Taxer pour diminuer l’effet néfaste du tabac à l’échelle mondiale
La politique fiscale est l’un des outils les plus puissants dont disposent les gouvernements pour réduire les maladies et les décès liés au tabac ainsi que les coûts colossaux des soins de santé afférents. L’article 6 de la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), traité multilatéral entré en vigueur en 2005, appelle les pays du monde entier à imposer des taxes plus élevées à titre de mesures dissuasives visant à contrer le tabagisme.
Pourtant, de nombreux gouvernements tardent à agir. Tandis que les taxes sur le tabac restent faibles dans la plupart des pays développés, la consommation continue d’augmenter, promettant une hausse des coûts humains et économiques à l’avenir. Comment expliquer cette hésitation apparente ?
Selon une perception actuelle répandue, les travaux de recherche antérieurs, principalement entrepris dans les pays industrialisés, ne tiennent pas forcément compte des conditions dans les pays en développement. Cette situation a contribué à alimenter les soupçons selon lesquels l’augmentation des taxes sur le tabac ne serait pas aussi simple ou efficace dans les pays à faible revenu.
Les chercheurs soutenus par le CRDI sortent de cette impasse en générant des données et en collaborant avec les responsables des politiques pour démontrer qu’il existe des liens entre les taxes, le tabac et la santé de la population dans une multitude de pays en développement.
Partout en Asie, en Afrique et en Amérique latine, les chercheurs utilisent des modèles économiques et épidémiologiques sophistiqués pour calculer les hausses d’impôts nécessaires pour freiner la demande et, à terme, les conséquences sur les taux de maladie et les coûts des soins médicaux à l’échelle nationale. Dans plusieurs cas, l’examen par les chercheurs de conditions locales particulières (comme les systèmes fiscaux nationaux) a mené à la proposition de nouvelles options stratégiques directement utiles aux législateurs souhaitant restreindre l’usage du tabac.
Afficher un bilan solide
Ces travaux s’appuient sur l’historique de 20 années du CRDI dans le domaine de la lutte mondiale contre le tabagisme, qui inclut des recherches qui se sont avérées essentielles à la création de la CCLAT. En matière de taxation, le CRDI a soutenu des travaux de recherche novateurs qui ont éclairé les réformes réussies des lois régissant les taxes sur les produits du tabac en Afrique du Sud dans les années 1990 et en Jamaïque au début des années 2000.
La plupart des pays n’ont néanmoins pas acquis de renseignements suffisants pour encourager la mise en oeuvre de politiques fiscales efficaces sur le tabac. Le CRDI a privilégié la production d’éléments de preuve pour combler cet écart. « Nous savons que le tabac est mauvais pour la santé et pour l’économie, mais il nous manquait des données quantifiables à l’échelle nationale, explique Andrés Pichon-Riviere, de l’Instituto de Efectividad Clínica y Sanitaria (IECS), basé à Buenos Aires, qui a étudié les effets du tabac et des taxes dans sept pays d’Amérique latine. Combien de décès le tabac cause‑t‑il au Pérou ? Combien d’années de vie perd-on à cause du tabac au Chili ? Quel est l’impact économique du coût des soins de santé en lien avec le tabac au Mexique ? »
Négocier les obstacles
Lorsqu’il a commencé à rassembler ce type de données, l’IECS a été confronté à d’importants obstacles. Étant donné que dans la plupart des pays d’Amérique latine, on ne produit pas de statistiques sur la prévalence d’affections fréquentes, telles que les cancers, les AVC ou les crises cardiaques, les chercheurs ont dû imaginer un moyen de calculer les taux d’incidence en se servant des statistiques de décès. En partant de là, ils ont pu modéliser les impacts du tabagisme sur la santé et les coûts économiques subséquents.
Grâce à ce processus, il existe aujourd’hui une masse de renseignements détaillant par exemple l’incidence annuelle, à l’échelle du continent, des maladies attribuables au tabagisme (p. ex. 910 771 nouveaux diagnostics de maladie pulmonaire obstructive chronique); le classement de la consommation de tabac parmi les éléments contributifs des coûts de soins de santé (numéro un au Chili); et les économies financières et les décès et maladies évités grâce à une augmentation de 50 % du coût du tabac au Mexique. Outre la production de statistiques essentielles pour invoquer l’argument politique en faveur de l’augmentation des taxes sur le tabac, les recherches menées par l’IECS ont permis de créer ce modèle, que d’autres pays peuvent facilement utiliser en y intégrant leurs statistiques locales.
Il a également été démontré que partout en Amérique latine, l’augmentation des taxes retarderait considérablement l’âge auquel les fumeurs prennent l’habitude de fumer. « Le risque de commencer à fumer culmine à 16 ou 17 ans, explique l’économiste Guillermo Paraje de l’Universidad Adolfo Ibáñez à Santiago. Si vous n’avez pas commencé à cet âge-là, le risque que vous commenciez diminue, pour tomber à près de zéro lorsque vous atteignez 24 ans. »
Rechercher les faits pour sensibiliser les gens
Dans d’autres régions du monde, les chercheurs ont été confrontés à des obstacles similaires dans leur recherche de données locales. En Afrique de l’Ouest, malgré des taxes faibles et l’expansion industrielle contribuant à une hausse rapide du tabagisme dans une grande partie de la région, l’incidence du tabagisme n’était même pas envisagée par les politiciens ou les citoyens. Nafissatou Balde Sow, du Consortium pour la recherche économique et sociale (CRES) basé au Sénégal, se souvient que pour compiler des statistiques comparatives sur les politiques fiscales et la consommation de tabac, un effort important de réseautage s’est avéré nécessaire à l’échelle des bureaucraties des ministères de la Santé et des Finances dans 15 pays.
