigneuriage allouée aux frais d’opération (figure 2).

La suppression du taux d’escompte préférentiel a éliminé une source de seigneuriage pour les pays membres, mais le maintien d’un rôle pour la BCEAO dans la restructuration des banques insolvables impliquera un mode de répartition plus ou moins inchangé dans un avenir prévisible. Le seigneuriage, qui se devrait d’être une question d’ordre macro-économique, de politique de la banque centrale et de relations intrarégionales, se transforme ainsi en outil de gestion de la crise. Or, si on peut défendre une politique de seigneuriage axée sur la distribution égalitaire des dividendes entre les pays membres, ou une politique favorisant un groupe cible de pays, il est plus difficile de justifier une politique de répartition dont l’effet est de compenser la mauvaise gestion financière!

Figure 2
Utilisation des droits de seigneuriage
(moyennes en %)

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Figure 3
Répartition des droits de seigneuriage par pays
(en %)

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Source : Medhora (1992b).

La crise du secteur financier

La crise du secteur financier, surtout en Côte-d’Ivoire, au Sénégal et au Bénin, a saigné la région de ses ressources financières et humaines, consommé ses efforts de gestion et retardé le développement de son secteur financier. On peut en imputer les causes à la conjoncture économique, à des mauvaises pratiques de gestion du crédit et à une mauvaise surveillance du système bancaire5. Nous nous attarderons sur ces deux derniers aspects.

La désignation de certains secteurs pour leur permettre de bénéficier de prêts au taux d’escompte préférentiel (TEP) de la BCEAO a conduit à des abus. Certaines institutions à problèmes n’ont pas été repérées, ou la situation n’a pas été redressée à temps. La BCEAO, ayant passivement refinancé, des années durant, les opérations de crédit des secteurs public, agricole et autres, s’est retrouvée aux prises avec un secteur financier en pleine crise à la fin des années 1980. La logique familière du « trop gros pour faire faillite » a fait de la banque centrale la majeure — et peut-être la seule — institution de la région jugée capable d’affronter la situation. La banque centrale s’est ainsi mise à réescompter une masse abondante de créances tant certaines que douteuses.

Une banque centrale — et plus particulièrement celle d’une union monétaire — ne devrait pas devoir s’occuper de réglementer le secteur financier. Si elle doit le faire, elle devrait jouir de tous les pouvoirs normalement dévolus aux organismes nationaux de réglementation financière. Dans les pays en développement, les banques centrales se sont de tout temps vu confier un rôle de premier plan en matière de réglementation et de développement financiers en raison des liens évidents entre la création de crédit, l’intermédiation financière et le développement économique. Cependant, l’ajout de prêts subventionnés obligatoires dans cette équation augmente les risques d’abus. La politique monétaire devient alors l’otage du système.

On pourrait dissocier la politique monétaire des problèmes conjoncturels du secteur financier en adoptant une politique de taux d’intérêt du marché jumelée à un système de surveillance plus serré et un régime d’assurance autonome pour le secteur financier. L’évolution vers un système


5. Pour un aperçu de la gestion du système financier dans les pays en développement, voir Banque mondiale (1990). Pour des détails sur la situation africaine, voir Seck et El Nil (1992) et Cahier (1991). On trouvera un bref examen de la situation de l’opposé dans Honohan (1990b), de Zamaróczy (1992) et les récents rapports annuels de la BCEAO.

de marché et la création d’une commission bancaire autonome au niveau de l’Union, annoncées par l’UMOA en 1989, sont un pas dans cette direction. Il reste à définir comment les pouvoirs de réglementation du nouvel organisme et ses capacités de surveillance s’ harmoniseront avec ceux de la BCEAO, mais celle-ci pourrait faire valoir l’intérêt de confier ces pouvoirs presque exclusivement au nouvel organisme6. La BCEAO maintiendrait toutefois son rôle dans le règlement des crises financières.

Création de crédit intérieur et dette extérieure

Le rôle de la BCEAO dans la gestion macro-économique de la zone franc dépend de sa volonté et de sa capacité à gérer le niveau de crédit intérieur et de l’activité économique dans les pays membres. L’instrument principal de contrôle de l’offre monétaire de la BCEAO est la règle, décrite plus tôt, qui limite à 20% le crédit pouvant être octroyé aux pays membres. Cette règle d’accès au crédit a malheureusement tendance à être perçue comme un droit plutôt qu’un plafond d’emprunt, même lorsque sa pleine utilisation n’est pas indiquée.

On peut présumer de la volonté de la BCEAO à contrôler l’expansion du crédit étant donné qu’elle est généralement libre d’influence politique et qu’elle a pour mission de défendre la parité du franc CFA au franc français. La capacité de la BCEAO à contrôler le volume des crédits natio-


6. Cette vision plutôt étroite du champ d’activité souhaitable d’une banque centrale a fait l’objet d’un certain consensus au cours des discussions relatives à la création d’une Banque centrale européenne. Un débat subsiste néanmoins sur la question. Folkerts-Landau et Garber (1992) soutiennent que la séparation des responsabilités en matière de stabilisation des prix et de surveillance du secteur financier pourrait entraver la formation de marchés financiers véritablement régionaux, limitant ainsi la banque centrale au jeu de la simple « règle monétaire ». A ceux qui affirment que les abus dans la répartition du crédit sont susceptibles de compromettre le bon fonctionnement d’une banque centrale commune, ils répondent qu’une banque centrale indépendante dont les propres ressources sont enjeu a plus de chances qu’une agence de contrôle indépendante d’évaluer avec justesse la solvabilité des emprunteurs éventuels (Folkerts-Landau et Garber, 1992 : 30). On peut néanmoins distinguer les crises de liquidité des crises de solvabilité. Les premières relèvent nettement de la compétence d’une banque centrale ; les secondes s’expliquent, dans le cas de l’opposé, par les mauvaises politiques et pratiques de crédit de la BCEAO. Un organisme autonome d’assurance et de réglementation, dont le mandat et les comptes seraient transparents, a au moins autant de chances qu’une banque centrale, sinon plus, d’être rigoureux dans ses opérations, sauf peut-être s’il s’agit d’une banque centrale exceptionnellement indépendante.

naux paraît cependant moins évidente7. Les pays de la zone sont des petits pays à économie ouverte, caractérisés par une parfaite mobilité du capital et un taux de change fixe. Le niveau d’activité macro-économique variera donc en fonction des flux de capitaux provenant de l’extérieur et de leur effet sur l’offre de monnaie en fonction de l’échange de devises pour des francs CFA. Les pays cherchant à couvrir des déficits fiscaux peuvent tirer également sur les surplus de réserves des autres pays membres par le biais des réserves en commun de l’UMOA. Si ces réserves font défaut, c’est le Trésor français qui prend le relais, grâce à ses contributions au compte des opérations. C’est dire que les pays enregistrant d’importants déficits publics peuvent bénéficier de trois sources de crédit échappant au contrôle de la BCEAO : les emprunts extérieurs, les surplus des autres pays par le biais du compte commun de la BCEAO, et les contributions du Trésor français au compte des opérations. Tout cela circonscrit largement les possibilités de la BCEAO de contrôler le niveau d’activité économique dans les pays membres ou dans l’Union dans son ensemble.

Cette situation témoigne aussi de l’importance d’un bon système d’information concernant les emprunts internationaux des pays membres. Or, la Banque éprouve de la difficulté à remplir ce rôle de suivi. Alors qu’elle est appelée à estimer annuellement la demande et l’offre de crédit de tous les pays membres, ceux-ci ne doivent pas obligatoirement déclarer leurs emprunts internationaux. Aussi la BCEAO semble-t-elle agir sans information complète ou actuelle sur l’endettement extérieur des pays. Le renforcement des statuts ou la mise en œuvre d’un mécanisme de surveillance amélioré devraient être exigés. Autrement dit, une banque centrale supranationale ne peut remplir son rôle si son mandat ne lui en donne pas les pouvoirs. L’accès à une information complète et pertinente en est une des conditions nécessaires.

L’indication la plus claire des différences de gestion économique des pays membres s’illustre par les taux d’inflation observés. Entre 1977 et 1990, l’indice. des prix à la consommation a augmenté de 130% en Côte-d’Ivoire, de 118% au Sénégal, de 100% au Burkina Faso, de 74% au Togo et de 61% au Niger (des données semblables ne sont pas disponibles pour le Bénin). Cela ne révèle pas tant la faiblesse de la’ politique monétaire globale de l’Union que le manque de coordination entre les politiques de la banque centrale et les politiques budgétaires des pays membres.


7. La création de crédit intérieur dans l’opposé a fait l’objet de quelques discussions dans Bhatia (1971, 1985), FMI (1963, 1969) et Medhora (1992a).

Ces écarts ont des conséquences sur le degré de compétitivité relatif des pays qu’on peut mesurer en traçant l’évolution du taux de change effectif réel (TCER). La figure 4 montre l’évolution du TCER de la Côte-d’Ivoire, du Togo, de la France et du Nigeria et illustre de façon relativement frappante la perte de compétitivité des membres de la zone par rapport au Nigeria. La perte de compétitivité globale des pays membres de la zone franc face au reste du monde, durant les années 1980 et le début des années 1990, n’apparaît cependant pas pleinement dans ce genre de graphique. La compétitivité de la zone franc dépend bien entendu du taux d’inflation relatif dans la zone, tel qu’exprimé par le TCER, mais elle dépend également de l’évolution des termes de l’échange des produits d’exportation traditionnels de la zone, du service de la dette, des capacités de la région à développer des créneaux d’exportations non traditionnels et des politiques de taux de change des principaux pays concurrents (comme le Ghana, le Nigeria et les autres pays en développement). Or, l’évolution de chacune de ces variables a conforté le caractère non concurrentiel de la parité du franc CFA. La dévaluation du franc CFA de janvier 1994 venait donc confirmer le point de vue déjà largement répandu concernant la perte importante de compétitivité de la zone.

Figure 4
Taux de change effectif réel
(1978 = 100)

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Source : IMF, International Financial Statistics

Ajustement sans dévaluation

Qu’on ait repoussé l’inévitable aussi longtemps n’est pas un mystère, et n’est pas spécifique au cas de l’UMOA. De nombreux pays ont souffert, pendant de longues périodes, de taux de change surévalués. Le cas de l’UMOA est néanmoins singulier, pour deux raisons. La première est la difficulté particulière d’effectuer une dévaluation dans une union monétaire. La seconde porte sur les leçons à tirer des efforts d’ajustement sans dévaluation.

La dévaluation dans une union monétaire se complique au vu des besoins divergents des pays membres. On se référait fréquemment, dans le cas de l’UMOA, aux différents taux d’inflation observés dans chaque pays pour conclure que le besoin d’une dévaluation était plus aigu pour la Côte-d’Ivoire et le Sénégal par exemple que pour le Niger ou le Togo, situés à l’autre extrême. Comment parvenir à un accord sur un taux approprié de dévaluation dans de telles circonstances? Il n’est pas surprenant que la Côte-d’Ivoire ait pris la tête des pays appuyant la dévaluation.

Il y avait aussi de bonnes raisons de refuser la dévaluation : la crainte de miner la confiance en l’UMOA, la peur de déclencher un processus d’inflation galopante et le souhait d’éviter des dévaluations velléitaires et répétées, comme il y en a eu ailleurs.

Les relations spéciales entre l’UMOA et la France ont retardé la dévaluation parce que la France s’y opposait et était prête à appuyer les efforts d’ajustement sans dévaluation, pour les raisons citées et d’autres de nature géopolitique.

Les pays de l’UMOA essayèrent par conséquent de s’ajuster à la manière classique de l’étalon-or, en comptant sur la contribution accrue de la France au compte d’opérations pour diminuer les effets de la déflation dans les pays membres. En effet, la zone franc dans son ensemble a dû être subventionnée par le Trésor français de façon plus ou moins continue pour un certain nombre d’années à partir de 1987 selon les calculs de M’Bet et Niamkey (1990)8. Cette promesse inconditionnelle de convertibilité n’a donc fait que retarder l’inévitable. Le souci de rester concurrentiel devient en effet moins pressant à l’abri d’une telle garantie, créant sans doute une sorte de « risque moral » attaché, à certains moments, sinon aux gestes de la BCEAO, du moins à ceux de certains gouvernements.


8. Il s’agit d’un phénomène récent, dont la seule manifestation antérieure s’était produite, de façon peu importante, en 1983.

Il serait néanmoins faux de dire de la dernière décennie qu’elle était une période d’ajournement pur et simple des efforts d’ajustement. Collier et Gunning (1992) font valoir que l’assouplissement de la contrainte de change autorisée par la garantie de convertibilité a permis aux gouvernements de l’UMOA d’appliquer des politiques coûteuses dans le court terme mais rentables à plus long terme, telles une libéralisation du commerce et une diversification industrielle. Il s’agit d’un luxe hors de portée dé la plupart des pays en développement dont les pays de l’UMOA ont pu tirer profit pour lancer certaines politiques d’ajustement.

Cependant, une correction du taux de change réel sans recours à la dévaluation exige des contrôles directs, et donc visibles et contestables, sur les salaires, les coûts, les prix et le déficit public. Une dévaluation nominale peut produire le même résultat plus rapidement, avec moins de transparence, alors que les mesures d’austérité d’accompagnement, inévitables dans tous les cas “de figure, sont moins sévères dans le cas d’une dévaluation nominale. Dans une étude des dévaluations «artificielles », Laker (1981) qualifie celles-ci de solution de second choix par rapport à la dévaluation nominale. Si on en juge par les études théoriques consacrées à la question et par l’expérience de l’UMOA au cours des dix dernières années, une telle approche pour enrayer un déséquilibre d’envergure majeure amène une ou plusieurs des réactions suivantes :

• la résistance de la population aux contrôles des prix et salaires ou à la majoration des tarifs à l’importation ;

• une allocation inefficace des facteurs due au caractère moins général d’une telle formule par rapport à celle d’une dévaluation nominale ;

• la fuite des capitaux devant l’incertitude de l’opération ;

• la prolifération des charges et de la corruption administratives qui suit la mise en place d’un régime de tarifs plus élevés à l’importation et de subventions à l’exportation ;

• une structure d’incitations économiques biaisée par les difficultés à subventionner les exportations dans un contexte de crise budgétaire ; et

• le risque qu’un pays concurrent parvienne au même résultat par une simple dévaluation, défaisant ainsi une bonne partie de ce qui a été accompli.

L’expérience de l’UMOA au cours des dix années précédant la dévaluation du franc CFA de 1994 suggère l’avantage d’une formule plus flexible d’ancrage de la monnaie au franc français. Il reste à voir si l’ajustement au sein de la zone sera facilité maintenant qu’on a franchi une première fois l’obstacle de la dévaluation.

Enseignements applicables au reste du monde

L’expérience de l’UMOA est riche d’enseignements sur les avantages et les inconvénients de l’union monétaire, les limites à imposer au rôle de la banque centrale et les politiques de gestion du taux de change.

Les premiers principes qui sous-tendent une union monétaire trouvent leur référence dans la littérature consacrée aux zones monétaires optimales, initiée par Mundell (1961) et dont Ishiyama en a dressé le bilan (1975). Il est cependant d’un intérêt pratique restreint d’employer un seul critère d’identification d’une zone optimale, comme l’ont fait certains des premiers théoriciens. Ishiyama conclut en proposant une méthode plus souple, axée sur une approche coûts-bénéfices. Pour Canzoneri et Rogers (1990), il s’agit de compenser la perte de souveraineté en matière de politique monétaire (et conséquemment de contrôle du seigneuriage comme source de recettes fiscales) par l’économie des frais d’opérations que permet tout système monétaire unifié. Pour le décideur contemporain, l’union économique exige que l’on prête attention en outre aux références historiques et politiques de la région. Par exemple, un petit pays, déjà à la remorque des politiques de ses voisins, peut ne pas avoir le choix d’adhérer ou non à l’union. Ce genre de décision devra, en tout état de cause, se prendre dans un climat d’incertitude puisque les conséquences des différents cours d’action sont de nature purement hypothétiques. Ce sont donc des solutions avant tout pratiques qu’il faut rechercher.

Les problèmes d’ajustement de l’UMOA des dix années précédant la dévaluation de 1994 ne devraient ni nous aveugler sur les avantages d’adhérer à ce genre d’union monétaire, ni nous conduire à surestimer les bénéfices de la souveraineté en matière de politique monétaire. Il ne faut, de toute manière, pas perdre de vue que certaines des caractéristiques souhaitables dont jouit l’actuelle UEMOA (notamment la garantie française de convertibilité) pourraient être difficile à reproduire dans le cadre de nouveaux regroupements régionaux ou de l’extension de l’UEMOA à d’autres pays.

Qui plus est, l’adhésion à une union monétaire implique l’adhésion à un ensemble de mécanismes institutionnels pouvant transformer la manière donc chacun des membres définit ses propres politiques. Une union monétaire comporte des conséquences sur le plan des politiques budgétaires. A priori, une zone monétaire commune fi’ exige pas forcément l’adoption de politiques commerciales et fiscales intrarégionales uniformes. On n’a qu’à penser, pour toute preuve, à la prolifération imagina-

tive de régimes fiscaux et d’entraves au commerce au sein même des États-Unis, du Canada ou de l’Europe « unie »9. Cependant, la création d’une banque centrale commune soustrait aux gouvernements une grande partie de leur latitude en matière d’utilisation de la taxe sur l’inflation. Dans l’hypothèse où une banque centrale commune adopterait une politique de faible taux d’inflation à l’échelle régionale, les pays membres qui auront connu des taux d’inflation élevés auront plus de mal à s’adapter que ceux dont les taux auront été comparables à ceux recherchés par l’union10.

