ÉTUDE DE CAS — Rosario, Argentine : une ville « mordue » d’agriculture urbaine

La ville de Rosario, en Argentine, s’était mise à la culture de jardins potagers pour traverser une crise économique. Aujourd’hui, elle fait figure de chef de file dans la promotion de l’agriculture urbaine.
Vilma Cala a toujours eu de la difficulté à pourvoir aux besoins de ses quatre enfants, qu’elle élève seule à Rosario, en Argentine. Jusqu’à la fin de 2001, son salaire de domestique et le produit de son potager lui avaient permis de nourrir sa famille, mais la crise économique qui secoua alors le pays allait changer la donne.
En janvier 2002, la dévaluation du peso au tiers de sa valeur entraîna Mme Cala au bord du gouffre. « J’ai dû fréquenter les soupes populaires pour nourrir ma famille. C’est terrible de devoir dépendre des autres. Ça me faisait mal, dit-elle, mais je l’ai fait. Quand vous n’avez plus rien à manger, c’est que vous êtes totalement démuni. »
À présent, Mme Cala cultive un grand jardin sur un terrain entrecroisé de lignes de transmission électrique abandonnées. Le jardin produit suffisamment pour lui permettre de vendre des légumes à un marché que la municipalité de Rosario a ouvert spécialement pour les agriculteurs urbains. Mme Cala fait également partie d’un groupe de femmes qui fabriquent des produits de beauté à l’aide de plantes comme l’ortie, l’aloès et la bardane, qu’elles cultivent dans leurs jardins. Grâce aux revenus qu’elle tire de ces produits, à son salaire d’aide domestique et à son potager, Mme Cala réussit mieux, maintenant, à subvenir aux besoins de sa famille.
Il faut dire, en outre, que Vilma Cala a bénéficié d’un programme que la municipalité de Rosario a mis de l’avant en se fondant sur les résultats de travaux de recherche financés par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) et par le Programme de gestion urbaine (PGU) d’ONU-HABITAT, également responsable de la coordination de ces travaux. En cinq ans seulement, le programme — au départ un projet pilote — est devenu un modèle primé, reconnu dans toute la ville ainsi qu’un programme-phare pour les gouvernements municipaux en matière d’intégration et de promotion de l’agriculture urbaine.
Le Programa de Agricultura Urbana (PAU) avait pour objectif premier d’apporter un complément aux programmes municipaux de banques alimentaires destinés aux citadins pauvres. Depuis la prise du pouvoir par la junte militaire en 1976, la misère s’est accrue en Argentine, explique Pedro Pavicich, secrétaire à la Promotion sociale de la Ville de Rosario. Les vastes mesures de privatisation et de réglementation mises en oeuvre par le président Carlos Menem dans les années 1990 y ont effectivement provoqué une intensification du chômage et de la pauvreté. Rosario est une ville d’un million d’habitants située à 300 kilomètres au nord-est de Buenos Aires. Ses 91 collectivités abritent encore 136 000 squatters, et les migrants des régions rurales continuent d’y affluer, précise Pedro Pavicich. La municipalité s’est donc associée à une organisation non gouvernementale locale, le Centro de Estudios de Producciones Agroecológicas (CEPAR), et à un programme national, Pro Huerta, qui soutient le développement de jardins familiaux. L’objectif visé : fournir à 20 groupes des outils de jardinage, du matériel et des semences, élaborer une méthodologie, puis déployer très progressivement le programme à travers toute la ville.
Pendant ce temps, toutefois, l’angoisse rongeait tout le pays, et les Argentins manifestaient en force. Des centaines de citoyens se massaient tous les jours à Rosario devant les bâtiments des gouvernements municipaux, d’État et fédéraux pour exiger du travail ou de l’aide. Les besoins de la population étaient si criants que les responsables du PAU ont dû mettre les bouchées doubles : ils ont commencé à distribuer de plus en plus de matériel pour lancer les citadins dans l’agriculture urbaine. Plus d’une centaine de personnes participaient aux trois cours hebdomadaires sur l’agriculture biologique, et transmettaient à leur tour les connaissances acquises à leurs voisins.
« Nous n’en revenions pas, de s’exclamer Antonio Lattuca, coordonnateur du programme. L’agriculture urbaine permettait d’atténuer le découragement des gens et de leur redonner espoir. Après tout, vous mettez une semence en terre, et la semaine suivante, vous pouvez déjà voir une jeune pousse. »
Bientôt, la ville compta plus de 800 groupes de jardiniers. Un plan d’aide national aux chefs de ménage en chômage, le Plan Jefas y Jefes de Hogar Desocupados, aida à convaincre les citadins à tenter leur chance en agriculture urbaine. Administré par les gouvernements locaux, le plan prévoyait le versement de 150 pesos par mois (50 USD) aux participants qui s’engageaient à exécuter certains travaux, à faire du travail communautaire, à suivre des cours de préparation à l’emploi ou à étudier. Bon nombre de ceux qui ont signé l’entente ont choisi de travailler en agriculture urbaine. Antonio Lattuca explique que ce plan a été une véritable bénédiction pour les agriculteurs urbains, puisqu’il leur a permis de survivre pendant les premiers mois, lorsque leurs jardins ne produisaient pas encore.
