Transformer les données probantes en actions : Réflexions des responsables de la recherche dans les pays du Sud
À l’heure où le monde s’efforce d’atteindre les objectifs de développement durable d’ici 2030 et navigue à travers la pandémie de COVID-19, il n’a jamais été aussi urgent de mutualiser les données issues de la recherche – et de veiller à ce que les solutions passent à l’action. En tant qu’organisme subventionnaire de la recherche, le CRDI a réagi en mettant davantage l’accent sur la mise en commun des connaissances afin que les données probantes produites par ses partenaires de recherche aient une plus grande portée et permettent d’accomplir davantage. La vision du CRDI est que les recherches qu’il appuie influencent les programmes de développement et permettent de trouver des solutions aux principaux défis à l’échelle locale, régionale et mondiale.
En novembre 2021, nous avons organisé un webinaire, Apprentissage par les pairs et partage des connaissances, invitant certains de nos partenaires de recherche à faire part de leurs expériences et à faciliter l’apprentissage mutuel sur les différentes stratégies en matière de partage des connaissances. La conversation a mis en évidence certains moyens efficaces de traduire les données probantes en changements politiques, sociaux et comportementaux, notamment en exploitant les technologies numériques et en faisant participer les parties prenantes. La discussion a également mis en évidence la nécessité de s’attaquer aux obstacles systémiques à l’inclusion et à l’égalité.
Améliorer l’accès aux données probantes : Tirer parti des technologies numériques
La pandémie de COVID-19 a eu des répercussions sur les processus de recherche et les activités d’application des connaissances de plusieurs façons. La crise a limité les déplacements et les possibilités traditionnelles de mise en réseau et d’échange d’informations. Les gens ne pouvant plus assister aux réunions en personne, ils se sont retournés avec leurs organisations vers d’autres solutions pour s’engager dans le partage des connaissances à l’échelle locale, sous-nationale, nationale et mondiale. Les plateformes numériques comme WhatsApp et Zoom pour les réunions et l’apprentissage en ligne ont été essentielles pour maintenir le lien entre les chercheurs et les acteurs politiques.
« Nous avons constaté que WhatsApp est une plateforme très utile. C’est gratuit et pas trop complexe sur le plan technique. Cela fonctionne dans une période de flux où la connectivité et l’électricité sont incertaines », explique Maryann Joy Dreas-Shaikha, chef d’équipe et consultante en gestion, Pôle Afrique 19 du Programme Partage de connaissances et d’innovations, Institut international de l’UNESCO pour le renforcement des capacités en Afrique. Selon elle, les dialogues numériques sont particulièrement fructueux lorsqu’ils sont axés sur un pays, cocréés et maintenus dans le temps.
Dans le même ordre d’idées, le Climate and Development Knowledge Network (CDKN), en Afrique du Sud, a fait progresser le partage des connaissances au moyen d’un canal numérique qu’il avait auparavant négligé : Wikipédia. Souvent ignorée en tant qu’outil permettant d’impulser un changement de politique et de comportement social, la plateforme est la source d’information en libre accès la plus utilisée au monde, générant 112 million de pages visitée qui portent sur les changements climatiques rien qu’entre 2019 et 2020.
« Dans la communauté d’experts en changements climatiques, il y a un peu une chambre d’écho en ligne, nous voulions donc nous tourner vers des canaux plus grand public. Il nous est apparu clairement que nous ne pouvions pas ignorer Wikipédia pour communiquer avec des publics divers et dans plusieurs langues. C’est un outil puissant pour démocratiser l’accès à la connaissance », explique Lisa McNamara, responsable des connaissances et de l’apprentissage au CDKN.
Le CDKN plaide pour que la communauté d’experts en changements climatiques prenne en compte Wikipédia dans ses plans de sensibilisation et de mobilisation et dans la conception de ses programmes et projets. Elle s’efforce également d’apporter davantage de diversité dans la rédaction des textes présents dans Wikipédia. Actuellement, seulement 20 % des éditeurs de Wikipédia sont des femmes et 20 % sont originaires des pays du Sud, avec seulement 1,3 % des éditions provenant d’auteurs africains. Pour aider à combler ces lacunes, CDKN a organisé deux edit-a-thons en 2019 et 2020. Le premier edit-a-thon s’est déroulé en face à face et a rassemblé 30 chercheurs africains de 10 pays du continent. Le second, un événement virtuel, a été suivi par 275 personnes de plus de 60 pays, dont 72 % étaient originaires des pays du Sud et 51 % étaient des femmes. Le CDKN a également publié un guide pratique pour aider les gens à démarrer sur Wikipédia.