Une banque centrale commune dont les objectifs sont peu nombreux et bien définis a beaucoup plus de chances de réussir’ qu’une autre qui se voit surchargée de responsabilités. Cela vaut sans doute pour les banques centrales nationales, mais plus encore pour une banque supranationale, comme en témoigne l’expérience de la BCEAO. La réglementation du secteur financier et l’assurance-dépôts, par exemple, doivent être confiées à des organismes distincts.

On cherche souvent à corriger des déséquilibres régionaux par des mécanismes d’imposition et de transferts, comme l’a montré Eichengreen (1990) pour les États-Unis. L’application de ce genre de fédéralisme fiscal est au cœur du débat sur l’intégration monétaire en Europe. Il est cependant peu réaliste de s’attendre à des paiements de péréquation dans une union monétaire composée de pays en développement. L’absence d’un tel fédéralisme fiscal signifiera la présence persistante d’enclaves régionales chroniquement pauvres ou riches, comme l’a montré l’expérience à l’échelle mondiale. En commentant notre texte, Youssouf Dembélé a signalé à juste titre qu’une banque de développement régional bien capitalisée, ayant à charge de financer des projets à caractère régional, peut agir de complément utile à une banque centrale commune dans la poursuite de l’intégration économique. Quoique la Banque ouest-africaine de


9. Il existe de nombreuses études sur les liens entre l’union monétaire et l’harmonisation budgétaire. Bhatia (1985) en dresse un bref bilan. Allen (1976) et Robson (1971) en discutent les aspects pratiques. Pour un traitement récent du sujet dans le contexte européen et américain, voir respectivement de Cecco et Giovannini (1989) et Eichengreen (1990). On convient qu’une union monétaire puisse fonctionner à un certain niveau sans harmonisation des politiques budgétaires et commerciales et sans mobilité des facteurs, mais qu’elle sera plus efficace dans un cadre économiquement intégré. l’opposé a toujours recherché un niveau d’intégration supérieur dans les domaines non monétaires, et poursuivra de tels objectifs plus agressivement dans le cadre de la nouvelle l’instar.

10. Dans les pays de la CEDEAO, l’inflation a connu des moyennes annuelles variant pendant les années 1980 de 5 à 7% dans l’opposé et au Liberia, contre des valeurs de 17% en Gambie, de 21% au Nigeria, de 48% au Ghana et de 63% au Sierra Leone.

développement (BOAD) n’ait pas connu un succès retentissant à cet égard, une banque de développement régional plus efficace pourrait certainement promouvoir les échanges et encourager un processus d’industrialisation plus équilibré à l’échelle et.

Toute formule de péréquation doit respecter certains principes de séparation des fonctions et de transparence au niveau de la banque centrale. Le principe de séparation des fonctions exige qu’on distingue les fonctions de la banque centrale de celles d’une banque de développement, pour contrecarrer toute pression politique éventuelle. Le principe de la transparence s’applique à la politique de répartition des marges de seigneuriage, qui doit être claire, transparente et statutairement inaltérable. Étant donné qu’il s’agit d’une politique de répartition consensuelle des pays membres, rien n’empêche toutefois qu’elle revête un caractère de redistribution en faveur des pays moins nantis.

La gestion des taux de change (ou, de façon équivalente, la gestion du taux moyen d’inflation de l’union monétaire) est une responsabilité qui revient à une banque centrale commune. Cela n’est cependant pas synonyme d’un maintien immuable de la parité. Il est d’ailleurs tout à fait improbable que d’autres unions monétaires de pays en développement puissent jouir du type de garantie offert par le Trésor français relatif au franc CFA. Le choix d’un régime de taux de change devrait être lié aux caractéristiques économiques et institutionnelles de chaque union monétaire particulière. La possibilité d’une zone franc élargie ou transformée, liée à l’écu, est une option méritoire dont les avantages sont discutés dans la communication de Cobham et Robson. Ces auteurs rejoignent Guillaumont et Guillaumont (1989) et Collier (1992) qui indiquent qu’une Europe intégrée pourrait consentir une certaine forme de garantie de convertibilité à un groupe monétaire africain associé à l’Union monétaire européenne. Même dans ce cas, la garantie serait sans doute beaucoup plus restrictive que la garantie actuelle, et une des tâches de la banque centrale africaine serait de gérer la valeur extérieure nominale de la monnaie collective11.

La nécessité de gérer la valeur extérieure nominale d’une monnaie commune aurait des conséquences pour l’union monétaire dans la ges-


11. Cela soulève quelques questions concernant la viabilité de l’opposé elle-même, une fois le système monétaire européen transformé en union monétaire complète. L’écu pourrait en principe remplacer le franc français comme monnaie d’ancrage du franc CFA, et rien n’empêcherait la France de maintenir sa garantie de convertibilité du franc CFA si elle souhaitait le faire. Il est toutefois plus probable qu’on ait à repenser les règles de fonctionnement de l’opposé.

tion en commun des réserves de devises. La constitution d’une réserve commune fait partie intégrante de toute union monétaire et constitue un demi-pas utile dans la direction d’une coordination monétaire plus étroite dans bien des régions du monde12. Dans l’UMOA, le système a fonctionné automatiquement étant donné que les pays excédentaires ont épongé les déficits d’autres pays et que le Trésor français a comblé ceux de la zone franc dans son ensemble ; quand les surplus s’accumulent, les dépôts de la zone franc à Paris récoltent le taux d’intérêt du marché au profit des pays membres. Mais, dans une union monétaire sans parité extérieure immuable, la couverture des déficits de certains pays n’est plus automatique. Cela soulève des questions sur les conditions à imposer aux pays déficitaires et exige la mise en place de règles de fonctionnement en ce qui concerne la décision de dévaluer et le taux de dévaluation à effectuer, pour assurer la bonne gestion de l’union et éviter des accusations de favoritisme.

Conclusion

Cet aperçu de l’expérience de l’UMOA témoigne des avantages de l’union monétaire. Dans de bonnes conditions, une telle union limitera au minimum les coûts de conversion, de transaction et de fixation des prix, et diminuera fortement les risques intrarégionaux en créant un régime monétaire indépendant et apolitique, en mesure de contrôler l’inflation. On économisera les réserves extérieures et on réalisera d’autres économies d’échelle, là où les charges fixes sont élevées. L’harmonisation de certains règlements et de certaines lois réduira en outre les coûts de transaction, favorisant ainsi les échanges régionaux.

L’expérience de l’UMOA est riche d’enseignements sur certaines conditions de réussite de l’intégration monétaire. Une gestion monétaire et financière efficace de la dette extérieure ou du taux de change exige une règle de conduite des pays membres envers la banque centrale et à tout le moins des obligations plus strictes quant à la cession de l’information.


12. Voir Kaplan et Schleiminger (1989), qui décrivent les mesures prises en Europe pour passer du bilatéralisme étroit des années d’après-guerre à une complète convertibilité une décennie plus tard. Medhora (1992c) et M’Bet et Niamkey (1990) quantifient quant à eux les gains attribuables aux zones de réserve des régions l’opposé et BEAC.

L’expérience de l’UMOA nous indique que la règle des 20% à laquelle est soumis le crédit de la BCEAO aux gouvernements n’est pas suffisante et doit être renforcée par le biais de contrôles sur les emprunts extérieurs. C’est donc une réglementation de nature globale qu’il faudrait imposer si la banque centrale commune entend exercer un contrôle réel sur la situation macro-économique des États membres.

Dans les conditions « normales » de la période allant de 1963 jusqu’au début des années 1980, l’UMOA a bien fonctionné. Rétrospectivement, on peut constater qu’elle n’était pas outillée pour faire face à des excès délibérés ou fortuits en matière d’emprunts, de prêts, de dépenses, voire de fraudes durant la période de crise qui a suivi. L’Union ne saura prévenir les déséquilibres macro-économiques si on ne lui en donne pas les moyens, et elle peut fort bien devenir un obstacle à l’ajustement économique si elle fonctionne de façon trop rigide, comme elle l’a fait en maintenant pendant si longtemps la parité du taux de change. Une union monétaire bien pensée favorisera l’adoption de bonnes politiques et permettra d’en tirer tous les avantages potentiels.

Annexe 1

Mesure de l’indépendance des banques centrales

Grilli et al. (1991) distinguent deux aspects de l’indépendance des banques centrales : l’aspect politique (<< la capacité de choisir la finalité de la politique monétaire ») et l’aspect économique (<<la capacité de choisir les instruments d’intervention »). Les auteurs construisent deux indices d’indépendance en accordant un « point » pour chacune des caractéristiques suivantes :

Indépendance politique

1. Ce n’est pas le gouvernement qui nomme le gouverneur de la banque centrale.

2. Le mandat du gouverneur est de plus de cinq ans.

3. Ce n’est pas le gouvernement qui nomme tous les membres du conseil de la banque.

4. Le mandat du conseil est de plus de cinq ans.

5. Le gouvernement ne fait pas obligatoirement partie du conseil.

6. Le gouvernement n’a pas à approuver les dispositions de la politique monétaire.

7. Les statuts de la banque centrale exigent qu’elle veille sur la stabilité monétaire.

8. Des dispositions légales existent pour affermir la position de la banque centrale dans tout conflit avec le gouvernement.

Indépendance économique

1. Le gouvernement n’a pas automatiquement accès aux facilités directes de crédit de la banque centrale.

2. Les facilités directes de crédit sont disponibles au taux d’intérêt du marché.

3. Les facilités directes de crédit sont expressément temporaires.

4. Les facilités directes de crédit limitent les sommes prêtées.

5. La banque centrale ne joue aucun rôle sur le marché primaire de la dette publique.

6. La banque centrale fixe le taux d’escompte.

7. La surveillance de l’activité bancaire n’est pas confiée à la banque centrale (2 points) ou n’est pas limitée à la banque centrale (1 point).

En ce qui a trait à l’indépendance politique, la BCEAO obtient trois points pour les trois premiers critères (parce qu’aucun gouvernement particulier n’exerce de contrôle sur ces décisions), un demi-point pour le quatrième (parce que son conseil se compose des ministres des Finances, dont certains jouissent d’un mandat et d’une crédibilité supérieurs aux autres), zéro pour les critères 5, 6 et 8 et un point pour le critère 7, la banque ayant l’obligation devant la loi de sauvegarder la valeur intérieure et extérieure du franc CFA. Le total est de quatre points et demi.

Pour ce qui est de l’indépendance économique, les règles auxquelles est assujetti le crédit direct de la BCEAO permettent d’accorder des points pour les critères 2, 3 et 4, mais non pas pour les critères 1 et 5. La banque fixe le taux d’escompte (critère 6) et, depuis 1989, un organisme distinct est chargé de surveiller le système financier de l’Union (un point sur le critère 7). Ce qui donne un total de cinq.

Un tel indice cache, certes, les subtilités de la politique monétaire régissant les pays de 1’Union. On peut aussi se demander si les statuts faisant l’objet des indices sont respectés dans la pratique ; une telle préoccupation se vérifierait sans doute pour certains pays en développement. Dans le cas qui nous occupe, l’indice nous semble cependant bien représenter la situation réelle de la BCEAO, légèrement au-dessus de la moyenne pour

l’OCDE et probablement bien au-dessus de la moyenne pour les pays en développement.

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Cette page est laissée intentionnellement en blanc.

11

Intégration monétaire à la lumière
du débat européen1

David COBHAM et Peter ROBSON

David Cobham et Peter Robson dégagent dans la présente contribution les leçons que l’Afrique pourrait tirer du processus d’intégration monétaire de l’Union européenne. L’étude s’inspire des recherches consacrées à l’intégration monétaire en Europe, sans pour autant négliger les particularités de la situation africaine. A la lueur de la littérature la plus récente sur ce sujet, l’intégration monétaire trouve aujourd’hui sa justification principale dans la stabilisation macro-économique qui peut en découler. La stabilité macro-économique de la zone franc renforce en effet cet argument lorsqu’on la met en parallèle avec l’instabilité macro-économique des autres pays de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale. Les auteurs évaluent les bénéfices et les coûts de l’intégration monétaire et optent en faveur d’une formule d’intégration monétaire intégrale, comme celle qui existe déjà entre les pays de la zone franc. A leur avis, cette formule pourrait être adoptée pour l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble en remplaçant la zone franc par une zone «écu» plus étendue. Le rattachement de la monnaie africaine à l’écu offrirait de nombreux avantages. Une telle formule imposerait une plus grande discipline monétaire et réduirait le besoin d’une période de convergence macro-économique comme préalable à la création de l’union monétaire. En imposant une forme de discipline extérieure, elle réduirait en outre le danger d’une trop grande influence nigériane sur la politique monétaire commune de la zone, réconfortant ainsi les plus petits pays de la région. Elle pourrait finalement inclure un certain appui extérieur pour garantir la convertibilité de la monnaie.


1. Les auteurs sont reconnaissants envers Ousmane Badiane, Jean Coussy, Mohammed Mahmoud et Rohinton Medhora pour leurs observations sur les versions antérieures de cette étude. Ils sont cependant seuls responsables du contenu de la présente version.

Ces dernières années ont été marquées par un intérêt considérable en faveur d’un renforcement de l’intégration monétaire sous-régionale en Afrique. Certaines unions monétaires sont déjà établies sur le continent africain, et d’autres ont récemment été proposées pour la Zone d’échanges préférentiels des États d’Afrique orientale et australe, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, la région maghrébine, etc. Au niveau panafricain, la déclaration d’Abuja de juin 1991 envisageait la création d’une banque centrale et d’une monnaie africaines uniques au cours des cinq dernières années de son programme de 34 ans visant à l’établissement d’une Communauté économique africaine.

Pour des raisons évidentes, la plupart des études analytiques consacrées à l’intégration monétaire ont porté sur l’Union européenne (UE). Le contexte africain est toutefois fort différent, et il importe de ne pas transposer tout simplement les arguments d’un contexte à l’autre sans faire les réserves appropriées. Les différences essentielles entre la situation africaine et la situation européenne peuvent être résumées ainsi :

– L’intégration économique est beaucoup plus faible entre pays africains qu’entre pays européens, non seulement en matière de commerce mais aussi sur le plan des flux financiers et des mouvements d’autres facteurs (même si on tient compte des échanges intra-africains non enregistrés).

– Les pays africains se démarquent par des inégalités plus grandes au niveau des variables macro-économiques tels que les taux de croissance de la masse monétaire, les déficits budgétaires, les régimes de change, les taux d’inflation, et les déficits de la balance des paiements2.

– Les pays et les sous-régions de l’Afrique sont petits par rapport à leurs pendants européens, sur la base d’indicateurs comme le PIB, les échanges et la masse monétaire.

– Il existe très peu de marchés financiers organisés dans les pays africains et presque tous les flux financiers passent par des intermédiaires financiers tels que les banques (ou leurs équivalents du secteur informel).

La présente étude traite des stratégies générales d’intégration monétaire en Afrique à l’échelon sous-régional à la lumière de ces différences d’ordre structurel. Elle s’inspire directement des recherches consacrées à l’intégration monétaire européenne, mais fait ressortir l’importance des particularités de la situation africaine dans le choix des politiques. Elle évalue d’abord les coûts et les avantages relatifs des schémas-types d’in-


2. Précisons toutefois que les programmes d’ajustement structurel actuellement mis en place devraient favoriser une plus grande convergence s’ils réussissaient.

Tableau 1
Caractéristiques de différents types d’intégration monétaire
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Source : Centre africain d’études monétaires (1991).

Tableau 2 : Coûts et avantages de différentes formes d’intégration monétaire
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Source : Centre africain d’études monétaires (1991).

tégration monétaire avant d’examiner les dispositions des unions monétaires africaines actuelles. L’étude considère ensuite les options stratégiques qui permettraient de réaliser l’intégration monétaire sous-régionale en Afrique. Elle se termine par un examen des aménagements extérieurs nécessaires à une intégration monétaire réussie en Afrique, à la lumière de certaines comparaisons explicites entre l’Afrique et l’Europe, et envisage le rôle possible d’un soutien extérieur.

Formes d’unions monétaires

Toute formule d’intégration monétaire occasionne aussi bien des taux de change fixes qu’une entière interconvertibilité des monnaies. Il convient cependant de distinguer entre les unions de taux de change informels, les unions de taux de change formels et les unions monétaires intégrales (voir les trois premières colonnes du tableau 1) ; il sera question de la zone franc plus loin comme quatrième catégorie. La différence fondamentale. entre les formes structurée et non structurée d’une union de taux de change est l’existence, dans une union structurée, d’un organisme central qui coordonne les activités des banques centrales nationales. La différence entre une union structurée de taux de change et une union monétaire intégrale est que la seconde possède une monnaie et une banque centrale uniques3.

Les coûts et les avantages relatifs de ces diverses formes d’intégration monétaire peuvent être analysés à l’aide du tableau 2, dressé pour le contexte africain, mais inspiré d’exercices comparables pour l’Europe faits par Gros (1989) et par la Commission des communautés européennes (CCE, 1990). Nous ferons valoir ci-dessous qu’une union monétaire africaine devrait adopter une monnaie extérieure de référence qui garantirait une faible inflation à moyen terme, et nous supposons qu’une telle décision a été prise dans chacun des cas examinés au tableau 24. Ce tableau


3. Pour reprendre les distinctions de Corden (1972), les unions non structurées des changes souffrent d’une coordination insuffisante des politiques et, en ce sens, ne représentent qu’une pseudo-union ; dans une union structurée des changes, la coordination est suffisante alors que, dans une union monétaire intégrale, il y a centralisation des politiques.