Le projet de recherche financé par le CRDI est arrivé à point nommé : il a aidé la Ville de Rosario à se sortir d’une situation de gestion de crise pour jeter les fondements d’une stratégie d’agriculture urbaine à long terme. Le CRDI et les responsables du PGU d’ONU-HABITAT souhaitaient mettre au point des méthodes et des instruments permettant d’intégrer l’agriculture à la planification urbaine. Cette recherche, à laquelle ont également participé les villes de Cienfuegos, à Cuba, et de Governador Valadares, au Brésil, alliait des consultations municipales et des études.
De mai 2002 à avril 2003, le Centro de Estudios del Ambiente Humano (CEAH) de l’Université nationale de Rosario, le CEPAR et plusieurs services municipaux — dont le service d’urbanisme et le bureau d’enregistrement des titres fonciers — ont établi, en collaboration, un registre des terrains vacants dans la ville. Cet exercice a permis à la municipalité de s’attaquer au problème de l’occupation illégitime des terrains vacants, pratique qui avait vu le jour pendant la crise économique. Désignée communément d’« usurpation pacifique », la situation était tolérée par le PAU, ce qui n’avait toutefois pas l’heur de plaire aux autres services municipaux.
Constatant l’absence de communication entre les différents intervenants municipaux, les partenaires du projet ont organisé un atelier à l’intention des différents services, et les intérêts apparemment conflictuels ont progressivement cédé la place à un consensus. Le Servicio Público de la Vivienda (SPV), par exemple, qui avait pour mandat d’empêcher que les squatters ne s’installent en permanence sur des terrains réservés à la construction, a commencé à constater qu’il pourrait être avantageux de céder officiellement ces terrains aux jardiniers pour une période déterminée, explique Laura Bracalenti, architecte auprès du CEAH.
Prêter les terres comportait également d’autres avantages. En effet, avant de pouvoir les cultiver, les jardiniers devaient les débarrasser des mauvaises herbes et des débris, ce qui n’est pas une mince tâche. « Ce travail coûte cher lorsqu’il faut engager des gens pour le faire », explique Mme Bracalenti.
Les agriculteurs urbains souhaitaient eux aussi parvenir à une entente. Leur labeur constituait leur investissement, et ils ne tenaient certainement pas à risquer d’être expulsés du jour au lendemain. À la lumière des commentaires de toutes les parties intéressées, les partenaires du projet ont compris que la Ville devait se doter d’un nouveau règlement qui permette l’établissement d’un mécanisme rapide et efficace d’officialisation de la cession temporaire de terrains aux fins d’agriculture urbaine. En vertu du règlement, approuvé par le maire en septembre 2004, le PAU était également responsable de gérer la banque de données accumulées sur les terrains vacants utilisés pour l’agriculture.
Vivre de l’agriculture urbaine
Une fois les pires moments de la crise économique passés, certains ont abandonné leurs jardins. En dépit de ces abandons, toutefois, le programme comptait toujours 600 groupes de jardiniers fermement engagés, et demeurait centré sur son objectif initial : faire de l’agriculture urbaine une source d’emploi et un moyen de réduire la pauvreté à Rosario. D’après le PAU, l’agriculture urbaine devait pouvoir rapporter aux jardiniers quelque 785 pesos par mois (260 USD), ce qui représentait environ l’équivalent du seuil de pauvreté en Argentine.
Il était manifeste, toutefois, que pour atteindre cet objectif, les jardiniers devaient produire davantage, ajouter de la valeur à leurs produits et vendre plus. C’est pourquoi, en 2003, le PAU a mis en place sept marchés hebdomadaires dans différents quartiers de la ville. L’organisation a fourni des auvents jaunes — caractéristique commune de ces marchés — des nappes à carreaux rouges et blancs et de grands paniers plats en osier. Elle s’est aussi chargée de coordonner le transport des produits des jardins.
L’abondant et coloré contenu de chacune des tables est l’aboutissement d’une histoire personnelle où s’entremêlent difficultés économiques, combats et espoir. Raquel Perez, par exemple, tire entre 100 et 120 pesos par semaine des ventes qu’elle réalise dans deux des sept marchés. Elle a commencé à cultiver son jardin il y a cinq ans. À 55 ans, personne ne voulait l’embaucher, explique-t-elle. Lorsque son époux, qui occupe un emploi précaire, a tenté de la dissuader de jardiner sous prétexte qu’elle s’exposerait trop au soleil, elle s’est mise à lui faire payer les coûts de leurs repas et a eu soin de lui montrer la note totale après deux mois, ce qui a su faire taire ses objections. Depuis, elle a pris goût à jardiner. « C’est mon second chez-moi », affirme-t-elle.