Créer et partage des connaissances : Mobiliser les parties prenantes sur le terrain
Les enseignements tirés de l’expérience de nos partenaires mettent en évidence une vérité essentielle sur la nature de la connaissance : elle est plus efficace lorsqu’elle est cocréée avec des décideurs et des praticiens travaillant à l’échelle locale, nationale ou régionale. La connaissance est leur expérience – leur processus d’apprentissage, de pratique, de repérage et d’échange de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas. Nous nous efforçons de donner la priorité à ce type de connaissances contextuellement pertinentes.
Un exemple de la valeur unique des connaissances locales provient d’un projet mené dans le nord de l’Ouganda par l’African Population and Health Research Center (APHRC) dans le cadre de l’initiative Innovation pour la santé des mères et des enfants d’Afrique cofinancée par le CRDI, Affaires mondiales Canada et les Instituts de recherche en santé du Canada.
« Nous avions un défi à relever : un hôpital était très éloigné, et de nombreuses femmes ne pouvaient pas s’y rendre pour accoucher. Nous avons consulté des personnes de la communauté pour obtenir des idées. Ces personnes ont trouvé une solution à laquelle aucun des chercheurs ou des acteurs politiques n’avait pensé : ils ont décidé de construire un pont qui réduisait considérablement la distance jusqu’à l’hôpital », explique Patterson Siema, directeur de l’interaction avec la sphère des politiques et des communications à l’APHRC. Les mêmes membres de la communauté ont fourni les matériaux et construit le pont eux-mêmes. Beaucoup plus de femmes accouchent désormais à l’hôpital, ce qui a permis de réduire les complications à la naissance et d’améliorer la santé des mères et des nouveau-nés.
Il peut également être efficace d’échanger les connaissances au moyen des canaux locaux. Patterson Siema explique comment les médias communautaires ont été essentiels aux efforts de l’organisation pour innover dans le domaine du bien-être des enfants et des mères. « Les médias communautaires comprennent mieux les défis de la communauté et ont tendance à avoir un coût de mobilisation très faible. Dans la plupart des cas, ils appartiennent soit à la communauté, soit à un groupe religieux de celle-ci, ce qui les aide à diffuser des messages de manière efficace. »
Tout en réfléchissant aux avantages de l’approvisionnement en connaissances au niveau local, nous devons également nous pencher sur les dangers de ne pas le faire. Petronell Kruger, chercheuse principale au South African Medical Research Council/Wits Centre for Health Economics and Decision Science, illustre cette situation par l’exemple d’un éditorial infructueux visant à influencer la taxation des sodas en Afrique du Sud.
« Nous plaidons constamment auprès de notre ministre des Finances et du Trésor pour augmenter la taxe. L’une de nos dernières stratégies a été de prendre une pleine page dans une publication commerciale locale », explique Mme Kruger. « Nous voulions montrer qu’elle bénéficiait d’un soutien universel, c’est pourquoi elle a fait appel à de nombreux professeurs d’universités nord-américaines, entre autres. Le lendemain, le lobby du sucre est sorti et a dit que cela montrait une ingérence étrangère dans la politique sud-africaine. La réponse est de s’assurer que vous utilisez autant que possible le plaidoyer local et les données probantes locales. »
Mme Kruger souligne également que le partage des connaissances sera toujours un processus d’essais et d’erreurs. « Je pense que la leçon à tirer ici est qu’à l’école, on s’assoit, on nous enseigne une leçon et on nous teste. Mais dans la vie, on goûte d’abord et ensuite on apprend la leçon. »
Stephen Wainaina, consultant en développement et en politique publique auprès du Partenariat en politiques économiques (PEP), a parlé de la stratégie du PEP visant à promouvoir l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes en impliquant les décideurs politiques dans les équipes de recherche. « C’est un bon mélange de décideurs de haut niveau et de technocrates », explique-t-il. Il cite des recherches sur l’incidence des politiques de lutte contre la pandémie de COVID-19 au Zimbabwe, où les données probantes générées ont été utilisées pour aider les plus vulnérables : les femmes, les enfants et les ménages pauvres. Cela a donné lieu à des programmes de relance économique qui ont profité à ceux qui en avaient le plus besoin.