4. Dans une union où les taux de change ne seraient pas ainsi rattachés à une ou plusieurs monnaies, les membres sentiraient moins la perte de ce taux comme instrument de politique, mais tireraient moins profit de l’intégration monétaire.

démontre l’avantage des formes « supérieures » d’intégration monétaire. Les principaux coûts — à savoir la perte du taux de change comme instrument d’ajustement envers les autres membres de l’union, la déflation initiale nécessaire à l’entrée dans une union, et le manque à gagner sur les recettes de seigneuriage ou de « l’impôt d’inflation » — sont les mêmes dans chaque cas, alors que les avantages ont tendance à s’accroître pour les formes supérieures. Les répercussions favorables sur l’affectation des ressources nationales et internationales représentées par les avantages 1 et 3 seront d’autant plus grandes que l’intégration sera profonde et irréversible. Tout gain dynamique consécutif sera également plus important (avantage 7). Ajoutons qu’une union monétaire intégrale est plus avantageuse en ce qui concerne la réduction des taux d’intérêt sur la dette publique et les économies attribuables à la constitution de réserves communes de devises ou à la centralisation de la politique monétaire (avantages 4 à 6). Les pays aspirant à l’intégration monétaire gagneraient donc à opter pour une union monétaire intégrale plutôt que pour l’une ou l’autre des formes d’union de taux de change, au regard des coûts semblables mais des avantages différents que peuvent revêtir ces diverses formes d’intégration monétaire.

Il se dégage essentiellement la même conclusion de la comparaison de trois sortes d’unions monétaires5 établie par Gros (1989), ou des travaux de la CCE (1990) qui a comparé le stade I du rapport Delors (CCE, 1989) aux stades IIIa (union monétaire européenne à monnaies multiples) et IIIb (union à monnaie unique). Le rapprochement détaillé que font Cobham et Robson (1994) de ces deux études et de celle du Centre africain d’études monétaires (résumée dans le tableau 2 ci-dessus) confirme les plus grands avantages d’une union monétaire intégrale dans le contexte africain.

Au regard des critères classiques d’une zone monétaire optimale, les sous-régions africaines semblent moins bien se prêter à l’intégration monétaire que les pays actuels de l’Union européenne à cause du niveau d’intégration économique beaucoup plus faible en Afrique qu’en Europe (Aigbokhan, 1993). Il y a en outre peu de chances que l’Afrique puisse atteindre le niveau d’intégration de l’Europe dans un proche avenir. Mais l’intégration monétaire peut être évaluée en fonction d’autres critères, plus généraux. L’examen des avantages des unions monétaires de la zone franc en Afrique de l’Ouest et du Centre, à savoir l’Union économique et moné-


5. Il s’agit de l’union « ex post macro » dans laquelle les taux de change sont ajustables en principe alors qu’ils ne changent pas dans la pratique, de l’union « ex an te macro » dans laquelle les taux de change sont irrévocablement rigides, et de l’union « micro » à monnaie unique.

taire ouest-africaine (UEMOA, antérieurement UMOA, Union monétaire ouest -africaine) et la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC, antérieurement BEAC, Banque des États de l’Afrique centrale) est, à ce sujet, très révélateur.

Les unions monétaires africaines actuelles

La dernière colonne du Tableau 1 ci-dessus les principales dispositions des unions de la zone franc. Il suffit de comparer cette ligne aux lignes supérieures pour se rendre compte que ces unions représentent une variante d’une union monétaire intégrale. On y voit une monnaie commune, une banque centrale unique, des réserves communes de devises et une gestion par un organisme central. Les émissions fiduciaires sont, en revanche, séparées. Il existe également des comptes distincts de la balance des paiements et des positions séparées en matière de réserves. Les données sur les fluctuations des réserves nationales entrent alors dans la fixation des plafonds de crédit des différents pays. Le taux de change est rattaché au franc français, et le Trésor français garantit la convertibilité de la monnaie (le franc CFA) au moyen d’un « compte d’opérations ».

Quelle est la raison d’être de ces dispositions? Il convient de mentionner, sur le plan historique, que ces unions ne sont pas issues d’un véritable processus d’intégration monétaire, car il n’a jamais existé de banques centrales indépendantes ayant pu être fusionnées ou remplacées par un établissement unique. Ces unions descendent en effet en droite ligne des régimes monétaires institués par la France coloniale. Elles n’ont été que partiellement modifiées par des réformes effectuées au début des années 1970 traduisant leur africanisation et un relâchement de l’emprise directe de la France sur la politique monétaire.

D’autre part, les unions africaines ne sont pas très fortement intégrées sur le plan économique (bien que les échanges entre les pays membres de l’UEMOA soient plus importants qu’entre la plupart des autres pays africains) et leurs champs d’application ne constituent pas des blocs géographiques contiguës ou naturels.

En fait, les unions monétaires africaines ont toujours eu comme vocation principale la stabilisation macro-économique et elles ont conservé cette mission malgré les changements intervenus dans les années 1970. De ce point de vue, elles se sont relativement bien acquittées de leur tâche. Les pays membres ont connu un taux de croissance relativement faible de la masse monétaire et une discipline budgétaire assez rigoureuse. Aussi

l’inflation est-elle toujours demeurée inférieure à celle de la plupart des autres pays africains (Devarajan et de Melo, 1987 ; Guillaumont et al., 1988). Pendant les années 1960 et 1970, cette stabilité s’est accompagnée d’une croissance généralement meilleure pour l’ensemble de la zone. Pour la décennie 1980, la performance relative a été plus difficile à évaluer et reste un point de discussion6. Il semble que les unions aient favorisé l’intégration économique de leurs membres par un accroissement des échanges commerciaux et des investissements entre pays (Medhora, 1990).

La perte de certains instruments de gestion macro-économique au niveau national doit être appréciée dans le cadre des arguments les plus récents en faveur de l’intégration monétaire, tels que présentés par De Grauwe (1992). On est en premier lieu beaucoup plus sceptique de nos jours sur l’utilité de la dévaluation comme instrument courant de gestion macro-économique à la suite des analyses inspirées de l’approche monétaire de la balance des paiements ou des modèles keynésiens incorporant une réaction de hausse salariale devant l’augmentation des prix à l’importation. Une dévaluation peut, dans certaines circonstances, et si elle est associée à des mesures d’accompagnement nécessaires, galvaniser ou faire redémarrer l’économie. Toutefois, les effets d’une dévaluation sur la compétitivité et la balance des paiements seront souvent annulés à court terme par une montée des coûts et des prix intérieurs, en particulier lorsqu’un gouvernement y a recours de façon récurrente7.

Il se développe, en second lieu, une littérature sur l’importance de la continuité des politiques économiques. Celle-ci a été lancée par Kydland et Prescott (1977) et développée encore par Barro et Gordon (1983) avant d’être appliquée par Giavazzi et Pagano (1988) aux économies ouvertes des pays européens. Ces études ont fait ressortir l’importance de la crédibilité et de la réputation des décideurs en matière de politique monétaire. L’argument porte sur la nature des anticipations du secteur privé. Si les


6. Voir, par exemple, dans Devarajan et de Melo (1991) un point de vue négatif sur l’appartenance à la zone franc pendant les années 1980. Nous ne voulons ni ne devons essayer ici de porter un jugement éclairé sur la question. Medhora dans le présent volume et Boughton (1993) dressent un bilan actualisé de ces questions. Boughton (1993) exprime un point de vue relativement positif. Medhora indique que les résultats plus médiocres de la décennie 1980 pourraient être en partie imputables à un octroi et à une gestion inefficaces des crédits et à une surveillance défectueuse. Il fait remarquer que les avantages découlant de l’appartenance à l’Union semblent avoir varié de manière significative selon les pays membres. Voir aussi van de Walle (1991) et Plane (1988, 1990).

7. Des considérations de ce genre sont à la base des critiques des mesures de dévaluation trop fréquentes ou excessives dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, auxquelles se sont livrés des auteurs comme Guillaumont (1988) et Killick (1993).

autorités monétaires sont tentées d’augmenter l’inflation à brève échéance pour réduire le chômage ou stimuler la croissance, le secteur privé perçoit cette tentation et réajuste en conséquence ses prévisions d’inflation. A long terme, l’économie finit par se retrouver dans une situation d’équilibre à inflation élevée, ce qui constitue le pire des résultats, tant aux yeux des autorités que du secteur privé. Ce piètre résultat peut être évité si les autorités monétaires acquièrent une réputation anti-inflationniste convaincante en annonçant des objectifs monétaires stricts qu’elles respectent ou en rattachant leur monnaie à celle d’une banque centrale jouissant d’une plus grande crédibilité. Une autre façon de le prévenir serait de mettre en place une forme d’intégration monétaire dans laquelle la politique monétaire serait confiée à une autorité différente ou nouvelle perçue comme étant plus à l’abri des pressions politiques.

Si cela est vrai, la perte du taux de change comme instrument de politique économique dans les unions monétaires en vigueur (celles de la zone franc, plus précisément) paraîtra moins importante qu’il ne le semblait au départ. Par ailleurs, la délégation de la politique monétaire à une banque centrale supranationale offre des avantages nets en ce qui touche à la réputation et à la crédibilité de celle-ci, comme le montre Medhora (cet ouvrage) en soutenant que l’indépendance de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) est« légèrement au-dessus de la norme par rapport aux pays de l’OCDE et probablement bien au-dessus de la moyenne par rapport aux pays en développement ».

Les régimes de la zone franc ont pour caractéristique essentielle les plafonds de crédit appliqués à chaque pays membre que rend possible la séparation des émissions fiduciaires et des comptes de réserves. Selon Cobham et Robson (1994), ces plafonds de crédit constituent une formule logique, quoique rudimentaire, de distribution du crédit entre les différents pays. En tant que moyen d’allocation simple et transparent, ils assurent, et démontrent, qu’aucun pays ne bénéficie de l’union au détriment des autres membres.

Stratégies d’unification monétaire

Si l’union monétaire intégrale telle que représentée par les unions africaines actuelles constitue la formule préférable, comment les pays appartenant à une sous-région cohérente devraient-ils s’y prendre? Nous traiterons d’abord le cas de pays qui ont franchement opté pour l’union monétaire, puis celui de pays attirés par l’intégration monétaire mais hési-

tant à s’ y engager de façon ferme (comme il a généralement été le cas dans le cadre des débats européens).

Là où les pays sont sûrs du but à atteindre, l’unification monétaire doit se faire en deux étapes. Une première étape préparatoire visera à rapprocher les taux d’inflation, à stabiliser les taux de change et à instaurer la convertibilité des monnaies. Cette étape préparatoire est suivie d’une période de transition au cours de laquelle une nouvelle monnaie est progressivement substituée aux monnaies existantes. La période préparatoire servirait également à établir la banque centrale de l’union et à transformer les banques centrales nationales existantes en agences subordonnées. Les agences nationales conserveraient un rôle important sur le plan des politiques, notamment dans la gestion des systèmes nationaux de compensation, dans la supervision de l’activité bancaire et dans l’application de la politique de la monnaie et du crédit de l’union à,l’échelle nationale. Mais elles auraient moins d’autonomie qu’elles n’en ont à présent. Une grande partie du personnel et des compétences de la nouvelle banque centrale communautaire proviendrait des banques centrales nationales en place.

Si l’intégration monétaire africaine est envisagée pour créer un cadre de, stabilisation macro-économique, la nouvelle banque centrale communautaire devrait recevoir le mandat précis d’assurer la stabilité des prix ou de supporter le taux de change. Elle aurait aussi besoin d’une structure de direction qui la mettrait le plus possible à l’abri des pressions politiques (ce qui est sans doute plus facile à accomplir dans une union monétaire, où les pressions exercées par les divers États peuvent se contrebalancer et se neutraliser, que dans un cadre purement national).

La période préparatoire nécessite évidemment un processus et des décisions importantes. A la lumière de l’application des programmes d’ajustement structurel, le laps de temps à prévoir pourrait être de cinq ans (ou peut-être moins, si les pays de la sous-région ne connaissent pas de grandes difficultés d’ajustement économique). Une fois choisi le chemin de l’unification monétaire, il y a des avantages évidents à éviter les délais inutiles. L’adoption subséquente d’une monnaie commune exige au préalable une grande publicité et une bonne campagne d’information, mais ne pose pas de problème particulier et devrait pouvoir se faire en six mois.

Dans le cadre d’une telle démarche, un pays marqué au départ par un niveau élevé d’inflation pourrait préférer introduire directement la nouvelle monnaie par une réforme monétaire plutôt que de passer par une douloureuse période préparatoire de déflation économique. Le choix dépendrait de l’équilibre à faire entre le coût du chômage occasionné par la déflation dans une démarche normale d’ajustement macro-économique et le coût d’une réforme monétaire, à savoir la difficulté à gérer la croissance de la masse monétaire totale et le coût lié à la gestion provisoire

des prix en deux monnaies, dont l’une en pleine dévalorisation par rapport à l’autre.

Dans le contexte européen, les principales autres stratégies dont il a été question ont été celles des monnaies concurrentes et celles des monnaies parallèles (voir Cobham, 1989, 1991 ; Gros et Thygesen, 1990 et Vaubel, 1990). La première autorise à chaque monnaie nationale de circuler librement dans chaque pays membre jusqu’à ce que l’une d’elles vienne à dominer. La seconde procède par la création d’une monnaie nouvelle que l’on laisse concurrencer et finalement évincer les monnaies nationales. Ces stratégies souffriraient dans tous les cas d’un certain nombre d’inconvénients, mais sembleraient particulièrement peu convenir au contexte africain où les mouvements commerciaux et financiers relativement limités réduiraient la compétition éventuelle des différentes monnaies (quoiqu’il existe déjà une certaine concurrence monétaire en zone frontalière, par rapport au franc CFA en particulier). On peut également se demander si ces deux stratégies, et en particulier celle de la concurrence monétaire, n’aggraveraient pas les rivalités nationales. Enfin, la circulation de monnaies multiples et la substitution courante des monnaies dans chaque pays occasionneraient des difficultés considérables pour les autorités monétaires dans la gestion de la masse monétaire et de l’inflation.

Il existe un argument supplémentaire, fondé sur les effets externes et les caractéristiques de bien public de la monnaie, selon lequel les libres choix des agents économiques ne mèneraient pas normalement à la domination d’une seule monnaie suivant l’application de l’une ou l’autre de ces stratégies. L’opérateur décide des monnaies à détenir et à employer en fonction des choix faits par autrui, puisque ces choix influeront ses propres coûts de transaction monétaire. Pour des raisons d’économies d’échelle dans la détention de monnaies, il y a de ce fait une vive attraction de la monnaie établie. Seule une perturbation majeure, telle une divergence considérable des taux d’inflation, pourrait faire adopter une nouvelle monnaie aux agents économiques.

Pour les pays qui n’ont pas de visées bien arrêtées d’intégration monétaire mais qui désirent s’engager doucement dans cette voie, deux politiques sont à recommander : ils doivent d’une part rattacher leur monnaie à la même monnaie extérieure de référence et d’autre part prévoir la convertibilité de leur monnaie pour les opérations courantes et financières. Le résultat probable serait une convergence considérable des politiques macro-économiques et des taux d’inflation des différents pays, ce qui permettrait à ces pays de s’engager plus facilement dans la stratégie de base évoquée ci-dessus, s’ils décidaient de le faire.

Intégration monétaire et dispositions extérieures

Cette section présente une analyse comparative des problèmes de l’intégration monétaire en Europe et en Afrique avant de se pencher sur les avantages d’un rattachement des monnaies africaines à une monnaie d’ancrage. Nous rappellerons d’abord les motifs et les impulsions qui jouent dans le choix de l’intégration monétaire en Europe et en Afrique.

La première impulsion vers l’intégration monétaire est le désir de mieux intégrer les économies « réelles » de la région grâce à l’accroissement du commerce et des investissements. En Europe, la poursuite d’une plus grande intégration a un fondement surtout politique, et le raisonnement que l’intégration améliorera la croissance économique a un caractère secondaire (CCE, 1990). En Afrique, la primauté politique est moins nette et le souci d’une croissance plus rapide est vraisemblablement le motif dominant.

La deuxième impulsion en faveur de l’intégration monétaire réside dans l’espoir qu’elle contribue à la stabilisation macro-économique. En Europe, les partenaires de l’Allemagne dans le régime des taux de change du système monétaire européen (SME) ont voulu profiter de la crédibilité de la Bundesbank allemande en rattachant leur monnaie au mark. On voit également dans l’Union monétaire européenne (UME) un moyen de sous-traire la politique monétaire à l’influence de la classe politique des divers pays et de se donner un encadrement disciplinaire plus explicite que celui existant auparavant dans la plupart des pays membres de la Communauté européenne autres que l’Allemagne. Il n’y a pas en Afrique de Banque centrale nationale qui se rapproche de la Bundesbank au chapitre de l’autonomie ou de la réputation. En effet, la plupart des banques centrales (à l’exception de la BCEAO et de la BEAC) accusent une dépendance politique qui se compare à celle des banques centrales du Royaume-Uni et de la France (avant 1994) ou même des régimes économiques du type soviétique. Il existe toutefois l’espoir et la possibilité de retrouver l’indépendance et la crédibilité voulue dans le cadre d’une union monétaire où les diverses influences nationales tendraient à se neutraliser. Une participation extra-africaine pourrait jouer un rôle important dans le renforcement de l’indépendance et de la crédibilité d’un tel système.

