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La violence faite aux femmes durant les conflits au sujet des terres

 
22 novembre 2016
Media
femmes voilées lors de l’audience au Guatemala
Nobel Women’s Initiative

La foule massée dans un palais de justice guatémaltèque le 26 février 2016 s’est mise à applaudir lorsque le juge a condamné deux militaires pour le viol et l’esclavage sexuel commis il y a trente ans de 15 femmes mayas Q’eqchí d’une collectivité éloignée.

C’est la première fois qu’un tribunal guatémaltèque juge et condamne des militaires pour des violences sexuelles commises en temps de guerre. Pour les femmes présentes dans la salle d’audience, dont les visages sont demeurés couverts pendant le procès afin de protéger leur vie privée, cette victoire est à la fois juridique et personnelle.

Les femmes victimes de violence sexuelle en temps de guerre « doivent faire face à une grande stigmatisation de la part de leur société et doivent briser le silence, a déclaré Markus Gottsbacher, spécialiste de programme principal au CRDI. Il s’agit d’un important défi. »

Pour les femmes courageuses de la petite communauté de Sepur Zarco, dans le nord­est du Guatemala, le chemin vers la justice a été long. De nombreuses années se sont écoulées avant qu’elles puissent ne serait-ce que parler de leur traumatisme, soutenues par des psychologues de l’organisation non gouvernementale Equipo de Estudios Comunitarios y Acción Psicosocial (ECAP).

Documenter une histoire de violence faite aux femmes

La violence infligée aux femmes de Sepur Zarco est profondément enracinée dans les conflits au sujet des terres du pays. Les conflits au sujet des terres remontent à de nombreuses années au Guatemala et étaient au centre d’une guerre civile de trente ans qui a pris fin au milieu des années 1990. La Commission guatémaltèque pour l’éclaircissement historique estime dans son rapport de 1999 que le conflit a coûté la vie à environ 200 000 personnes.

Cette période de l’histoire du pays, l’histoire de ces femmes et leur chemin vers la justice sont documentés dans une vaste étude financée par le CRDI, dirigée par l’ECAP et présentée dans un livre daté de 2015 intitulé Clamor for Justice: Sexual Violence, Armed Conflict and Land Dispossession. « Cette étude nous a permis d’approfondir notre compréhension de ce qu’il se passe dans les collectivités et d’appréhender toute l’ampleur des liens entre les personnes expropriées et la violence sexuelle », a indiqué la psychologue Susana Navarro, directrice exécutive de l’ECAP.

L’étude a aidé l’ECAP et les groupes luttant pour les droits de la personne et de la femme à sensibiliser la presse et les membres du corps judiciaire. Elle a également fourni des données contextuelles précieuses pour les enquêtes judiciaires.

Les recherches effectuées ont permis d’expliquer pourquoi les terres étaient l’enjeu principal des collectivités.

Judith Erazo, psychologue et présidente du conseil d’administration de l’ECAP

Bien que le gouvernement guatémaltèque et ses partisans attribuent la violence politique des années 1980 à une lutte contre le communisme, la guerre a grandement mis en relief les inégalités et le racisme dans le pays. Cela était particulièrement apparent dans le cas des droits fonciers, le moyen de subsistance principal des familles autochtones.

Aujourd’hui encore, plus de la moitié des terres guatémaltèques sont détenues par seulement 2 % des propriétaires fonciers. D’après les statistiques officielles, 45 % des propriétaires fonciers détiennent seulement 3 % des terres, et malgré le rôle important des femmes dans la lutte pour les droits fonciers, elles sont les plus démunies et détiennent uniquement 16 % des terres.

Répression dans la vallée du Polochic 

La vallée fertile du Polochic, où des paysans avaient organisé des comités dans les années 1970 pour revendiquer le titre des terres sur lesquelles ils vivaient et travaillaient, a été la cible de violences militaires au début des années 1980.

Une base militaire y a été établie, près du village de Sepur Zarco. Entre 1981 et 1983, les troupes ont été à l’origine de milliers de meurtres, d’exécutions sommaires, de disparations forcées et de viols dans cette région, a déclaré la Commission guatémaltèque pour l’éclaircissement historique. Les soldats ont également incendié les maisons et les biens des victimes, et ont détruit leurs récoltes.

En 1982, les troupes ont kidnappé, torturé et tué ou « fait disparaître » 18 hommes faisant partie des comités fonciers. Les soldats ont violé à plusieurs reprises les femmes de ces hommes et d’autres femmes devant leurs enfants.

Les militaires ont ordonné aux femmes des hommes kidnappés de construire des huttes à côté de la base militaire et les ont forcées à exécuter des tâches domestiques comme la cuisine, le ménage et le blanchissage, pour les soldats. Les femmes devaient trouver leurs propres ingrédients, comme le maïs pour préparer les tortillas. « Dans la division de Sepur, je devais travailler sans cesse et laisser mes enfants seuls, affamés, à la maison », a témoigné une femme lors d’un entretien avec l’ECAP.