Mais à force de persévérance, l’Afrique de l’Ouest a connu un changement radical. La comparaison des portraits statistiques des 15 « profils de pays » créés par le CRES a permis de révéler que les pays imposant des taxes plus élevées sur le tabac présentaient des taux de tabagisme plus faibles, tandis que les taxes plus faibles sur le tabac étaient associées à un tabagisme accru. Le CRES s’est ainsi appuyé sur cette découverte pour défendre une augmentation des taxes sur le tabac devant la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
Confronter des régimes fiscaux complexes
Ailleurs, des anomalies locales présentaient diverses difficultés. En Chine, la chercheuse et professeure en commerce, Rose Zheng, déclare qu’avant d’étudier l’incidence des taxes sur le tabac, il fallait adopter un modèle existant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour tenir compte de la complexité du système fiscal chinois.
En Inde, la nature labyrinthique de la taxation du tabac à l’échelle des États a entravé les efforts cohérents de réforme fiscale. Les taxes sur le tabac varient d’un État à un autre, et les catégories de produits du tabac sont traitées différemment. Les bidis et le tabac sans fumée privilégiés par les pauvres sont moins taxés que les cigarettes qui sont, elles, soumises à une taxation différente en fonction de leur qualité. Ce système à plusieurs niveaux a notamment pour conséquence que, plutôt que de décider d’arrêter, les consommateurs pris à la gorge par les taxes plus élevées sur le tabac peuvent tout simplement descendre d’un cran et choisir un produit de moins bonne qualité.
Une fois que les chercheurs avaient cartographié la mosaïque tentaculaire des écarts fiscaux en Inde, en fonction des compétences et des catégories, ils ont déterminé que les niveaux de taxes, sans exception, ne suffisaient pas à décourager le tabagisme. « Nous avons découvert que les taxes sur le tabac n’ont pas tenu la cadence de la croissance économique, déclare Monika Arora de la Public Health Foundation of India. Même les pauvres trouvent le tabac très abordable. Nous avons découvert que ce que nous devons faire pour commencer à exercer une influence sur la demande, c’est augmenter les taxes de 370 % sur les cigarettes et de 100 % sur les bidis. »
De bonnes recherches entraînent des politiques efficaces
Tous ces projets soutenus par le CRDI visent à produire des éléments de preuve solides, utiles pour les responsables des politiques. À titre d’exemple, cet objectif est tellement essentiel au travail de l’IECS en Amérique latine que les chercheurs sollicitent les législateurs pour déterminer les questions auxquelles ils doivent répondre avant d’entreprendre leurs recherches.
La connaissance du contexte politique des recherches semble s’avérer payante. La Chine, l’Inde et le Chili sont des pays où les résultats de recherche ont eu une incidence directe sur la formulation de nouvelles politiques fiscales sur le tabac. Par ailleurs, les 15 pays de la CEDEAO sont sur le point d’approuver une directive qui établit des taxes minimales plus élevées sur le tabac dans toute l’Afrique de l’Ouest. Cette approche régionale a l’avantage de décourager la contrebande de tabac des territoires de compétence peu taxés vers les territoires de compétence très taxés. L’évolution suit de près l’augmentation des taxes sur le tabac par certains pays de la région.
Ce n’est pas parce que certains pays ne sont pas passés à la lutte antitabac que la recherche est moins importante. « Les occasions d’influer sur les politiques sont rares et très précises. Lorsqu’elles se présentent, il faut agir rapidement. Dans certains pays, ces occasions ne s’offrent pas, mais la question sera évoquée tôt ou tard. Et à ce moment-là, nos études existeront », explique Guillermo Paraje.
Nouvelle capacité à s’attaquer à des problèmes en constante évolution
Les travaux entrepris jusqu’à maintenant ont également renforcé la capacité des chercheurs à répondre aux conditions changeantes. En Inde, les chercheurs disposent désormais des données, des personnes-ressources et de l’expertise nécessaires pour étendre leur soutien et leur influence sur les États indiens. L’expertise grandissante en Afrique de l’Ouest se reflète dans l’engagement récent à l’OMS d’un chercheur sénégalais, à titre d’expert des taxes sur le tabac. Dans le même temps, des économistes latino-américains expérimentés, qui s’intéressent désormais aux taxes sur le tabac, ont encadré de jeunes chercheurs et affiné leurs propres compétences de communication des résultats au grand public.
Cette expertise croissante jouera indéniablement un rôle essentiel à mesure que le débat sur la lutte contre le tabagisme évoluera. À titre d’exemple, l’impact de l’augmentation des taxes sur le tabac sur les pauvres est un domaine qui nécessite un examen plus détaillé. Tandis qu’une grande variété de données indique que les personnes à bas revenu arrêtent de fumer en masse lorsque les taxes augmentent, les pauvres qui continuent à fumer font face à un fardeau bien lourd à porter. Les chercheurs réfléchissent donc à la façon dont les gouvernements peuvent réduire cette difficulté en aidant les gens à briser leur lien de dépendance. À titre d’exemple, l’IECS est sur le point d’entamer des travaux de recherche sur la rentabilité économique d’initiatives antitabac complémentaires dans plusieurs pays d’Amérique latine.
En Inde, une contre-campagne de masse, menée par l’industrie du tabac, et déterminée à lutter contre toute hausse des taxes sur le tabac, montre qu’il est urgent que les preuves scientifiques jouent un rôle plus important dans la discussion publique. Ce n’est qu’un exemple montrant que l’effort mondial de contrôle du tabagisme par une politique de taxation nécessitera une attention et un soutien constants.
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