La troisième impulsion vers l’intégration monétaire tant en Europe qu’en Afrique provient de facteurs conjoncturels. Dans le cas de l’Europe, la perspective de l’avènement d’un marché européen unifié impliquant l’abolition du contrôle des mouvements de capitaux a amené les respon-

sables et les États à craindre que ne soit plus viable un régime monétaire que beaucoup considéraient largement tributaire de ce contrôle8. En Afrique, l’absorption éventuelle du franc français par l’écu impose des réformes institutionnelles évidentes relatives au fonctionnement de la zone franc. Guillaumont et Guillaumont (1989) ont ainsi examiné la possibilité d’étendre les mécanismes de la zone franc à certains autres pays africains par la création d’une zone écu tandis que Collier (1991) a fait ressortir les perspectives d’instauration d’autres unions monétaires ailleurs en Afrique (dans le cadre d’un réalignement concerté et définitif des taux de change).

Le mouvement vers l’intégration monétaire en Europe et en Afrique présente donc certaines nuances, mais les similitudes de base sont frappantes . Nous évoquerons maintenant les principaux obstacles rencontrés par l’intégration monétaire en Europe comme toile de fond pour suggérer des solutions éventuelles applicables au contexte africain.

Le débat sur l’intégration monétaire en Europe a été longtemps marqué par un clivage entre deux écoles de pensée : les « monétaristes » (dont les autorités monétaires françaises en particulier) voulaient que soient fixés les taux de change en premier, alors que les « économistes » (entre autres les autorités allemandes) souhaitaient d’abord une convergence des politiques économiques et des économies nationales. Cette division avait empêché la Commission Werner (Werner, 1970) de trouver une solution de passage entre le premier stade jusqu’à l’objectif ultime de l’union monétaire pour les pays de l’UE, et ces différends ont été tout aussi omniprésents dans les discussions plus récentes.

Le débat en Europe a beaucoup porté, en outre, sur les questions de déséquilibre de pouvoirs ou d’asymétries pour supporter le fardeau de l’ajustement dans les pays membres. Comme on considérait que le « serpent monétaire » (première tentative de la Communauté européenne de fixer les taux de change entre pays membres) avait dégénéré en une « zone Deutsche Mark » à la fin des années 1970, la création du SME a provoqué de longues discussions sur les problèmes d’asymétrie de l’ajustement dans les pays connaissant des déficits ou des excédents de balance des paiements. En l’occurrence, les pays membres ont choisi d’utiliser le système d’une manière asymétrique dans l’optique de renforcer leurs poli-


8. L’exposé le plus clair sur la question vient de Padoa-Schioppa (1988) qui maintient que le «quatuor disparate » du libre-échange, de la mobilité des capitaux, des taux de change fixes et de l’autonomie nationale de la politique monétaire n’est pas viable ; auparavant, c’est la mobilité des capitaux que l’on sacrifiait, mais dans le contexte d’un marché unique c’est à la souveraineté monétaire nationale qu’il fallait renoncer.

tiques anti-inflationnistes. Ils ont ainsi accepté que le fardeau de l’ajustement retombe principalement sur les pays à taux d’inflation élevé. Ceux ont été contraints d’abaisser leur taux d’inflation et ont pu profiter à cette fin du rattachement au Deutsche Mark. On constate plus récemment un renouvellement des inquiétudes au sujet de la domination de l’économie et de la politique monétaire allemandes, à la fois chez ceux qui voient dans une pleine intégration le moyen de diluer cette domination, et chez ceux qui résistent à toute intégration monétaire.

D’autre part, on s’est longuement interrogé en Europe sur le statut et les objectifs de la banque centrale européenne envisagée. Petit à petit, au début des années 1990, la nécessité est apparue à tous d’accorder à cette banque une autonomie complète et une vocation de stabilisation des prix, et ce sont ces deux orientations qui ont été retenues par le traité de Maastricht s”igné en mars 1992 (CCE, 1992).

Enfin, le problème de la coordination budgétaire a également suscité un grand débat en Europe. Le rapport Delors (CCE, 1989) a recommandé une limitation des déficits budgétaires, mais cela a provoqué une levée de boucliers dans certains milieux. Les sujets de controverse y afférents ont porté sur la nécessité ou non d’une coordination des politiques budgétaires nationales et sur les voies et moyens d’une telle coordination. Un autre aspect du débat concernait les problèmes du « fédéralisme budgétaire ». Pour la Communauté européenne, la commission MacDougall (CCE, 1977) lançait un débat sur le rôle que le budget de la Communauté pouvait jouer pour amortir les fluctuations conjoncturelles et cycliques ou redistribuer les revenus. Plus récemment, on réexaminait ces questions dans le contexte du traité de Maastricht. Goodhart (1990) s’est ainsi prononcé en faveur d’un budget plus important pour la Communauté en vue de faciliter les transferts automatiques entre régions et favoriser l’ajustement aux chocs qui peuvent être différents d’un pays à l’autre. En parallèle, l’Union européenne a produit une étude des conséquences sur les finances publiques de l’union monétaire envisagée par ce traité (CCE, 1993).

Quelles solutions peut-on trouver à ces divers problèmes dans le contexte africain? Il convient de noter que les deux premiers problèmes évoqués plus haut ne se poseraient pas si l’Europe disposait d’une monnaie extérieure d’ancrage convenable (comme ce fut le cas dans le cadre du système de Bretton Woods avant 1973). En revanche, les sous-régions de l’Afrique disposent d’emblée d’une monnaie extérieure d’ancrage assez forte pour résister à l’influence des événements ou des politiques du continent africain lui-même, et bien adaptée à la structure de leurs flux commerciaux. L’écu européen pourrait, en effet, jouer ce rôle.

Si le taux de change entre le franc et le mark se trouvait consolidé du fait de l’arrimage du franc et du mark à l’écu, ainsi que de la lire et de la livre sterling9, l’écu serait une monnaie d’ancrage plus ou moins optimale pour la plupart, voire la totalité des pays africains. En effet, leur commerce avec l’Europe l’emporte largement sur les échanges avec les États-Unis ou le Japon, dont les monnaies sont les seules autres à être assez importantes pour servir de monnaie de référence10. Qui plus est, l’écu devrait se caractériser par une faible inflation à moyen terme grâce à l’existence d’une Banque centrale européenne (BCE) indépendante qui aurait un mandat de stabilisation des prix, comme le prévoit le traité de Maastricht. Enfin, le rattachement à l’écu offrirait les avantages de la simplicité et de la transparence, ainsi qu’un appui possible de l’UE, ce qui devait amplement compenser toute déviation de.1’optimalité pouvant se présenter pour certains pays. L’écu actuel, qui est tout simplement un panier de monnaies n’ayant plus de rattachement mutuel étroit, serait moins désirable qu’une monnaie unique de soutien, mais reste préférable à toute autre solution existante.

En rattachant leur monnaie à l’écu, ensemble ou individuellement, les pays africains pourraient éviter les problèmes d’asymétrie et d’inégalité, puisque la monnaie de référence serait assez forte pour garantir qu’aucun pays d’Afrique ne soit capable d’entraîner les uns dans une direction non voulue par les autres. Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, une monnaie extérieure de soutien permettrait de remédier, dans une certaine mesure, à la nette prépondérance du Nigeria. Le rattachement à une monnaie extérieure commune de soutien représenterait également, pour ceux qui n’ont


9. Le SME a subi une série de bouleversements monétaires entre les mois de septembre 1992 et juillet 1993 apportant comme conséquences la sortie de la livre sterling et de la lire du système, et l’élargissement des marges officielles de parité, qui sont passées de 2,25% à 15%. Le SME a toutefois retrouvé son équilibre depuis lors, et la plupart des autres monnaies sont près de leurs niveaux de parités inchangés. Les objectifs de l’UME seront peut-être plus difficiles à atteindre, et devront éventuellement suivre un cheminement autre que celui prévu dans le traité de Maastricht, mais l’UME sera vraisemblablement mise en place d’ici la fin du siècle, sur la base de l’écu comme monnaie unique au champ d’application beaucoup plus large que celui de toute monnaie existante. Pour des informations supplémentaires sur les causes et conséquences de la crise de 1992–1993, voir Cobham et Robson (1994).

10. A l’aide de données couvrant la période 1975–1989, Guillaumont, Jeanneney et Paraire (1991) ont constaté que le franc français était la monnaie de rattachement optimale pour les pays de la zone franc, que le dollar n’était pas la monnaie optimale pour certains des pays qui s’y rattachaient et que le panier de rattachement choisi par d’autres pays était ce qui leur convenait le mieux. Les diverses monnaies de la Communauté européenne constituent habituellement l’essentiel de ces paniers.

pas encore fermement opté pour l’intégration monétaire, une première mesure claire et directe pouvant se prendre sans avoir besoin de choisir entre la primauté de la convergence des politiques ou de la fixité des taux de change entre les pays membres durant la période de transition.

L’importance politique d’un rattachement à l’écu demande quelques explications. Le recours à une monnaie de référence extérieure est une façon de lutter contre l’inflation et d’atténuer les chocs extérieurs, alors que les caractéristiques du commerce africain nous portent à désigner l’écu comme étant la meilleure monnaie d’ancrage disponible pour la plupart des pays africains. Dans une perspective ouest-africaine, le rattachement à l’écu, plutôt qu’au franc français, pourrait réduire certaines divisions découlant des différents héritages coloniaux des pays francophones et anglophones. Pour l’Union européenne elle-même, les avantages du rattachement des pays africains à l’écu seraient négligeables (en raison de la faible part de l’Afrique dans l’ensemble du commerce européen et du peu d’ampleur des réserves de devises maintenues par les pays africains). En outre, toute union monétaire africaine qui adopterait une telle politique se réserverait le droit de modifier la parité entre sa monnaie et l’écu dans des circonstances exceptionnelles. En somme, un rattachement à l’écu ne serait pas synonyme de subordination de la politique monétaire africaine aux instances décisionnelles européennes, mais serait le moyen choisi par les pays africains eux-mêmes pour réaliser leurs propres objectifs de politiques économiques.

Pour ce qui est du statut et des objectifs d’une banque centrale sous-régionale en Afrique, évoqués dans le cadre du troisième problème lié à l’intégration monétaire européenne mentionné ci-dessus, on peut penser qu’une autonomie convenable et un mandat suffisamment clair pour cette institution n’exigeraient qu’une généralisation effective de la zone franc. La nouvelle banque centrale sous-régionale (ou les nouvelles banques centrales, le cas échéant) émettrait une nouvelle monnaie rattachée à l’écu, étayée d’une garantie de convertibilité extérieure donnée par la banque centrale européenne en contrepartie d’une influence de cette institution sur la politique monétaire de la sous~région africaine. Cela protégerait la banque centrale sous-régionale contre les gouvernements pouvant être tentés de faire fonctionner la planche à billets pour couvrir leurs propres dépenses. La gestion macro-économique se ferait alors en commun, avec la participation des pays membres à ce que Collier (1991) appelle des organismes supranationaux de discipline collective. Cependant, on devrait prévoir de préférence l’établissement de nouvelles institutions (plutôt que le simple prolongement des institutions actuelles de la zone franc) pour que tous les pays puissent se sentir associés à part égale à leur création.

Le quatrième problème — celui de la coordination des politiques budgétaires — est manifestement le plus difficile à résoudre en Afrique, parce que les mécanismes d’adoption et d’application de politiques économiques communes sont peu développés dans les communautés et les blocs économiques en place. Toutefois, comme les effets d’entraînement macro-économiques dans le contexte africain sont généralement bien moindres (les mouvements commerciaux intra-africains étant moins importants), cela réduit les risques de déséquilibres sévères des politiques budgétaires et monétaires lorsque les décisions budgétaires sont prises de façon indépendantes au niveau des États et les décisions monétaires au niveau de la banque centrale de l’union. Ce qui importe, c’est de faire respecter des principes de base rudimentaires défendables et viables, plutôt que d’affiner la gestion budgétaire au niveau communautaire. La limite de 20% des recettes fiscales imposée par l’UEMOA sur les emprunts auprès de la BCEAO constitue un mécanisme satisfaisant, mais l’expérience nous enseigne qu’il faut prévenir les dérogations à cette règle numérique par les emprunts extérieurs ou l’ingérence de l’État dans les prêts bancaires (Plane, 1990 ; Medhora, cet ouvrage).

Quant à la question du fédéralisme budgétaire portant sur la nécessité de transferts budgétaires à l’intérieur d’une union en compensation des chocs subis par les pays membres, on s’aperçoit que les obstacles politiques et institutionnels à une telle orientation, ainsi que la variation des chocs selon les pays, sont encore plus imposants en Afrique que dans l’UE. Sur le continent africain, la seule autre solution serait de passer par l’aide extérieure. Déjà, par les accords STABEX de la convention de Lomé, tous les pays du continent subsaharien à l’exception de la République d’Afrique du Sud ont accès à des subventions destinées à combler le manque à gagner par suite des fluctuations de prix ou de production des exportations agricoles vers l’UE (on prévoit 1 500 millions d’écus dans ce but dans l’accord Lomé IV). Le SYSMIN (qui dispose de 480 millions d’écus) apporte une aide semblable aux exportateurs de minéraux. On pourrait envisager d’accroître et de modifier ces subventions de stabilisation en vue d’appuyer les mesures de coopération et d’intégration monétaires régionales; c’est ce que recommande, en effet, une étude récente entreprise pour le compte de l’UE (Cerruti et Hugon, 1993).

Conclusion

A notre avis, toute poursuite de l’intégration monétaire en Afrique se justifierait par la perspective d’une nette amélioration de la stabilité macro-économique. Cela n’empêche pas qu’il y ait des répercussions favorables en matière d’intégration économique. Dans les deux cas, l’effet sera de favoriser la croissance. Une évaluation des coûts et bénéfices des différentes formes d’intégration monétaire indique que l’union monétaire intégrale, comme celles en vigueur dans les deux unions monétaires africaines de la zone franc, serait supérieure aux formes d’intégration monétaire moins complètes.

Le chemin à suivre est simple pour les États optant résolument pour l’union monétaire. Il comporte une période de convergence et de stabilisation macro-économique, la mise en convertibilité des monnaies et l’introduction d’une monnaie commune. Pour les pays moins fermement engagés, on peut envisager des mesures utiles évidentes ne liant pas irrévocablement ces pays à l’union monétaire intégrale, notamment le rattachement des monnaies nationales à une monnaie de référence extérieure.

L’existence d’une monnaie extérieure d’ancrage convenable comme l’écu donne la possibilité aux pays africains de contourner ou de résoudre la plupart des problèmes épineux qui se sont posés dans le cas de l’Europe. L’DE serait en principe bien placée pour prêter ce genre de soutien d’une façon qui conviendrait individuellement aux pays africains tout en facilitant énormément l’intégration monétaire en Afrique11. Cela rencontrerait l’objectif d’appui à l’intégration économique régionale qui est prévu dans l’accord de Lomé IV (qui ne fait cependant pas directement référence à la coopération monétaire), sans imposer une charge financière inacceptable à l’UE. Ce serait par ailleurs une manifestation pratique et importante du rôle de chef de file assumé par l’UE dans la promotion de la coopération et de l’intégration économiques sur le continent africain selon le consensus établi à la conférence de Maastricht sur l’Afrique de juillet 1990.


11. Dans ce contexte, il faudrait aborder la question de la dette extérieure des pays africains et de ses conséquences sur toute future harmonisation des politiques budgétaires. Un programme de la Communauté européenne pourrait prévoir la remise partielle ou le rééchelonnement des dettes des pays désireux d’entrer dans une union monétaire en suivant les lignes tracées.

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TROISIÈME PARTIE

DIMENSIONS POLITIQUES

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Les droits de l’homme et l’intégration1

E.K. Quashigah

E.K. Quashigah cherche à renforcer les capacités des institutions régionales à soutenir la cause des droits de l’homme sur le continent africain en général, et en Afrique de l’Ouest plus particulièrement. Il signale l’importance croissante accordée aux droits de l’homme partout dans le monde, et l’acceptation de plus en plus répandue de la souveraineté limitée de l’État dans ce domaine.

L’auteur examine les possibilités de renforcer les chartes et traités les plus fondamentaux institués par les chefs d’État, notamment la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, le Traité instituant la Communauté économique africaine, la Déclaration de principes politiques approuvée par les chefs d’État de la CEDEAO et le Traité révisé de la CEDEAO. Il soutient que les parlements et les tribunaux régionaux et sous-régionaux devraient servir d’instruments pour la promotion collective des droits de l’homme, et définit quelques-unes des conditions requises pour la concrétisation de cet objectif. Il préconise l’intervention humanitaire pour mettre fin aux cas d’abus les plus dramatiques, et termine en évoquant le rôle des organisations non gouvernementales et de l’éducation dans la promotion des droits de l’homme.

La relation entre l’intégration régionale et les droits de l’homme est selon toute probabilité de type bipolaire : si les institutions régionales peuvent servir d’instrument de défense des droits de l’homme, une concentration d’énergie politique autour de valeurs politiques communes peut à son


1. Cet article est une version révisée d’une partie d’un premier document intitulé : « Protection of Human Rights in the Changing Domestic and International Scenes : Prospects in Sub-Saharan Africa » écrit en 1992 lors d’un séjour à l’Université de Wisconsin à Madison, en tant que Social Science Research Council, McArthur Foundation Visiting Scholar.

tour favoriser l’émergence, au niveau régional, de cet esprit communautaire et du sens de mission qui sont indispensables à la poursuite de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest et dans l’ensemble du continent.