Cet esclavage domestique s’accompagnait d’esclavage sexuel. Après leurs quarts de travail, des groupes de soldats violaient les femmes à répétition. Ces femmes, qui faisaient l’objet d’une surveillance et de menaces constantes, n’avaient aucun moyen de s’échapper. Leur esclavage sexuel et domestique a duré jusqu’en 1988, lorsque l’armée a quitté la base. Mais le traumatisme, la peur, la culpabilité, la honte et la stigmatisation sociale ont perduré.

Un long chemin vers la justice

Le processus qui a permis à ces femmes d’accéder graduellement à la justice a nécessité plus de 15 ans, souligne Mme Navarro. Il a commencé par l’accompagnement des femmes par l’ECAP lors de l’exhumation de la dépouille de leurs maris et s’est poursuivi à mesure qu’elles se sont organisées et ont commencé à mieux comprendre leurs droits.

Cela a demandé un travail psychologique et social auprès de ces femmes, afin qu’elles soient suffisamment fortes pour faire face à la procédure judiciaire et agir pour leur compte et pour la défense des droits de toutes les femmes.

Susana Navarro

Les femmes ont finalement décidé qu’en plus d’obtenir réparation pour la torture et le meurtre de leurs maris, elles souhaitaient que les auteurs des violences sexuelles commises à leur encontre fassent l’objet d’une sanction pénale. Le chemin vers la justice a commencé par l’établissement d’une mémoire historique collective des événements et des circonstances. Le CRDI a participé au processus en soutenant les recherches de l’ECAP auprès des femmes mayas.

En 2010, devant un tribunal de la conscience contre les violences sexuelles en temps de guerre et des centaines de personnes, notamment des représentants de l’ordre judiciaire et d’autres organismes gouvernementaux, les femmes ont dénoncé publiquement les violences commises.

Leur histoire a permis de mettre en lumière un sujet autrefois tabou et a ouvert la voie au procès qui a mené à la condamnation de l’ancien lieutenant­-colonel Esteelmer Reyes et de l’ancien commissaire militaire Heriberto Valdez Asij, qui ont été condamnés à des peines de prison de 120 et 240 ans, respectivement.

Mais le chemin de ces femmes ne s’est pas arrêté là. Le travail auprès des femmes et des jeunes, y compris de leurs enfants, se poursuit. Il est important pour les jeunes de comprendre l’histoire de ces femmes, afin d’éviter les violences futures, expliquent Mmes Navarro et Erazo. Les constatations des recherches de l’ECAP sont utilisées pour soutenir ces efforts.

Une communication au­delà des frontières

Dans le cadre des efforts soutenus par le CRDI, les femmes ont fait part de leur témoignage aux femmes autochtones et aux paysannes colombiennes qui ont subi des traumatismes similaires. Après avoir entendu l’histoire de ces femmes guatémaltèques, les femmes colombiennes ont évoqué non seulement les violences sexuelles commises à leur encontre par les forces de sécurité, mais également par des membres de leurs propres familles et par les dirigeants communautaires qui auraient dû les protéger, explique M. Gottsbacher.

La visite des femmes de Sepur Zarco leur a donné le courage d’en parler. Elles ont pu constater qu’après toutes ces années, les femmes n’avaient pas baissé les bras et qu’elles avaient, malgré de nombreux obstacles, réussi à surmonter leur peur et leur douleur.

Markus Gottsbacher

L’ECAP travaille également auprès d’autres femmes qui ont subi des violences sexuelles en raison de leur lutte pour les droits fonciers, notamment des femmes d’une zone proche de Sepur Zarco connue sous le nom de Lote 8.

Les femmes de Lote 8 allèguent qu’elles ont été expulsées de leurs terres en 2007 afin de libérer la voie à des activités minières et qu’elles ont été victimes d’un viol collectif commis par les gardiens de sécurité embauchés par la compagnie de nickel guatémaltèque, une filiale de l’entreprise canadienne Hudbay Minerals. L’affaire est actuellement examinée par un tribunal canadien.

L’étape suivante consistera à se pencher sur les violences sexuelles subies par les femmes migrant vers le Nord au départ du Guatemala et de l’État mexicain de Chiapas, à la recherche d’une sécurité accrue et de meilleures perspectives économiques, indique Mme Erazo, qui dirige cette initiative pour le compte de l’EPAC avec le soutien du CRDI.

« La violence est un événement quotidien dans la vie de ces femmes, explique Mme Navarro. Cela dure depuis si longtemps que les gens considèrent que c’est naturel. Ce genre d’étude fournit une base sur laquelle s’appuyer pour travailler avec ces femmes et faire évoluer la situation. »

Pour en savoir plus

Accès des femmes autochtones et des paysannes à la justice en Colombie et au Guatemala

Les femmes prennent appui sur le souvenir de la guerre pour consolider la paix

Clamor for Justice: Sexual Violence, Armed Conflict, and Land Dispossession (PDF en anglais, 4,68 Mo)