Une autre approche intéressante est le recours à des événements d’échange des connaissances pour encourager les discussions sur les politiques et leur mise en œuvre. Le professeur Melha Rout Biel a souligné le succès de la série de petits-déjeuners organisés par le Centre d’études stratégiques et politiques (CSPS) au Soudan du Sud. Les événements ont impliqué des décideurs politiques, la société civile et d’autres parties prenantes sur le terrain et ont accueilli des experts invités. Le CSPS est en train de développer une série de publications sur les sujets discutés, qui comprennent la corruption, la sécurité alimentaire, la santé et la réforme de la sécurité.
S’attaquer aux obstacles systémiques : Améliorer la représentation, l’égalité et l’inclusion
Les femmes et les filles se heurtent à des obstacles distincts non seulement pour accéder à la connaissance, mais aussi pour participer à la création et à l’échange de connaissances. Il est donc essentiel d’intégrer des considérations relatives au genre dans les stratégies de partage des connaissances, car cela permet de lever les obstacles auxquels sont confrontés les principaux utilisateurs des connaissances, tels que les femmes et les minorités sexuelles.
L’APHRC souligne le succès qu’elle a rencontré lorsqu’elle a impliqué les femmes décideuses dans un projet dans la région de Maasai en Tanzanie, où de nombreuses femmes n’accouchaient pas à l’hôpital, malgré les données probantes qui révélaient que l’accouchement à l’hôpital conduit à de meilleurs résultats pour la santé de la mère et du nouveau-né. En mobilisant ces personnes dans des dialogues fondés sur des données probantes, ils ont adopté une solution innovante en s’attaquant à l’obstacle de l’utilisation des connaissances. « Ils ont décidé de construire des huttes près de l’hôpital où les futures mères peuvent se reposer peu avant leur accouchement. Nous avons ainsi constaté une augmentation de 30 % du nombre de femmes accouchant à l’hôpital », explique M. Siema.
Asena Salome, agente de recherche principale à l’Université internationale des États-Unis - Afrique au Kenya, explique comment le genre a été pris en compte dans le projet de l’université visant à former 1 200 jeunes entrepreneurs dans le secteur agroalimentaire. Pour ce faire, un modèle unique de laboratoire vivant a été mis en place pour soutenir l’apprentissage, ainsi que l’innovation, le développement commercial et la création de nouvelles connaissances. L’université a impliqué les parties prenantes dès le début du projet afin d’obtenir leur adhésion et de cerner les lacunes potentielles, notamment les obstacles à l’attraction de participantes. Elle a mené une enquête de base et a constaté que les femmes entrepreneures peuvent avoir du mal à participer aux séances en raison de leurs obligations parentales. Une aide à la garde d’enfants a donc été proposée afin de réduire cet obstacle à l’accès et d’accroître la participation des femmes, permettant ainsi à un plus grand nombre d’entre elles d’acquérir des connaissances et des outils pour développer leurs entreprises agroalimentaires.
Si les femmes et les filles se heurtent à des obstacles dans la création et l’échange de connaissances, elles ne sont pas les seules. En raison de l’oppression intersectionnelle fondée sur les différences de genre, de race, de classe, d’ethnicité, de religion et de capacité mentale ou physique, les LGBTIQ2+ et les autres groupes marginalisés sont confrontés à des obstacles structurels persistants qui les empêchent d’accéder, d’utiliser et de créer des connaissances. La Stratégie 2030 du CRDI comprend un engagement ferme envers l’égalité et l’inclusion des genres. À l’horizon 2030, la programmation du CRDI met encore davantage l’accent sur l’élimination des obstacles systémiques à l’égalité.
La manière dont les connaissances sont produites et partagées doit donner la priorité aux besoins des femmes, des filles et des groupes de genres différents afin de développer des solutions réellement inclusives et de transformer les normes et structures sociales qui perpétuent les inégalités. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons espérer contribuer à un monde plus durable et plus inclusif.
Faits saillants
Principaux enseignements sur l’amélioration du partage des connaissances
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Repensez aux plateformes numériques existantes et négligées.
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Donnez la priorité aux données probantes locales et régionales.
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Cocréez des connaissances avec les parties prenantes qui utiliseront ces connaissances. Cela nécessite d’impliquer les décideurs et les praticiens, les communautés locales, les femmes et les minorités sexuelles dans les processus de recherche.
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Posez des questions qui s’attaquent aux causes profondes de la discrimination.