La Déclaration de principes politiques de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), adoptée le 6 juin 1991 à Abuja par la conférence des chefs d’État et de gouvernement, est un témoignage de la conviction de plus en plus répandue chez les Africains de l’Afrique de l’Ouest que l’intégration et la coopération régionale ne doivent pas se limiter à la coordination des stratégies. et politiques économiques pour assurer de meilleures conditions de vie. La paix et la stabilité politique, fondées sur des convictions politiques communes ne sont pas moins importantes. La Déclaration est un plaidoyer pour les principes démocratiques et les droits de l’homme. Les extraits suivants, tirés du préambule et des articles 4–6, indiquent les passages qui se rapportent à ce sujet :

Déterminés à conjuguer nos efforts en vue de promouvoir la démocratie dans la sous-région sur la base du pluralisme politique et du respect des droits fondamentaux de l’homme tels que contenus dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme universellement reconnus et dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

Nous [nous] engageons. à respecter pleinement, les droits de l’homme et les libertés fondamentales, y compris notamment la liberté de pensée, de conscience, d’association, de religion ou de croyance de toutes nos populations, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion.

Nous [nous] engageons à promouvoir et à encourager la jouissance pleine et entière par toutes nos populations, de leurs droits fondamentaux, notamment leurs droits politiques, économiques, sociaux, culturels et autres, inhérents à la dignité de la personne humaine et essentiels à son développement libre et progressif.

[Nous] croyons en la liberté de l’individu et en son droit inaliénable à participer, grâce au processus libre et démocratique, à l’édification de la société dans laquelle il vit. Nous nous efforcerons par conséquent d’encourager et de promouvoir dans chacun de nos pays, le pluralisme politique et les institutions représentatives et garantes de la sécurité et de la liberté individuelle dans le respect de la loi, notre patrimoine commun.

Les principes auxquels ont souscrit les chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO dans la Déclaration ont depuis lors été incorporés au traité révisé de la CEDEAO, adopté par les chefs d’État en juillet 1993, en

son article 4 (j) qui appelle à la promotion et à la consolidation d’un système de gouvernement démocratique dans chaque État membre tel que prévu dans la Déclaration de principes politiques adoptée à Abuja.

De même, le Traité instituant la Communauté économique africaine (CEA), signé à Abuja le 3 juillet 1991, dispose que les hautes parties contractantes affirment et déclarent solennellement leur adhésion aux principes de « la responsabilité, de la justice économique et de la participation populaire au développement » [article 3 (h)]2.

Les principes mentionnés ci-dessus traduisent une certaine évolution des points de vue relatifs à la souveraineté nationale, en Afrique et ailleurs. Le concept de souveraineté, dans son acception moderne, remonte à la paix de Westphalie en 1648 quand, épuisés par la guerre, les nouveaux États-nations d’Europe se sont mis d’accord pour vivre ensemble en paix sur la base de l’égalité souveraine et de la non-ingérence dans les affaires des pays voisins (Gyandoh, 1990). Ce concept de souveraineté est devenu, depuis lors, le pivot sur lequel les gouvernements, même ceux ne disposant pas de très grande légitimité morale, continuent à s’appuyer pour parer l’intervention d’autres pays. Ce principe politique est reconnu aussi bien par le droit international coutumier que par des traités internationaux tels que les chartes de l’ONU (Organisation des Nations unies) et de l’OUA (Organisation de l’unité africaine) [articles 2 (4) et III (2) respectivement].

Cependant, la pensée contemporaine et l’exercice du pouvoir d’État ont eu tendance à reformuler la compréhension du concept de souveraineté, s’écartant de la notion absolue qu’avait ce concept durant l’ère monarchique pour le rattacher à une notion plus rapprochée du devoir humanitaire de tous à protéger les droits de l’homme même à l’étranger. La nécessité d’un tel changement de conception par rapport à la protection des droits de l’homme, a été formulée par l’ancien secrétaire général des Nations unies, Javier Perez de Cuellar, qui disait :

Le moment est venu pour la communauté internationale de procéder à une réévaluation des implications du système de souveraineté au niveau mondial [00’]la sécurité internationale ne sera renforcée que lorsque la sécurité humaine sera renforcée. L’une comme l’autre exigent la démocratie et la participation populaire, la suprématie du droit, et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales (cité par Bilder, 1992 : 13).


2. Le traité de la CEA a été signé le 3 juin à Abuja par les chefs d’État et de gouvernement de l’OUA. L’article 101 stipule que le Traité entre en vigueur 30 jours après le dépôt de l’instrument de ratification par deux tiers des États membres de l’OUA. Cette condition ayant été remplie en mai 1993, le Traité est maintenant entré en vigueur.

Autant la pérennité du système international actuel fondé sur des États souverains peut-elle être considérée comme acquise, autant la façon de conceptualiser l’État-nation et la souveraineté nationale semble-t-elle être en train de subir un changement progressif. La souveraineté n’implique plus le pouvoir absolu de l’État puis qu’elle se limite aux pouvoirs conférés aux États par le droit international (Lillich, 1979 : 616). La théorie politique propose de nombreuses explications sur la raison d’être du gouvernement et la base de sa légitimité. En bref, les gouvernements sont les instruments des citoyens pour améliorer le bien-être de la population, et aucun gouvernement ne peut faire valoir sa légitimité, et partant, son droit à la souveraineté si ses activités portent atteinte à la dignité de la population et détruisent impunément la vie humaine. Comme le souligne Gyandoh :

[ . . .] L’histoire du monde, aussi bien ancienne que moderne, a toujours montré que l’on ne peut pas compter sur les États-nations, laissés à eux-mêmes, pour protéger leurs citoyens et les autres résidents contre l’arbitraire, la discrimination et les autres actes et décisions répressifs perpétrés par des fonctionnaires agissant au nom de l’État (Gyandoh, 1990 : 172).

Il s’ensuit que l’aspiration à un monde où la promotion et le respect des droits de l’homme constitueraient une aspiration générale ne peut plus être soumise au sacro-saint principe de la souveraineté territoriale. Aussi, la question de la compétence nationale devient relative et son équilibre est déterminé par la nature des aspirations internationales prédominantes. Ce point de vue trouve son expression dans un avis célèbre de la Cour internationale de justice, selon lequel « la question de savoir si une affaire n’entre pas exclusivement dans le domaine des compétences nationales d’un État est une question essentiellement relative : elle dépend de l’évolution des relations internationales » (cité par Bernhardt, 1986 : 205).

En commentant cette opinion, Bernhardt estime que l’éventail des questions de compétence nationale continuera à se rétrécir en fonction de l’augmentation des normes jugées nécessaires à la définition d’une société civilisée au sein de la communauté internationale. A son avis, la protection des droits de l’homme a été élevée au rang des questions internationales en raison des immenses efforts consentis par l’ONU et la communauté internationale dans le domaine de la protection et de la promotion des droits. de l’homme ; elle ne peut plus être perçue comme une question relevant exclusivement de la compétence nationale des États (Bernhardt, 1986 : 206).

On peut tirer un certain espoir pour la cause des droits de. l’homme en Afrique en s’inspirant des déclarations du traité de la CEA et du traité révisé de la CEDEAO dans la matière, nonobstant l’attitude légendaire des dirigeants africains consistant à ne pas honorer leurs propres déclarations. L’objet de cette contribution est d’examiner la possibilité de mettre à profit les engagements politiques contenus dans le traité de la CEA et le traité révisé de la CEDEAO pour institutionnaliser certains instruments et approches dans la défense des droits de l’homme en Afrique. L’article commence par évaluer l’expérience de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, avant d’examiner trois instruments possibles : les parlements régionaux et sous-régionaux dont la création est envisagée ; les tribunaux régionaux et sous-régionaux dont la création est envisagée également; et les interventions humanitaires. L’article examine, en terminant, le rôle des ONG et de l’éducation dans la promotion des droits de l’homme.

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples

L’adoption de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) en 1981, à un moment où le despotisme régnait en maître sur le continent africain, fut un événement capital ayant fait l’objet de débats approfondis (Tucker, 1983 : 1 351 ; Eze, 1984 ; Okere, 1984 : 141). A l’instar de ses prédécesseurs — le Pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l’homme — la CADHP prend en compte les droits de l’homme traditionnels, connus comme droits de première génération. Il s’agit de garanties du droit à la vie et du respect de celle-ci, de l’égalité devant la loi, etc. Outre ces droits de première génération, la CADHP comporte des droits de seconde génération constitués principalement des droits sociaux, économiques et culturels, ainsi que des droits dits de troisième génération. Il s’agit dans ce dernier cas de droits embryonnaires, dont la conceptualisation demeure plutôt floue. Ils comprennent notamment : le droit au développement (art. 22), le droit au partage du patrimoine commun de l’humanité (art. 22), le droit à la paix et à la sécurité tant sur le plan national qu’international (art. 23), des droits portant sur l’environnement (art. 24) et même le droit à la différence (art. 19). Ces droits de troisième génération ont été beaucoup critiqués en ce qui concerne notamment leur nature imprécise et abstraite (Alston, 1982/83).

Une particularité de la CADHP est de faire fréquemment référence aux « Droits des peuples » (Kiwanuka, 1988 : 80). Comme l’explique Peter Onu (secrétaire général de l’OUA lors de la rédaction de la Charte africaine), le concept de « peuples » a été introduit pour situer l’individu africain dans le groupe social auquel il appartient. C’est dire que « les droits individuels ne pourraient s’expliquer et se justifier que par rapport aux droits de la collectivité » (Onu, 1985). Le concept impliquait également une solution de compromis idéologique entre les gouvernements d’obédience capitaliste et socialiste au pouvoir à l’époque (Onu, 1985).

Les droits absolus étant rares, il est normalement permis des dérogations à ces garanties. La CADHP se démarque, cependant, par la grande portée de ses clauses dérogatoires qui érodent considérablement la force des droits entérinés dans cette charte par rapport aux droits contenus dans d’autres conventions. L’article 6 de la CADHP accorde ainsi à tout individu le droit à la liberté et à la sécurité « sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement déterminés par la loi » (nos italiques). Cette clause d’exception a été qualifiée de clawback clause ou clause de « reprise », car elle laisse à la législation nationale la possibilité de préciser dans quelles conditions la détention préventive est permise (Higgins, 1976/77 : 281 ; D’Sa, 1985 : 75). Contrairement aux autres conventions internationales relatives aux droits de l’homme, qui prévoient des cas spéciaux où les droits fondamentaux peuvent être suspendus, la CADHP autorise de telles dérogations dans les circonstances courantes (D’Sa, 1985 : 75). Les clauses de « reprise » permettent aux gouvernements africains de déroger aux droits fondamentaux, à condition que cela se fasse en conformité avec la loi.

Contrairement à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Convention inter-américaine, la CADHP n’a prévu aucun système juridique. Elle ressemble en cela au Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et politiques et se limite à la création’ d’une Commission africaine des droits de l’homme. Les ministres de la Justice des États membres de l’OUA qui ont rédigé la Charte se pliaient aux réalités politiques qui auraient conduit bon nombre de dirigeantsà refuser la mise en place d’un système juridique sous quelque forme que ce soit.

En dernière analyse, les pouvoirs conférés à la Commission étaient assez restreints. La Commission jouit cependant d’une certaine indépendance. Ses membres sont élus par l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement, mais la Charte s’est efforcée d’assurer leur indépendance en stipulant qu’ils siégeaient à titre personnel (art. 31). Par ailleurs, la Commission a pour mandat de recevoir et d’examiner les communications émanant tant des États que des individus ou groupes d’individus. La plus

grande contrainte à l’efficacité de la Commission réside cependant dans les termes de l’article 59, selon lesquels toute mesure prise par la Commission, y compris tout constat d’atteinte aux droits de l’homme, restera confidentielle jusqu’au moment où l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement en décidera autrement ; en d’autres termes, aucun rapport ne sera publié sur les activités de la Commission sans l’autorisation de l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement. Comme le fait remarquer Leckie, toute organisation ou traité concernant les droits de l’homme comptant uniquement sur les actions gouvernementales pour faire appliquer et respecter les droits de l’homme paraîtrait voué dès le départ à l’échec (voir également Ojo et Sesay, 1986 : 89 ; Leckie, 1988).

Une autre insuffisance de la CADHP, sans parler de la Charte de base même de l’OUA, réside dans l’absence de mécanismes de sanctions collectives par l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement. Globalement, les faibles mécanismes d’exécution de la CADHP entraînent peu de conséquences pour le citoyen moyen.

La Commission africaine semble n’être en effet rien qu’un organe de «prise de notes» comparativement aux Commissions européennes et inter-américaines, nettement plus efficaces (Okere, 1984 : 141 ; Weston, 1987 : 613). Dans un environnement politique où les dirigeants africains considèrent l’OUA comme une sorte de syndicat des chefs d’État (Africa Now, déco 1983 : 118) et où il semble régner une conspiration du silence devant les questions relatives aux violations des droits de l’homme, on ne peut attendre rien d’utile des activités de la Commission. Il n’est pas surprenant de constater que les effets de la Charte africaine se sont à peine faits ressentir dans le domaine de la promotion et de la protection des droits de l’homme en Afrique depuis l’entrée en vigueur de la CADHP quelques années après son adoption, le 21 octobre 1986. Dans l’état actuel des pouvoirs qu’elle détient et des fonctions qu’elle exerce, la Commission africaine des droits de l’homme ne peut avoir aucun impact sur la promotion et la protection des droits de l’homme en Afrique.

Les parlements panafricain et de la CEDEAO

Le traité de la CEA et le traité révisé de la CEDEAO prévoient la création d’un Parlement panafricain et d’un Parlement et dont l’objectif est d’assurer la pleine participation des peuples africains au

développement et à l’intégration régionale. La participation de chacun des peuples à la direction des institutions politiques qui le concernent occupe une place prépondérante sur la liste des valeurs libérales inhérentes à la défense des droits de l’homme. Par ailleurs, l’existence d’un parlement véritablement pluraliste peut assurer le respect du gouvernement pour les autres droits fondamentaux.

Aucun protocole n’a encore été élaboré pour expliciter les pouvoirs du Parlement panafricain et du Parlement de la CEDEAO. Il serait souhaitable de conférer à ces parlements non seulement des pouvoirs consultatifs mais aussi des pouvoirs de censure à l’encontre de l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement de l’OUA et de la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO, respectivement. Les parlements régionaux africains s’inspirent du Parlement européen, mais devraient disposer de pouvoirs moins limités que ce dernier dont le rôle est surtout consultatif ; en effet, même si le traité de l’UE exige que le Parlement soit consulté, ses opinions n’ont pas force obligatoire. Les seuls pouvoirs de contrainte dont il peut éventuellement disposer sont des pouvoirs d’ordre budgétaire et la possibilité d’obliger la Commission des communautés européennes à démissionner (Hartley, 1988). De tels pouvoirs seraient insuffisants pour permettre aux parlements régionaux africains de jouer le rôle d’avantgarde souhaité dans le domaine des droits de l’homme.

Il serait préférable de les doter de certains pouvoirs juridiques leur permettant de censurer les gouvernements fautifs. Ces parlements devraient pouvoir ordonner des enquêtes internationales sur les atteintes aux droits de l’homme dénoncées ou présumées. Sur la base des résultats, ils devraient être habilités à requérir des poursuites contre les fonctionnaires impliqués dans de tels abus auprès de la Cour de justice africaine ou de la Cour de justice de la CEDEAO, selon le cas. Ils devraient avoir le pouvoir de contraindre l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement de l’OUA ou la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO à diriger des interventions humanitaires lorsque cela se révèle nécessaire. Ainsi habilités, les parlements régionaux seraient en mesure de superviser de manière régulière la promotion du respect des droits de l’homme dans les pays membres, et d’assurer une prompte intervention lorsque les atteintes aux droits de l’homme dépassent certaines limites.

Toutefois ces parlements régionaux auraient un rôle à jouer même en l’absence de pouvoirs considérables, en raison de l’influence qu’ils peuvent exercer sur l’opinion publique. Bernhardt (1986) énumère un certain nombre d’occasions où le Parlement européen a adopté des résolutions invitant les gouvernements, y compris des gouvernements non membres

du Conseil des communautés européennes, à redresser certains écarts en matière de droits de l’homme. Des parlements régionaux viables pourraient exercer des fonctions de contrôle similaires.

Par ailleurs, l’élection des membres des parlements sur la base du suffrage universel pourrait être un atout à long terme pour faire avancer l’institutionnalisation de la culture démocratique dans les pays africains. Comme le fait remarquer le professeur Gambari :

[ . . .] Il serait extraordinaire, même si ce n’est pas inconcevable, qu’un gouvernement qui n’est pas lui-même un produit du processus démocratique, permette la tenue d’élections démocratiques pour nommer les membres du Parlement communautaire. La logique voudrait donc qu’il y ait une certaine symétrie entre la base démocratique des principaux organes de la CEA et celle des principaux organes constituant les gouvernements des États membres (Gambari, 1992 : 7).

La question est de savoir comment cette symétrie des processus démocratiques aux niveaux national et régional se produira alors que le processus de démocratisation est déjà plus avancé dans certains pays que d’autres. Il sera certes plus difficile d’entamer un réel processus de démocratisation régionale dans de telles conditions. On peut toutefois espérer que la régionalisation des principes démocratiques se fasse sur la base des principes en vigueur dans les pays les plus avancés. Si cela se produisait, l’institutionnalisation des processus démocratiques au niveau de la Communauté devrait avoir un effet de diffusion dans le tissu politique de tous les États membres, grâce à la consolidation d’une culture de respect général desdits principes.

Les nouveaux tribunaux régionaux et les droits de l’homme

Les articles 18 du traité de la CEA et 15 du traité de la CEDEAO prévoient respectivement la création d’une Cour africaine de justice et d’une Cour de justice de la CEDEAO. Ces deux tribunaux font partie intégrante de leurs organisations respectives et pourraient assurer une meilleure promotion et une meilleure protection des droits de l’homme en Afrique.

