La libéralisation des échanges aggrave-t-elle la pauvreté ?
Ce sont les images qu’évoquent les négociations commerciales à l’échelle mondiale : les rues sont le théâtre de combats, et les centres de conférences se muent en bunkers. Chacun de son côté de la barricade campe sur ses positions. Ce qui a étouffé le débat sur la place publique. Le tiers monde est-il en meilleure santé, moins pauvre, mieux nourri et plus instruit grâce aux échanges ? Ou la vague économique risque-t-elle de faire danser les yachts et de faire naufrager les petites barques ? Il y a fort peu de données qui pourraient donner raison aux uns ou aux autres.
La libéralisation des échanges est censée favoriser la croissance. Cela, nous le savons, dit John Cockbun de l’université Laval à Québec (Canada). Mais nous ne savons pas au juste qui y perd et qui y gagne. Ni comment cela se répercute sur la pauvreté. »
Le hic, entre autres, c’est qu’il n’y a pas de moyen efficace pour mettre en rapport le changement de cap de la politique commerciale et les changements au sein des ménages. Ce qui est vital pour mesurer l’impact du commerce sur la pauvreté.
Jusqu’ici, les économistes se sont servis d’outils comme les modèles informatiques d’équilibre général (CGE) pour mesurer les effets des chocs économiques — tels que la libéralisation des échanges ou la réforme fiscale — sur l’économie en général. Mais non sur les ménages en particulier, la plupart des modèles omettant de le faire ou en étant incapables. [Voir : Modèles informatiques d’équilibre général : rudiments]
« D’ordinaire, les modèles CGE se fondent sur des catégories, comme les ménages ruraux agricoles et non agricoles, précise Cockburn. Ils ne font pas de distinction entre pauvres et nantis au sein de ces catégories. Sans donner non plus une ordre de grandeur quant à la proportion des uns et des autres au sein des diverses catégories. »
Pour surmonter cet obstacle, Cockburn a mis à profit les travaux d’une équipe de chercheurs de pays en développement du Réseau de recherche sur les politiques économiques et la pauvreté (PEP) qu’il codirige. Ce réseau fait partie de l’initiative de programme Impacts micros des politiques macroéconomiques et d'ajustement (MIMAP) du Centre de recherches pour le développement international (CRDI). MIMAP a été lancée en 1990 pour aider les pays en voie de développement à mesurer et à analyser la pauvreté et à améliorer leurs politiques et actions de lutte contre la pauvreté.
Les chercheurs du PEP ont mis au point des modèles CGE pour leurs pays respectifs en Afrique et en Asie afin de prévoir l’incidence des réorientations, comme la baisse des tarifs, sur les revenus des ménages et les prix à la consommation. En conjuguant leurs pronostics aux données tirées des enquêtes sur les ménages uniformisées, ils ont pu brosser un tableau exact des effets sur les revenus réels au sein de chaque catégorie. Ils ont ensuite appliqué les indicateurs de pauvreté standard à ces données afin d’établir un profil pour l’avant et l’après-libéralisation.
Ces indicateurs étaient : le dénombrement des pauvres, pour déterminer le pourcentage des personnes sous le seuil de pauvreté ; l’écart de pauvreté, pour mesurer le recul par rapport au seuil de pauvreté ; et la sévérité de la pauvreté, pour examiner la répartition des revenus entre les ménages pauvres.[Voir : Un résultat type]
Des résultats surprenants
Le modèle a été mis à l’essai dans huit pays (Bangladesh, Bénin, Inde, Népal, Pakistan, Philippines, Sénégal, Viet Nam). Chaque équipe a analysé l’impact sur la pauvreté des politiques de libéralisation des échanges mises en œuvre depuis 1995.
Les chercheurs du PEP analysent maintenant les données issues des études nationales. Il s’agit d’en tirer des conclusions générales, s’il y a lieu, sur les liens entre la libéralisation des échanges et la pauvreté. L’analyse, prévient-il, est encore à l’état embryonnaire. Mais il y a d’ores et déjà quelques surprises.
Par exemple, on pense en général que les branches les plus protégées — le plus souvent le secteur industriel dans les pays en développement — reculeraient, puisque la libéralisation supprime les tarifs douaniers et ouvre les marchés nationaux à la concurrence étrangère. D’autres filières — comme l’agriculture — prendraient de l’expansion en raison des nouveaux débouchés.
« Avant notre étude, dit Cockburn, nous pensions que l’agriculture bénéficierait le plus de la libéralisation des échanges. »
« Mais l’essor des exportations créé par les échanges ne bénéficie pas aux filières agricoles autant qu’aux industrielles. »
La raison, fait-il valoir, en est triple :
- L’écart entre les tarifs douaniers des secteurs agricole et industriel n’était pas aussi prononcé en 1995 qu’il l’était à l’apogée du protectionnisme dans les années 70 et 80. L’effet de la réduction des obstacles au commerce a donc été moins important.
- Les industries locales ont énormément bénéficié de l’importation d’intrants moins chers. Cela a compensé dans les faits la chute des prix nationaux causée par la concurrence de biens manufacturés étrangers bon marché.
- Les filières agricoles sont moins tournées vers les exportations que les filières industrielles dans la plupart de ces pays. Elles ont donc moins bénéficié de la libéralisation des échanges.