Alors que l’article 20 du traité de la CEA stipule qu’un protocole devait être signé par l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement

définissant la composition, les règles de procédure et les autres questions relatives à la Cour africaine de justice, la rédaction de ce protocole reste malheureusement encore à faire. Il existe cependant le protocole relatif à la Cour de justice de la CEDEAO, dont la signature remonte à 1991 (Protocole de la CEDEAO A/P.l/7/91). L’absence d’un protocole relatif à la Cour africaine de justice nous oblige à supposer que les termes de ce protocole ne seront pas très différents de ceux de la CEDEAO. Cette hypothèse nous permet d’examiner l’incidence que les deux tribunaux pourraient avoir sur les droits de l’homme en Afrique subsaharienne en prenant l’expérience de la Cour européenne de justice comme point de référence.

Pour que ces tribunaux puissent jouer un rôle quelconque dans la promotion des droits de l’homme, la nature de leur compétence et l’efficacité de leurs décisions sont d’une plus grande importance que leur simple création. Il s’agit de définir les sujets qui entrent dans leur domaine de compétence, les catégories de personnes qui peuvent légalement avoir accès aux tribunaux et les mécanismes d’application choisis.

Compétences

Les traités de l’Union européenne ne contiennent aucune référence explicite aux droits de l’homme en général (McBride et Brown, 1981 : 167), même s’ils garantissent certains droits tels que la libre circulation des travailleurs ou le droit à un salaire égal pour un travail égal. Nonobstant cette lacune, la Cour européenne de justice s’est référée, à certaines occasions, à la Convention européenne des droits de l’homme3. Mendelsen a par ailleurs fait des suggestions en vue de subsumer les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) sous les pouvoirs juridictionnels de la Cour européenne de justice, soit par : « l’approche des lignes directrices » grâce à laquelle les dispositions de la CEDH seraient prises par la Cour européenne de justice comme la meilleure combinaison des droits fondamentaux des États membres; soit par «l’approche de substitution » fondée sur l’article 234 du traité de la CEE qui lie les États membres aux traités se rapportant à la Communauté (Mendelsen, 1981 : 125 ; Foster, 1987 : 245).


3. Voir le cas de Rutili décrit dans Brown et Jacobs (1983 : 272). La Commission des communautés européennes avait envisagé comme options l’adoption d’une Déclaration des droits de la Communauté ou l’adhésion directe à la Convention européenne des Droits de l’homme comme moyen de clarification de la question des droits fondamentaux par rapport à la Cour européenne de justice ; aucune de ces options n’a, cependant, été pour suivie (voir McBride et Brown, 1981 : 168 ; Brown et Jacobs, 1983 : 274).

Les traités de la CEA et de la CEDEAO ne manquent, contrairement, pas de références explicites aux dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Selon les dispositions de l’article 18 (2) du traité de la CEA, la Cour de justice assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application du Traité et statue sur les litiges dont elle est saisie en vertu des dispositions du Traité. L’article 18 (3) (a) stipule par ailleurs que la Cour de justice :

se prononce sur les actions introduites par un État membre ou par la conférence pour violation des dispositions du présent Traité, d’une décision, d’un règlement ou pour incompétence ou abus de pouvoir d’un organe, d’une autre autorité ou d’un État membre.

Parmi les sujets mentionnés à l’article 3 du traité de la CEA, qui définit les principes de base auxquels les hautes parties contractantes ont solennellement déclaré leur adhésion, figure le paragraphe (g) qui est une réaffirmation de l’engagement de ces dernières à assurer :

le respect, la promotion et la protection des droits de l’homme et des peuples, conformément aux dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

Les autres sections du Traité ne font aucune mention de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et de ses dispositions. Cependant, les compétences du tribunal, telles que définies aux termes de l’article 18 (3) (a) comprenant notamment les actions introduites pour violation des dispositions du traité, s’étendent aux dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, au titre de l’article 3 (g). Les dispositions de la CADHP sont donc implicitement incorporées au traité de la CEA et la juridiction du tribunal devrait pouvoir s’exercer dans ce domaine.

Le traité révisé de la CEDEAO accorde la même reconnaissance à la CADHP, car son article 4 (g) est une copie conforme de l’article 3 (g) du traité de la CEA. Les raisons avancées en ce qui concerne la compétence du tribunal africain pour traiter des questions prévues dans la CADHP sont donc tout aussi valables pour le tribunal de la CEDEAO.

Si jamais cet argument était controversé, l’article 18 (4) du traité de la CEA prévoit une clause dérogatoire autorisant l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement à « donner compétence à la Cour de justice pour des litiges autres que ceux visés au paragraphe 3 (a) » de l’article 18

(italiques ajoutées). En vertu de cette disposition, l’Assemblée pourrait aisément inclure le champ de compétences de la CADHP dans celui du tribunal. Le même argument est valable pour le tribunal de la CEDEAO.

Aussi, le domaine de compétence des deux tribunaux africains semble-t-il être suffisamment vaste pour traiter les questions des droits de l’homme sur le continent, conformément aux dispositions de la CADHP.

Accès aux Cours

Les cas de violation des droits de l’homme résultent le plus souvent de l’action de l’État à l’endroit de ses citoyens ou ceux des autres pays. Il s’ensuit que les atteintes aux droits de l’homme seront plus souvent la préoccupation des individus ou des groupes d’individus que de l’État. Aussi, tout mécanisme d’application des droits de l’homme qui ne serait pas facilement accessible au commun des citoyens serait bien mal amorcé.

Or, les deux cours africaines sont, effectivement, sujettes à une telle restriction, en vertu des dispositions des articles 3 et 4 du traité de la CEA et de l’article 9 du traité de la CEDEAO, selon lesquels seuls les États membres ou l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement peuvent saisir la Cour. Cette situation d’inaccessibilité est exacerbée par l’absence d’une commission (à l’image de la Commission des communautés européennes) pouvant servir d’intermédiaire pour les individus ou les groupes d’individus dans la saisine des tribunaux. Si de telles commissions étaient créées, elles pourraient rejoindre les parlements régionaux et sous-régionaux dans la défense des droits de l’homme en Afrique ou dans la région ouest-africaine.

En comparaison, le système européen offre une plus grande marge d’action aux personnes juridiques autres que les États membres. La Cour européenne des droits de l’homme créée sous l’égide de la Convention européenne des droits de l’homme n’a pas, non plus, accordé l’accès direct aux individus. Cependant, le traité de la CEE leur permet d’accéder à la Cour européenne de justice en vue d’examiner la légalité des actions du Conseil des communautés européennes ou de la Commission des communautés européennes4. Les violations commises par les États


4. Cela a été qualifié d’action en annulation (articles 173, 174 et 176 du traité de la CEE). L’article 173 du traité de la CEE limite l’accès aux individus ayant un intérêt « direct » dans tout acte autre que les recommandations et les opinions du Conseil des communautés européennes ou de la Commission des communautés européennes (Wyatt et Dashwood, 1987 : 75). La Cour a toutefois été libérale dans son interprétation de cette

membres sont soustraites aux réclamations individuelles directes, de par les articles 169–71 du traité de la CEE (Wyatt et Dashwood, 1987 : 74), et seuls la Commission ou un État membre peuvent intenter une action contre un État qui n’ honore pas les obligations auxquelles il a souscrit aux termes du traité. L’individu peut néanmoins déposer auprès de la Commission une plainte qui pourrait ensuite parvenir à la Cour européenne de justice, conformément à l’article 169. L’individu peut également intenter une action contre un État membre en passant par la Cour de justice de l’État en question et demander que l’affaire soit portée devant la Cour européenne de justice afin d’obtenir une décision préliminaire en ce qui concerne l’interprétation de la disposition de la Communauté faisant l’objet d’un différend (Wyatt et Dashwood, 1987).

L’importance accordée à l’accès direct de l’individu aux Cours de justice en Europe se manifeste également dans l’article 11 de l’acte de l’Europe unique de 1986, qui ajoute une nouvelle section au traité de la CEE (section 168A). Cette nouvelle section envisage la possibilité d’adjoindre à la Cour de justice une juridiction de première instance chargée d’entendre et de résoudre, sous réserve d’un pourvoi porté devant la Cour de justice, certaines causes initiées par des personnes physiques ou morales. Un tel tribunal de première instance a effectivement été institué et chargé d’entendre des causes intentées par des firmes sur des affaires relatives à la «taxe» communautaire spéciale, aux contrôles de la production, aux questions ayant trait à la réglementation des prix ou à la concurrence et aux préjudices découlant de mesures abusives par des institutions de la Communauté5.

Dispositions de mise en œuvre

Un mécanisme de réglementation des droits de l’homme dépourvu de la force obligatoire lui permettant d’assurer le respect des décisions prises par les pouvoirs juridictionnels n’a aucune valeur pour l’individu lésé, surtout dans le contexte africain où l’opinion publique et l’indignation contre les violations des droits de l’homme ont généralement eu très peu


disposition (Suit et Herzog, 1992 : vol. 5, 363 et suite). Tout aussi important est l’article 175 qui permet à toute personne physique ou morale de saisir la Cour de justice pour faire grief à l’une des institutions de la Communauté d’avoir manqué de lui adresser un acte autre qu’une recommandation ou un avis.

5. Pour un commentaire sur le sujet, voir Wyatt et Dashwood, 1987 : 83 ; voir également Suit et Herzog, 1992, vol. 4.

d’effet sur les dirigeants. Même la Commission africaine créée dans le cadre de la CAD HP ne peut rendre publics ses rapports qu’avec l’autorisation de l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement. Mise à part cette option de publier les constats de la Commission, rien n’est dit dans la CADHP concernant les mesures à suivre par les gouvernements qui ne corrigeraient pas les abus. Tout est laissé à la discrétion du gouvernement en question.

L’article 5 du traité de la CEA et l’article 5 du traité révisé de la CEDEAO ont maintenant introduit un certain sérieux quant aux décisions qui pourraient être prises par l’Assemblée ou la conférence des chefs d’État et de gouvernement. L’article 5 du traité de la CEA est très explicite à ce sujet. Il stipule que :

Tout État membre qui enfreint, de manière persistante, son engagement général à l’égard des dispositions du présent Traité, des décisions ou règlements communautaires, peut encourir des sanctions de la part de la conférence, sur recommandation du Conseil. Ces sanctions peuvent inclure notamment la suspension des droits et privilèges dudit État membre et peuvent être levées par la conférence, sur recommandation du Conseil.

L’acceptation de sanctions dans le cadre desdits traités permet, du moins en principe, aux dirigeants africains de prendre des mesures positives visant à faire respecter leurs décisions. Appliqué avec vigueur, un tel mécanisme permettrait aux dirigeants africains de persuader leurs collègues de respecter les droits fondamentaux de l’homme sous menace de boycott sur les plans diplomatique et économique ou de suspension de leurs droits et privilèges en tant que membres de la Communauté.

L’intervention humanitaire

Le troisième mécanisme d’importance croissante qui mérite d’être exploré est celui de l’intervention humanitaire. La doctrine de l’intervention humanitaire envisage la possibilité d’intervention d’un pays par la force dans un autre en vue de mettre un terme à la violation flagrante et persistante des droits des citoyens de ce dernier. Un certain nombre de commentateurs ont mis en doute l’existence, dans le droit international coutumier, d’un tel droit d’intervention pour des raisons humanitaires ;

d’autres accordent à la doctrine une légalité limitée ; et d’autres encore, prétendent qu’il est reconnu comme une partie intégrante du droit des nations (US Institute of Peace, sans date). On remarque toutefois, dans la pratique des interventions humanitaires, une absence quasi générale de condamnation, ou une approbation tacite de la part de la communauté internationale.

La crainte évidente de ceux qui ont continué à refuser la légalité à cette doctrine est liée au fait qu’elle peut engendrer des atteintes aux droits souverains des nations ; mais comme on l’a déjà vu dans l’introduction, le concept de souveraineté des États est très relatif. Pour soutenir la doctrine de l’intervention en matière de défense des droits de l’homme, des théoriciens comme Teson (1988) se sont fondés sur la thèse selon laquelle les droits des États eux-mêmes tirent leur origine des droits de l’homme. L’ampleur des violations des droits de l’homme doit naturellement entrer en ligne de compte. Pour Teson, l’intervention se justifie lorsque les violations sont un scandale pour la conscience de l’humanité à cause de leur étendue ou de leur persistance, ou par leur caractère particulièrement « irrévérencieux » (Teson, 1988 : 243). La doctrine ou la notion de marge d’appréciation nationale développée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme nous met en garde sur le fait que « certaines évaluations et certains jugements de valeur dans le domaine des droits de l’homme doivent être laissés aux organes compétents de l’État et ne peuvent pas être remplacés par les évaluations et jugements de la Commission des Communautés européennes ou la Cour européenne » (Bernhardt, 1986 : 213). Cependant, c’est l’organe international, à savoir la Cour, qui est habilité à délimiter les attributions de chacun.

On peut se demander si l’expérience vécue dans le domaine de l’intervention humanitaire est suffisante pour y asseoir la base juridique d’une doctrine d’intervention (Lillich, 1979: 598 et suite). De nouveaux exemples sont toutefois en train de s’ajouter, comme les récentes inter- . ventions en Somalie, au Liberia, en Bosnie et au Rwanda.

L’intervention de la CEDEAO dans l’imbroglio libérien a créé un précédent quant à l’utilisation future de l’intervention humanitaire en Afrique de l’Ouest. Quoique difficile à justifier sur la base des dispositions du traité de la CECEAO de 1975, la décision d’envoyer le Groupe de surveillance de la CEDEAO au Libéria était motivée par des considérations humanitaires. Selon le président Babangida, il aurait été « moralement répréhensible et politiquement inexcusable de se tenir à l’écart pour regarder les citoyens de ce pays s’ entretuer » (West Africa, 1991 : 213). Du point de vue de la CEDEAO, c’était une intervention humanitaire.

Une analyse du traité révisé de la CEDEAO révèle une ouverture pour ce genre d’intervention. Aux termes du Traité révisé, tous les États membres de la CEDEAO s’engagent à veiller à la sécurité au niveau régional et à la mise en place « d’un observatoire régional de la paix et de la sécurité et, le cas échéant, [ . . .] de forces de maintien de la paix » (article 58). Si on considère les violations flagrantes des droits de l’homme comme une menace à la paix et à la sécurité régionales, et compte tenu de la lettre et de l’esprit du traité révisé de la CEDEAO et de la Déclaration de principes politiques, on peut conclure que le concept de souveraineté absolue n’est plus acceptable. Cette évolution des principes internationaux entraîne une acceptation implicite de la légalité de l’intervention humanitaire par les pays de la sous-région.

Cette acceptation croissante de l’interventionnisme humanitaire au niveau sous-régional se démarque du point de vue établi par l’OUA sur le sujet de la non-interférence tel qu’il est décrit dans les dispositions de l’article III (2) de la Charte de l’OUA, qui interdit l’ingérence dans les affaires intérieures des États membres, même dans la poursuite des objectifs de l’OUA. Cependant, on constate également une évolution en ce qui concerne l’OUA. Selon le secrétaire général de l’OUA, dans une interview accordée à la revue West Africa, la déclaration des chefs d’État et de gouvernement de juillet 1990 sur la situation politique et socio-économique de l’Afrique et les changements fondamentaux en cours dans le monde ouvrait de nouvelles pistes en reflétant le développement d’un consensus élargi parmi les États .membres pour l’assouplissement de la définition du principe de non-ingérence. Dans les termes du secrétaire général, cela devait permettre à l’OUA de s’intéresser « non seulement aux différends inter-étatiques mais aux conflits internes également » (West Africa, 1992 : 1524).

La suite se concrétisait lors de la 28e session ordinaire de l’Assemblée (19 juin — 1er juillet 1992), au cours de laquelle l’Assemblée exprimait sa profonde inquiétude en ce qui concerne la prolifération des conflits en Afrique avec leur lot de souffrance et leurs incidences négatives sur la sécurité et la situation socio-économique. L’Assemblée convenait par conséquent de la création, dans le cadre de l’OUA, d’un mécanisme de prévention, de gestion et de règlement des conflits en Afrique. Ensuite, la résolution exigeait du secrétaire général de l’OUA de« mener une étude approfondie sur tous les aspects concernant un tel mécanisme, y compris les détails d’ordre institutionnel et opérationnel et de son financement » (OUA, 1992). La portée de ces résolutions sur le principe de la non-ingé-

rence et la question de l’intervention humanitaire est expliquée sans détours, comme suit, par le secrétaire général :

Dans le contexte du droit international en général aussi bien que de celui du droit humanitaire, l’Afrique devrait prendre les devants en développant la notion de transcendance légale de la souveraineté par « 1’in- tervention » de « forces extérieures », déterminées à faciliter la prévention et/ou le règlement des conflits, sur des bases humanitaires en particulier. En d’autres termes, étant donné que chaque Africain est le gardien de son frère, et que nos frontières sont, dans les meilleurs des cas, artificielles, nous avons besoin en Afrique d’utiliser nos propres relations culturelles et sociales pour interpréter le principe de la non-ingérence de manière à pouvoir l’appliquer dans notre intérêt à la prévention et au règlement des conflits (West Africa, 1993 : 1524, italiques ajoutées).

L’engagement des chefs d’État en faveur de l’intervention humanitaire au niveau multilatéral sur le continent a manifestement évolué, et cela se reflète progressivement dans les structures juridiques internationales.

Au-delà de l’État : le rôle des ONG

Quoique l’accent dans le présent document ait été mis sur les instruments juridiques et politiques qui se profilent à l’horizon, dont l’objectif est la défense des droits de ‘l’homme au niveau régional, de tels instruments ne fonctionnent pas dans un vide social. Comme l’exprimait éloquemment le juge Hand des États-Unis « la liberté se trouve dans le cœur des hommes et des femmes ; si elle y meurt, aucune constitution, aucune loi, aucune cour ne peut lui venir en aide » (cité par Proehl, 1970 : 1).

C’est toute la culture du respect des droits de l’homme qui a besoin d’être consolidée en Afrique pour que les droits de l’homme deviennent un acquis non seulement chez les chefs d’État ou les activistes des droits de l’homme mais dans l’âme de chaque citoyen. La réalisation d’un tel objectif devra se faire tout d’abord par l’éducation des populations pour qu’elles prennent conscience de leurs droits fondamentaux et de la manière de les protéger. On se souvient de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui recommandait vivement dès 1948 que « tous les individus et tous les organes de la société [ . . .] s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits [ . . .] ». Il reste beaucoup à faire dans ce domaine.

Beaucoup d’organisations non gouvernementales (ONG) vouées à la promotion et à la protection des droits de l’homme ont vu le jour dernièrement sur le continent. L’on ne saurait trop insister sur J’importance de ces organisations, car les individus victimes des atteintes aux droits de l’homme sont rarement en mesure de se défendre contre la puissance de l’État.

Le recours aux voies juridiques figure parmi les instruments de pression dont peuvent jouir les ONG, et il y a lieu de répéter que-le traité de la CEA ainsi que le traité révisé de la CEDEAO auraient dû prendre des dispositions supplémentaires pour conférer aussi bien aux individus qu’aux ONG la capacité de saisir les Cours de justice respectives, renforçant ainsi le sérieux avec lequel on pourrait s’opposer aux abus en matière de droits de l’homme.

D’après Welch, la rareté des ONG en Afrique a été l’un des facteurs ayant contribué à l’inefficacité de la Commission africaine des droits de l’homme. A son avis, la Commission manque de sources d’informations indépendantes d’origine africaine portant sur les atteintes aux droits de l’homme et aurait besoin d’être appuyée par des groupes de pression voués à la défense de ses activités dans chaque pays. A son avis, la Commission ne sera jamais efficace à moins qu’un nombre considérable d’organisations de défense des droits de l’homme ne soient créées en Afrique au Sud du Sahara (Welch, 1992 : 60).

La conscience politique grandissante des populations de la région sub-saharienne ainsi que leur forte motivation en faveur de la défense des droits fondamentaux ont engendré une augmentation du nombre d’ONG présentes dans beaucoup de ‘pays de la région. A titre d’exemple, on peut citer : le Comité ghanéen des droits de l’homme et des peuples, l’Organisation pour les libertés civiles du Nigeria et le Projet pour les droits constitutionnels parmi d’autres ONG au Nigeria, l’Organisation camerounaise des droits de l’homme, la Commission nationale des droits de l’homme au Togo, la Ligue tchadienne des droits de l’homme, et bien d’autres encore (voir Wiseberg et Reiner, 1988–1989). En avril 1991, la Commission africaine des droits de l’homme avait conféré le statut d’observateur à trente-sept ONG de défense des droits de l’homme, y compris un certain nombre venant de l’extérieur du continent (Welch, 1992 : 60).

La nature politiquement délicate de la mission poursuivie par ces ONG et d’autres en émergence, exige un degré de coopération au niveau sous-régional autour d’un ou de plusieurs réseaux de groupements nationaux et internationaux de défense des droits de l’homme, en collaboration avec des organisations comme Amnistie internationale. Une telle coopération permettrait de combiner les efforts et les ressources et d’accéder plus faci-

lement aux médias internationaux pour mobiliser l’opinion publique et appliquer des pressions politiques ou juridiques en vue de faire respecter les droits fondamentaux de l’individu, tout en empêchant que les gouvernements courroucés ne se retournent contre les ONG. Un cas d’espèce est celui de l’Union interafricaine des droits de l’homme (UIDH) dont le siège est au Burkina Faso, qui a pour objectif de réunir les organisations des droits de l’homme du continent africain dans un seul réseau. Ses activités actuelles se font ressentir plus fortement dans les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, mais constituent un bon exemple de ce qu’il faudrait promouvoir à l’échelle régionale.

Des menaces de persécution très réelles pèsent sur les ONG et les activistes des droits de l’homme en Afrique. Wiseberg et Reiner (1988–1989) passent utilement en revue quelques mesures de protection pouvant être adoptées ou envisagées. Ces mesures comprennent notamment : la dénonciation publique de toute persécution contre des ONG et des activistes des droits de l’homme ; la pression diplomatique sur les gouvernements fautifs pour les obliger à libérer les activistes des droits de l’homme mis en détention ; et des témoignages de solidarité et de reconnaissance internationales. Wiseberg et Reiner recommandent la création d’une Association des activistes en matière des droits de l’homme, dont la responsabilité serait de maintenir les liens entre les ONG et de suivre leur situation, comme celle des individus.Ils suggèrent en outre la nomination d’un haut commissaire ou d’un médiateur chargé des droits de l’homme, ainsi qu’un plus grand accès des ONG aux organisations internationales.

Conclusion

Il Y a des raisons d’espérer qu’on assistera, dans les dix années à venir, à des avancées significatives dans le domaine des droits de l’homme en Afrique : les idéaux démocratiques se sont affirmés dans bien des pays sous une forme ou sous une autre; les ONG de défense des droits de l’homme se développent ; et les chefs d’État s’efforcent eux-mêmes de faire progresser les principes des droits de l’homme par l’intermédiaire des institutions régionales et sous-régionales et par la reconnaissance que le respect des droits de l’homme est une responsabilité dépassant les frontières nationales.

La présente étude a tenté de montrer la contribution que pourraient apporter les institutions régionales et la collaboration au niveau régional à l’avancement de la cause des droits de l’homme par l’intermédiaire des parlements et des tribunaux régionaux et sous-régionaux ou de l’intervention humanitaire. Il faudra du temps pour que ces suggestions se concrétisent. A court terme, la simple reconnaissance que les droits de l’homme ne sont pas une question strictement interne constitue déjà un acquis majeur.

La relation entre les droits de l’homme et l’intégration est de nature bipolaire. Les institutions régionales peuvent faire progresser la cause des droits de l’homme ; mais une concentration de l’énergie autour de valeurs politiques communes peut également contribuer à faire avancer l’intégration régionale. La recherche du respect des droits de l’homme peut favoriser le développement d’un esprit communautaire que la religion, l’idéologie et l’ethnicité n’ont pas, jusque-là, réussi à promouvoir, mais qui est toutefois indispensable à la réalisation de l’intégration régionale en Afrique. La défense des droits de l’homme par les institutions régionales contribuerait largement au renforcement de la légitimité de celles-ci ; les efforts visant à mobiliser des ressources à cette fin pourraient aider à développer la solidarité entre les peuples de différentes nationalités, grâce à un système d’appui mutuel devant les tribunaux permettant de défendre les droits de l’homme.

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13

La dimension régionale
des défis environnementaux

Guy DEBAILLEUL, Éric GRENON,
Muimana-Muende KALALA et André VUILLET

Cet exposé préconise une réflexion géopolitique qui combine dans un seul schéma les réalités géophysiques, institutionnelles et socio-politiques des problèmes du développement durable de la sous-région. La désertification représente un des principaux défis environnementaux de l’Afrique de l’Ouest, et les auteurs utilisent cette problématique comme toile de fond pour illustrer leurs propos. Après avoir passé en revue les causes de la désertification du point de vue des actions humaines, ils insistent sur la diversité des interventions et le manque de coordination entre elles.

La désertification affecte aussi bien les zones soudano-sahéliennes que celles de la Côte. Dans ce dernier cas, l’effet se fait sentir de façon très nette du fait des migrations vers la Côte des nordistes obligés de fuir leurs milieux traditionnels en proie à la dégradation. Les causes de la désertification ont également une composante régionale en vertu des liens bioc1imatiques qui font d’une réduction du couvert végétal dans une zone (déforestation dans les pays côtiers par exemple) une cause de pluviométrie réduite dans les zones avoisinantes.

Les auteurs proposent la télédétection comme outil d’analyse de ces phénomènes et de suivi des interventions au sol, mais soulignent les enjeux politiques associés à l’utilisation efficace d’un tel instrument du fait de la multiplicité des acteurs concernés. Le coût de la lutte contre la désertification devra, en effet, être partagé par les acteurs à tous les niveaux, à partir des organismes internationaux responsables du financement des images satellitaires jusqu’au village ou au paysan individuel prenant en main la reforestation de son milieu ou la construction de diguettes.

Pour bon nombre d’États africains et d’agences d’aide extérieure, le développement durable et l’intégration régionale servent actuellement de références systématiques et communes. On se surprendra donc du peu d’échanges s’établissant entre ces deux niveaux de problématiques et des hésitations à les rapprocher dans le cadre de forums internationaux d’envergure. Les recoupements sont pourtant de plus en plus manifestes entre les enjeux environnementaux et socio-économiques et la nécessaire harmonisation régionale des initiatives afférentes.

Si les problèmes environnementaux sont communs à la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest, c’est parce qu’ils partagent les mêmes écosystèmes devenus fragiles et affectés par les mêmes tendances : extensification des zones agricoles, diminution des jachères, pression démographique, mouvements migratoires, difficile gestion des ressources en eau, conflits éleveurs-agriculteurs, etc. La lutte contre la dégradation des ressources renouvelables est devenue une dimension importante de la redéfinition des politiques agricoles et de développement rural et, plus généralement, des programmes et des interventions en milieu rural. Toutefois, l’efficacité de cette lutte est sérieusement entravée par l’étroitesse des cadres nationaux dans lesquels elle s’inscrit.

Dans la mesure où une harmonisation des actions environnementales est souhaitable à l’échelle régionale, le défi revient à formuler des éléments de réponse à la question de savoir sous quelles formes, à quels niveaux et avec quelles ressources, le processus d’intégration régionale ou la coopération régionale sont souhaitables, voire nécessaires, pour apporter une réponse aux défis environnementaux qui se posent dans les pays d’Afrique de l’Ouest.

Selon la définition couramment utilisée depuis le rapport Brundtland (Brundtland, 1989), le développement durable signifie la satisfaction des besoins élémentaires de tous et, pour chacun, la possibilité d’aspirer à une vie meilleure. Il doit répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre à leurs propres besoins. Les « dettes » susceptibles d’être contractées par une société, compromettant ainsi l’avenir des générations futures, sont de plusieurs ordres. Elles peuvent être :

– financières : en multipliant les emprunts de longue durée, à l’extérieur ou dans le pays même ;

– sociales : en négligeant d’investir dans le développement humain ;

– démographiques : en se préoccupant peu des effets d’une croissance démographique incontrôlée ;

– écologiques : en épuisant les ressources naturelles ou en polluant le sol, l’eau ou l’atmosphère.

Le concept du développement durable plaide en faveur d’une plus grande intégration des politiques économiques et des politiques environnementales au niveau national tout comme au niveau des zones écologiques ne respectant pas les frontières politiques.

Il nous apparaît essentiel, pour traiter de la dimension régionale des défis environnementaux en Afrique de l’Ouest, de faire ressortir un certain nombre de relations entre le milieu et le développement, l’économie, la démographie, l’homme et les structures politiques tout en ayant soin de considérer, à la fois, la dimension diachronique (des actions passées aux projections à long terme) et la dimension spatiale (du micro-local à l’international).

La dimension politique acquiert une importance cruciale, car les espaces géographiques et politiques ne correspondent que rarement aux aires écologiques. Or, toute activité d’intégration ou de coopération régionales se heurte à de nombreux obstacles d’ordre technique, financier et humain qui, bien trop souvent, dépendent de la volonté politique des différents acteurs en présence. A cet égard, l’intégration est un processus conflictuel et contradictoire, du fait de la pluralité des acteurs, de la diversité des relations et du chevauchement des espaces (Hugon, 1990 : 13). Appliquée à la problématique de l’intégration environnementale, l’idée de volonté politique, à laquelle on fait souvent référence, nécessite donc qu’on s’interroge sur les motivations et les contraintes des principaux acteurs qui, de l’échelon intrarégional à l’international en passant par les hauts dirigeants nationaux, ont à se prononcer en faveur de la restauration et de la protection de l’environnement. Cela exige qu’on comprenne les contraintes avec lesquelles chacune des catégories d’acteurs doit composer, et suppose qu’on s’intéresse au fonctionnement des États ouest-africains et aux relations entretenues par chacun d’eux avec les différentes couches de leurs sociétés civiles respectives.

Cette contribution souhaite mettre en évidence le caractère régional de certains enjeux environnementaux ouest-africains, démontrant ainsi la pertinence d’insérer la question environnementale dans les réflexions présentement consacrées à la thématique de l’intégration et de la coopération régionales en Afrique de l’Ouest. Nous nous attarderons à titre illustratif sur la désertification, qui constitue un défi environnemental majeur dont l’ampleur, les causes et les implications s’expriment à échelle régionale, et nous porterons un regard critique sur les actions internationales, nationales et locales engagées au Sahel en réponse à la désertification.

Nous proposerons ensuite un cadre d’analyse répondant aux exigences d’une action environnementale régionalement intégrée. Une des principales lacunes des actions environnementales est leur manque de coordi-

nation régionale, et cela nous incite à proposer un modèle inspiré par la géopolitique, qui redonnera une cohérence d’ensemble aux multiples niveaux de réalités impliqués par la dégradation des écosystèmes ouest-africains. Nous illustrerons l’utilité de l’approche géopolitique, par une discussion de la télédétection comme moyen d’action privilégié et comme instrument révélateur des multiples niveaux de réalité impliqués.

Un défi environnemental majeur en Afrique de l’Ouest :
la désertification

De nombreux problèmes environnementaux se posent en Afrique de l’Ouest comme autant de défis lancés aux décideurs et aux intervenants extérieurs qui se doivent de leur accorder une priorité absolue dans l’élaboration de stratégies durables de développement. Ces défis environnementaux se posent de la manière la plus visible sur le plan strictement biophysique, par le biais de problèmes écologiques majeurs comme la déforestation et la détérioration des terres arides. Ils se posent aussi sur le plan humain quand on considère les conséquences de la pression démographique et de la pauvreté sur les ressources naturelles du milieu.

Le phénomène de la désertification en région soudano-sahélienne est celui ayant reçu la plus grande attention dans la communauté internationale, depuis les grandes sécheresses des années 1970 et l’importante baisse de la pluviosité observée au Sahel dans les années 1970 et 1980 par rapport aux niveaux enregistrés dans les années 1950 et 1960 (années références souvent associées à une période de bonne pluviosité). La couverture végétale a en effet diminué au cours des dernières décennies dans la région sahélienne, et les séries chronologiques d’images satellites, de photographies aériennes et d’études de la végétation dévoilent clairement le phénomène de désertification (Stroosnijder, 1992 : 78).

Il est néanmoins important de faire la part des choses entre les effets de la sécheresse et de l’activité humaine sur l’environnement. Un rapport du Bureau des Nations unies pour la région soudano-sahélienne (PNUD, 1992), reconnaît ainsi trois problèmes écologiques majeurs dans la zone :

• les sécheresses imprévisibles et parfois sévères qui durent deux ans ou plus et durant lesquelles les précipitations sont bien inférieures à la moyenne ;

• la dessiccation qui se caractérise par un processus d’aridification résultant d’une période sèche de plusieurs décennies ;

• la dégradation des terres arides qui résulte d’une exploitation inadéquate de la terre dans un environnement déjà précaire.

A la différence de la sécheresse, la désertification relève d’un phénomène complexe où les activités humaines jouent le rôle de principal facteur déclenchant de la dégradation « irréversible » du sol et de la végétation. La désertification se manifeste non seulement dans des zones caractérisées par des périodes de sécheresse (par exemple la zone sahélienne), mais aussi en des endroits sans plans de contacts avec le désert à proprement parler. Des poches désertiques se forment ainsi même dans les zones semi-humides ou humides.

La désertification survient partout dans la zone sahélienne où la détérioration physique ou chimique du sol causée par l’homme, enlève à l’écosystème une partie de l’énergie dont il a besoin pour récupérer après de longues ou courtes périodes de sécheresse et/ou de surexploitation. La désertification est traditionnellement attribuée à trois grandes causes humaines dont les interactions sont encore mal connues : la surexploitation agricole (qui résulte conjointement de l’accroissement de la population et du développement des cultures de rente), le surpâturage et la déforestation (Mathieu, 1991).

Selon Tabulin et Thilges (1992 : 288), la désertification résulte d’un processus complexe déterminé par trois sortes de facteurs :

– les caractéristiques structurelles des systèmes de production, qu’elles soient physiques (sols, climats), socio-économiques ou culturelles ;

– les stratégies des acteurs prises individuellement (paysans et éleveurs) ou collectivement (États ou bailleurs de fonds) ;

– les tendances lourdes que représentent la croissance démographique, la monétarisation et les déficiences croissantes dans la gestion collective des ressources naturelles.

En Afrique de l’Ouest, les problèmes humains liés à l’environnement s’associent aux effets pervers de la croissance démographique, à ceux liés aux migrations entre mondes rural et urbain ou entre pays sahéliens et côtiers, au particularisme du droit foncier et, plus généralement, à la pauvreté, à la fois cause et effet d’une dégradation de l’environnement.

Selon Engelhard et Ben Abdellah (1992 : 73), il existe pour l’Afrique, comme ce fut le cas dans certaines régions de l’Europe avant la révolution agricole, une relation causale entre l’accroissement de la pression démographique, la dégradation du milieu écologique et la baisse de la production agricole par tête. Dans ce contexte, la densité de la population est interprétée en termes relatifs, c’est-à-dire par rapport à la capacité « natu-

Figure 1
Vue d’ensemble des réponses à la dégradation du milieu

./img/regionalint_328_la_13.jpg
Source : Inspiré du PNUD, 1992 et CILSS/Club du Sahel, 1991.