Progression des salaires
Les chercheurs ont examiné aussi les effets de la libéralisation sur les salaires et les revenus. Ils ont conclu à une hausse relative des salaires et revenus. Les raisons en étaient inattendues toutefois. On pensait que l’absence de protections tarifaires dans le secteur agricole mettrait les industries agricoles à forte intensité de main-d’œuvre en meilleure position pour saisir des occasions à l’international au lendemain de la libéralisation. Ce qui ferait augmenter la demande d’ouvriers non qualifiés et les salaires. Or, l’étude montre hors de tout doute que l’agriculture n’en a pas bénéficié comme prévu. À quoi faut-il donc attribuer alors la hausse relative des salaires et revenus ? En partie à l’effet tampon du secteur des services, répond Cockburn.
« Il faut savoir que 40 à 60 % des emplois se trouvent dans le tertiaire. Étant donné que ce secteur n’est pas touché directement par la libéralisation des échanges, il ne fait pas face à la concurrence étrangère de manière notable et ses prix n’ont pratiquement pas changé. Résultat, les salaires sont restés relativement stables et, par rapport aux autres facteurs, comme les prix à la consommation qui ont chuté, ils ont grimpé. De sorte que, au sein de l’économie en général, le secteur des services a eu un effet stabilisateur sur les revenus des travailleurs. Cela est tout spécialement important pour les pauvres en milieu urbain. Car ils constituent la majorité des travailleurs dans cette branche. »
Remettre en cause les idées reçues
L’analyse de Cockburn remet en cause des idées reçues.
« D’entrée de jeu, nous pensions que les effets de la libéralisation des échanges sur la pauvreté varieraient d’un pays à l’autre. Mais le dépouillement des données a fait émerger certaines règles qui s’appliquent à tous les pays. Je peux dire que, en général, la libéralisation a eu des effets positifs sur le bien-être et la pauvreté. Surtout pour les ménages urbains. »
Les politiques à conduire
Malgré les effets généralement favorables de la libéralisation, bon nombre de ménages sont encore en difficulté. En effet, l’étude PEP nous enseigne entre autres que les pouvoirs publics doivent se pencher sur la façon dont les travailleurs, agricoles surtout, et leur famille s’adaptent à la nouvelle donne.
« Pour y faire face, il faut se tourner sérieusement vers les possibilités qui s’ouvrent à l’international au lieu de simplement concurrencer les firmes étrangères sur le marché national, dit Cockburn. Il faut savoir où les changements lourds auront lieu, être capable de supprimer les obstacles à cette adaptation et en atténuer les impacts négatifs. Tout à la fois. »
Cela est encore plus difficile en raison de la baisse des rentrées d’argent de l’État. Car les tarifs douaniers ont chuté. « On peut s’interroger sur le montant exact des rentrées, dit Cockburn. Mais tous conviennent qu’elles baisseront en raison de la libéralisation des échanges. »
Voilà qui fait réfléchir. Ce qui laisse aux responsables politiques l’alternative suivante : comprimer les dépenses ou trouver d’autres revenus, en règle générale grâce aux impôts. Cockburn et les chercheurs du PEP sont à « modéliser » divers scénarios. Pour voir lesquels favorisent le plus le bien-être et la lutte contre la pauvreté.
En pesant bien le pour et le contre, les responsables devraient trouver des solutions adaptées à leurs économies. L’expansion qui naît de la libéralisation des échanges se fera-t-elle sous le signe de l’équité ? La réponse, nous la trouvons du côté des barricades.
Un résultat type #resultat
« Si notre modèle montre une hausse de 5 % du revenu moyen d’une catégorie de ménages, nous pouvons appliquer cette augmentation aux données de l’enquête et voir si le revenu de chacun des ménages au sein de cette catégorie a changé, dit Cockburn. En comparant la répartition des revenus avant et après la libéralisation des échanges à un seuil de pauvreté établi, nous pouvons déterminer combien de ménages sont sortis de la pauvreté. »
Modèles informatiques d’équilibre général : rudiments #rudiments
Les modèles CGE décomposent l’économie en cinq éléments : producteurs, facteurs de production (travailleurs, terres, etc.), ménages, pouvoirs publics, reste du monde. Ils créent ensuite des équations qui décrivent le comportement de ces éléments et leur interaction. À l’aide de variables, les chercheurs mettent à l’essai certaines hypothèses pour évaluer les résultats d’une éventuelle inflexion de la politique et cerner les circuits importants par lesquels s’opèrent les changements.
Mais la valeur d’un modèle quelconque dépend des données qui sont disponibles et des hypothèses qui le fondent. Le recours à des enquêtes sur les ménages normalisées a contribué à la fiabilité des données, et la robustesse des hypothèses a été mise à l’épreuve.
Ainsi, dans le modèle du PEP, les chercheurs ont émis des hypothèses sur la façon dont les producteurs locaux s’adapteraient en écoulant leurs denrées à l’international plutôt que sur le marché local. Les chercheurs éprouvent leurs hypothèses et adaptent leurs modèles en reproduisant un événement connu, par exemple les effets d’une réforme fiscale antérieure. Il n’empêche que les modèles ne reproduisent pas de manière exacte le fonctionnement d’une économie. Les modèles valables sont, pour citer Cockburn, des « outils de réflexion ».
Kevin Conway est rédacteur principal à la Division des communications du CRDI.