Figure 2
Exemples de réponses internationales

./img/regionalint_329_la_14.jpg
Source : Inspiré du PNUD, 1992 et CILSS/Club du Sahel, 1991.

Figure 3
Exemples des actions régionales et sous-régionales
en rapport avec la dégradation du milieu

./img/regionalint_330_la_15.jpg
Source : Inspiré du PNUD, 1992 et CILSS/Club du Sahel, 1991.

relle » de support que déterminent le faible niveau des ressources naturelles et l’âpreté du climat (Stroosnijder, 1992 : 79). Les disparités socio-spatiales répercutent les effets de la trop forte pression démographique en accentuant, de façon déséquilibrée, les mouvements migratoires vers les villes ou vers certaines régions « privilégiées » (Engelhard et Ben Abdellah, 1992 : 74).

Streeten (1992) considère que la pauvreté est le pire ennemi du développement durable, alors que la dégradation de l’environnement ne fait, à son tour, qu’aggraver la pauvreté. Les projets visant à la réhabilitation des écosystèmes et à la responsabilisation des populations envers la gestion de leur environnement n’auront ainsi de chance de succès que si les besoins

fondamentaux des gens sont satisfaits. On ne peut reprocher aux populations rurales le fait de chercher à satisfaire leurs besoins alimentaires avant de se préoccuper de leur environnement. Le plus souvent, ces collectivités savent pertinemment qu’elles contribuent à la détérioration de leurs terroirs. Ont-elles le choix quand il s’agit, à court terme, de leur survie?

La dégradation du milieu naturel due à la sécheresse, à la désertification et au déboisement n’a pas laissé insensibles les responsables africains et les bailleurs de fonds. Plusieurs stratégies, d’abord de conservation puis de mise en valeur et de protection des ressources naturelles, ont été élaborées et de multiples plans et actions ont été entrepris. On peut distinguer les initiatives à caractère international, régional et sous-régional de celles relevant du niveau national et local (schémas 1, 2, et 3).

Concertations internationales et régionales et accords cadres

Comme le soulignent Falloux et Talbot (1992 : 19–20) les stratégies « conservatrices » internationales remontent à la période coloniale et se sont matérialisées par diverses initiatives, notamment :

– la Convention pour la préservation des animaux sauvages, des oiseaux et des poissons, signée à Londres en 1900 par les administrations coloniales, qui obligeait les signataires à mieux contrôler la faune africaine et à protéger les ressources naturelles dans leurs colonies respectives ;

– la création, en 1903, de la Société de la préservation de la faune de l’Empire, devenue depuis la Flora and Fauna Preservation Society, une ONG qui reste l’une des plus actives dans ce domaine aujourd’hui ;

– la Convention relative à la préservation de la flore et de la faune dans leur état naturel, issue de la conférence de Londres pour la protection de la flore et de la faune africaines, organisée par le gouvernement anglais en 1933. Il s’agit d’un accord qui renforçait non seulement la protection des animaux, mais visait aussi à promouvoir davantage la création de parcs nationaux et à prendre de nouvelles mesures de conservation tant de la faune que des écosystèmes naturels ;

– la conférence d’Arusha, coparrainée par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation), l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) et la Commission pour la coopération technique en Afrique du Conseil scientifique pour l’Afrique (CCTA/CSA), à laquelle les nouveaux pays africains indépendants étaient invités en 1961 par l’Union internationale pour la conser-

vation de la nature (UICN) et dont le but était d’introduire la conservation dans le cadre de la planification et du développement de ces nouveaux États. Pour la première fois, l’objet de ce type de conférence n’était pas limité aux parcs et aux réserves ; de façon plus globale, il concernait l’environnement dans son sens large et cherchait à placer le développement dans un cadre écologique et culturel.

La conférence d’Arusha fut le précurseur d’une reconnaissance internationale progressive des fondements écologiques du développement. Les liaisons fortes entre environnement et développement prirent progressivement droit de cité. Elles furent consacrées par une série d’événements internationaux : d’abord la conférence des Nations unies pour l’environnement humain en 1972 à Stockholm, la stratégie mondiale pour la conservation de l’UICN et finalement la création de la Commission des Nations unies pour l’environnement et le développement qui devait aboutir à la publication du rapport Brundtland Notre avenir commun (1989).

Face à la destruction des ressources naturelles africaines, le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), à sa onzième session de 1983 et à la demande de ses membres africains, invita les gouvernements africains à organiser une conférence ministérielle sur l’environnement. Il s’agissait d’étudier les priorités du continent, de mettre en évidence les questions communes et de préparer un programme d’action régional. C’est ainsi que vit le jour la conférence ministérielle africaine sur l’environnement (CMAE). Sa première réunion se déroula au Caire en décembre 1985 et aboutit à l’élaboration d’un ambitieux programme, nommé « Programme du Caire », qui considère la réhabilitation et l’amélioration de l’environnement comme conditions préalables au développement durable.

Pour traduire les propositions du programme en actions, on a créé quatre commissions spécialisées de concertation — sur les déserts et terres arides, les bassins fluviaux et lacustres, les mers, les forêts et les terres boisées — et constitué huit réseaux de coopération institutionnelle, d’information, de recherche et d’expertise s’intéressant à la surveillance continue de l’environnement, à la climatologie, à l’eau, aux sols et fertilisants, à l’énergie, à l’éducation et à la formation en matière environnementale, aux ressources génétiques, aux sciences et aux technologies.

Institutions régionales

Ces conférences et accords cadres ont débouché, dans bien des cas, sur la mise sur pied d’institutions et d’organismes de coordination régio-

naux et sous-régionaux. Il existe ainsi en Afrique, et particulièrement en Afrique de l’Ouest, un grand nombre d’organisations régionales et sous-régionales dotées de mandats fort divers. Dans le domaine de la mise en valeur des ressources naturelles et plus spécifiquement de l’aménagement des bassins fluviaux et lacustres, on peut citer : l’Autorité du bassin du Niger (ABN), l’Organisation pour l’aménagement et le développement du bassin de la rivière Kagera (OBK), l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG), l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) et l’Autorité de développement intégré du Liptako Gourma (ADILG) (Belaouane-Gherari et Gherari, 1988). A cela s’ajoutent des institutions de l’ONU, des ONG et des institutions financières ou d’assistance bilatérale ou multilatérale.

Dans le domaine de l’environnement et de la gestion des ressources naturelles, on retrouve trois organismes. Il s’agit du Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS), du Club du Sahel et du bureau des Nations unies pour la région soudano-sahélienne (BNUS). Le CILSS a vu le jour en septembre 1973, au lendemain de la grande sécheresse de 1968–1973 qui a frappé une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest. Le mandat et les objectifs assignés au CILSS en font une organisation originale en Afrique de l’Ouest, surtout en ce qui concerne la lutte contre la sécheresse et la désertification. Il a pour but de coordonner non seulement l’assistance internationale en vue d’aider les pays sahéliens mais aussi de les assister dans l’élaboration de stratégies et de politiques adéquates (CILSS, 1991 : 55). Il est appuyé par le Club du Sahel, une structure qui regroupe plus d’une vingtaine de bailleurs de fonds au sein de l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques).

Quant au BNUS, sa naissance est étroitement liée à celle du CILSS. Il s’agit d’un bureau spécial mis sur pied en octobre 1973 par l’Assemblée générale de l’ONU et rattaché au PNUD avec comme double mandat de : répondre aux demandes d’assistance présentées par le CILSS et les gouvernements des pays qui en sont membres ; aider au nom du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) les 9 pays du CILSS, les 6 pays de l’Autorité intergouvernementale contre la sécheresse et pour le développement en Afrique de l’Est (IGADD), ainsi que les autres pays soudano-sahéliens. Parmi ses domaines de compétences, on peut citer le soutien qu’il accorde aux différents pays et à leurs institutions régionales dans les domaines de la planification, de la formulation des projets et des programmes de lutte contre les effets de la sécheresse et de la désertification. Depuis trois ans, des recentrages ont été opérés et un tandem

CILSS/BNUS se précise de plus en plus. Le BNUS a beaucoup œuvré par ailleurs au rapprochement entre le CILSS et l’IGADD.

Les difficultés que rencontrent la plupart des organismes régionaux pour jouer pleinement leur rôle font apparaître le fossé qui existe entre les bonnes intentions, les vœux, les accords cadres ficelant les politiques générales et leur concrétisation sur le terrain. La réussite de toute action régionale dépend de la façon dont sera gérée la dualité entre les intérêts nationaux et régionaux. Comme le soulignent les experts du Club du Sahel, une des contraintes majeures avec laquelle on doit composer quand on pense « régional » est le fait qu’aucun leader national ne semble prêt à accepter un arrangement régional qui causerait des pertes à son pays, même avec des perspectives de gains à long terme (Club du Sahel, 1992).

Surcharge et chevauchement des objectifs nationaux et locaux

Pour être crédible et efficace, l’initiative régionale doit reposer sur une large concertation entre les commanditaires nationaux au niveau des buts et des objectifs, de la stratégie d’action et des moyens. Cela suppose cependant une concertation préalable au niveau national. Condition qui n’est pas toujours satisfaite. On doit se poser de sérieuses questions sur les possibilités d’une concertation réaliste des actions régionales quand la cacophonie est totale au niveau des plans et programmes nationaux et locaux de gestion des ressources naturelles.

Même l’harmonisation des données et la standardisation des mesures dans le domaine de la gestion des ressources naturelles se pose avec acuité, au niveau du pays. Dans son rapport sur la mise en place d’un réseau de suivi environnemental au Niger, Joy Hecht souligne qu’il est pratiquement impossible d’utiliser les données thématiques actuellement disponibles pour constituer un seul système d :information géographique à cause de leur trop grande hétérogénéité. En effet, elle comptait plus d’une quinzaine d’institutions et projets de développement engagés, en janvier 1994, dans la production des informations sur la gestion des ressources naturelles au Niger (Hecht, 1994: 26–27). Le manque de concertation entre ces différentes instances fait qu’il n’est pas possible de standardiser les unités et les échelles de mesure pour les informations ainsi accumulées sur la gestion des ressources naturelles. Il s’ensuit donc un éternel recommencement de collecte de données pour chaque action ou opération de développement dans ce domaine. Ces incohérences atteignent des proportions effarantes lorsqu’elles sont comptabilisées à l’échelle du vaste ensemble ouest-africain.

Des stratégies nationales ont été conçues en matière de lutte contre la sécheresse et la désertification, de gestion des ressources naturelles ou de gestion de l’environnement. Mais il en est résulté une multitude de plans, de programmes et d’actions non concertés qui ont engendré de sérieux problèmes de duplication, de superposition, de compétition et de coordination. Le cas burkinabè est un bel exemple de ce phénomène, car on y compte au moins huit différents cadres d’action sur l’environnement, très peu liés entre eux :

– la stratégie de lutte contre la sécheresse et de développement recommandée par le CILSS ;

– la stratégie de lutte contre la désertification émanant de la précédente ;

– la stratégie nationale de conservation de la nature de l’Union internationale pour la conservation de la nature ;

– le plan national de lutte contre la désertification ;

– le plan national d’action environnementale ;

– le plan d’action forestier tropical ;

– le plan national de gestion des terroirs villageois ;

– le plan de développement économique et social (CILSS, 1991 ; PNUD, 1992).

Il reste beaucoup à faire également entre les pays, malgré les nombreux efforts actuels de coordination régionale, car ceux-ci se heurtent à une pléthore d’initiatives nationales qui demeurent très souvent indifférentes les unes aux autres à cause de la compétition des projets pour l’accès aux ressources internationales. Les bailleurs de fonds sont fort probablement parmi les premiers responsables de la dilapidation de leurs propres deniers. Mais l’incurie se révèle bien pire encore quand on pense au gaspillage sans commune mesure des ressources nationales, ou même locales.

Il est ainsi indispensable que des efforts soient fournis pour une véritable concertation entre les différents acteurs de la région afin d’harmoniser les stratégies et actions environnementales au niveau local et national, comme au niveau régional. Il faudra que des réponses soient apportées à un certain nombre de questions en rapport avec cette harmonisation des stratégies et la coordination régionale en matière environnementale. Quels systèmes de suivi permettraient de créer des références communes et d’éviter la prolifération d’initiatives isolées? Quels sont les intérêts sous-jacents des plans et programmes actuels : par exemple, certains d’entre eux sont-ils avant tout des vecteurs de mobilisation de l’aide internationale? Pourquoi certains partenaires sont-ils réticents à adhérer à

certains programmes? Quelles formes de concertation seraient les plus importantes à envisager?

Nous chercherons, dans la prochaine section, à développer les éléments d’un cadre d’analyse axé sur les enjeux environnementaux de l’Afrique de l’Ouest, afin d’appréhender la complexité des enjeux politiques y afférent, dans un cadre spatial et temporel. Une telle analyse permettrait de mieux comprendre les obstacles et de mieux cerner les possibilités d’une meilleure concertation des plans et programmes.

Cadre d’analyse géopolitique pour une approche régionale
des questions environnementales
1

Les sections précédentes nous ont fait prendre conscience de plusieurs constatations. Il s’agit en particulier :

– des ramifications régionales du phénomène de la désertification en Afrique de l’Ouest ;

– des nombreuses initiatives institutionnelles internationales, régionales et nationales engagées en faveur d’une gestion régionale des défis environnementaux ;

– du besoin d’une plus grande coordination des efforts, au niveau national en particulier.

Des questions de « volonté politique » se posent néanmoins à divers niveaux : celui de la volonté des pays à collaborer de façon efficace au niveau des organismes régionaux ; celui de la volonté des acteurs à coordonner leurs efforts ; ou celui de l’engagement réel de certains acteurs dans les programmes d’intervention. Aussi évoque-t-on systématiquement l’absence de volonté politique pour expliquer les échecs. A entendre le discours des chercheurs et à le voir se confondre avec celui des hommes d’action, on constate que la volonté politique agit comme thème aux vertus incantatoires dès qu’est amorcée une nouvelle expérience intégrative. Elle sert d’excuse par excellence au moment des post mortem, une fois épuisé le dernier espoir de voir se concrétiser une entreprise où les arguments économiques semblaient pourtant devoir suffire à la tâche.

Compte tenu du rôle conféré à ce principe de « volonté politique » et vu la grande complexité du phénomène intégratif, il importe de se donner


1. Cette section reprend les principaux points abordés dans Bernier et Vuillet, 1992.

une armature analytique qui permette de se retrouver dans le chassé-croisé des acteurs et des niveaux de réalité engagés dans toute entreprise de coordination environnementale à l’échelle régionale.

La géopolitique, discipline au confluent de la géographie, de l’histoire et de la politologie, nous offre à cet égard un outil « sur mesure ». L’approche géopolitique permet de faciliter le découpage de l’espace et du temps en accordant une attention toute particulière à l’articulation du politique au spatial (Foucher, 1991 : 33). Notons d’emblée que dans cette modélisation, le politique ne concerne pas que l’État. De même, le spatial ne se résume pas aux seuls découpages frontaliers. Par le biais des diffé-

Figure 4
Niveaux d’analyse et ensembles spatiaux
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Source : Lacoste, 1985 : 72.

rentes échelles spatiales, la géopolitique favorise la prise en compte des rivalités de pouvoir sur des territoires situés en deça et au-delà des frontières nationales où s’organisent, niveau par niveau, les multiples configurations sociales concernées (Lacoste, 1990 : 1025).

La géopolitique utilise à cette fin une approche interscalaire permettant d’aborder le milieu à partir de «niveaux d’analyse» et d’ensembles spatiaux, tels que représentés dans le schéma 4. Cette approche relève à l’horizontal d’une approche synoptique de tous les phénomènes observables à une même échelle ; à la verticale, elle s’inscrit dans une approche diatopique ou de « jeu des échelles » (Foucher, 1991 : 35). Le schéma 4, emprunté à Lacoste, nous permet d’imaginer les efforts de recoupement et de repositionnement qu’implique ce genre d’exercice. Selon cet auteur, « Les caractéristiques géographiques d’un lieu précis ou l’interaction des phénomènes dont il faut tenir compte pour agir en ce lieu ne peuvent être établies qu’en se référant aux intersections des niveaux d’analyses » (Lacoste, 1985 : 72).

En Afrique de l’Ouest, ce genre d’exercice doit permettre de superposer divers ordres de réalité afférents aux découpages géo-climatiques, aux grands axes de communications, aux couloirs de l’économie « traditionnelle ou informelle », aux principaux enjeux écologiques, aux tracés administratifs et frontaliers, aux ensembles religieux, linguistiques, ethniques, etc. La géopolitique implique également la prise en compte des dynamiques internationales de la coopération.

Géopolitique et désertification

En matière d’environnement et de développement durable, l’approche géopolitique fait ressortir le caractère nettement insuffisant du cadre d’analyse limité à la frange sahélienne. Nous avons évoqué ci-dessus l’ampleur régionale du processus de dégradation du milieu naturel due à la sécheresse, à la désertification et au déboisement. Ces différents phénomènes sont en outre reliés, de façons encore mal comprises peut-être, mais non pour autant moins importantes. Ce sujet fait l’objet de recherches de la part de l’équipe Hapex-Sahel (Hydrological and Atmospheric Pilot Experiment in the Sahel), dont le but est d’acquérir l’ensemble des paramètres déterminant les échanges continent-atmosphère sur une surface représentative d’environ 12 000 km<