Les jours de marché, Gabriel Herredia gagne entre 50 et 80 pesos. Il fait partie d’un groupe de quatre citoyens âgés qui cultivent une parcelle de terrain que leur a cédée le SPV. Âgé de 64 ans, il attend impatiemment de toucher sa pension mensuelle de 400 pesos. Pour l’instant, toutefois, l’argent qu’il tire de la vente des produits de son jardin ajouté à sa prestation d’aide aux chefs de ménage en chômage sont les seules sources de revenu dont il dispose pour subvenir à ses besoins comme à ceux de son épouse. Il a l’intention de continuer à jardiner « tant qu’il le pourra », même lorsqu’il touchera sa pension.
Chacun des marchés propose une vaste gamme de produits de la terre et de fabrication artisanale. Le dimanche, au marché du centre-ville qui surplombe le fleuve Paraná, on retrouve même du pain, des biscuits et des confitures. Maria Casano y vend des pots de marmelade, des marinades de légumes, des sauces, des sirops et des fruits en conserve préparés par sa coopérative. Elle précise que son groupe, qui vend ses produits dans plusieurs magasins, achète 30 % de ses ingrédients des jardiniers urbains.
Les produits de beauté naturels que fabriquent Vilma Cala et son groupe sont également en vente dans tous les marchés, sous la marque de commerce Rosario Natural. La conception de la marque, des étiquettes de produits et des présentoirs de table a été rendue possible grâce au soutien financier de l’International Institute for Economic Cooperation de l’Italie.
Vilma Cala déplacera bientôt ses pots de teinture et de crème de la petite maison qu’elle habite avec ses enfants et sa mère à un atelier que le PAU a construit à l’intention des 12 fabricantes de produits de beauté. Cet atelier occupe une partie d’un petit entrepôt remis à neuf, en bordure du fleuve. Une fois sa certification obtenue, il accueillera 30 fabricantes de cosmétiques. Dans une salle de transformation des légumes située à l’autre extrémité du bâtiment, des travailleurs à temps partiel préparent entre 60 et 80 plateaux de légumes pré-coupés et mélangés qui serviront à la préparation de salades, de soupes et de tartes qui feront les délices des Argentins. L’installation a la capacité de produire 2 000 plateaux par semaine. Le PAU cherche à accroître son approvisionnement en légumes auprès des agriculteurs urbains afin de stimuler les ventes de ces aliments dans les marchés et de créer de nouveaux points de distribution.
Aménager des parcs-jardins
L’intensification de la demande de leurs produits a permis aux agriculteurs urbains d’accroître leur production, et a incité le PAU à consolider sa démarche et son soutien communautaires. Grâce à la recherche financée par le CRDI, le PAU a repéré un grand nombre de terrains ne convenant pas à la construction immobilière, mais très bien à l’agriculture. Les grandes parcelles de terrain situées en bordure des routes, des voies ferrées et des cours d’eau sont devenues des sites de choix que le PAU recommande aux jardiniers, parce qu’ils pourront être cultivés indéfiniment (une fois l’autorisation officielle obtenue). Par ailleurs, le PAU s’est mis à creuser des puits et à distribuer des pompes à eau.
Il a également fallu innover, lorsque le seul terrain disponible pour une collectivité s’est révélé être la réserve naturelle de Bosque de los Constituyentes. Les responsables du PAU ont demandé au service municipal des parcs et des sentiers piétonniers l’autorisation de pratiquer l’agriculture dans un champ situé sur la réserve. Le service a accepté, à la condition que les jardins soient attrayants. C’est ainsi qu’est née l’idée de créer des parcs-jardins.
À l’heure actuelle, le parc-jardin de Bosque de los Constituyentes est encore au stade de la planification. Toutefois, le CRDI contribue à la réalisation du concept à Molino Blanco, l’un des six quartiers où le SPV a mis de l’avant un programme financé par la Banque interaméricaine de développement visant à déplacer les familles qui vivent dans des secteurs à risques et à offrir à tous les citoyens des services de base, comme l’enlèvement des déchets. Le quartier de Molino Blanco, dans le sud de la ville, convient particulièrement bien à l’aménagement d’un parc-jardin.
Le Groupe sur le logement à prix modique de l’Université McGill, au Canada, a décidé d’intégrer le projet Molino Blanco à des travaux de recherche financés par le CRDI et englobant également des projets menés à Colombo, au Sri Lanka et à Kampala, en Ouganda. L’objectif de ces travaux — que cofinancent également l’Université McGill et le PGU d’ONU-HABITAT — est de trouver des moyens d’intégrer l’agriculture aux plans de développement ou d’amélioration de quartiers résidentiels à faible revenu.
Le SPV et le PAU ont abondamment consulté les citoyens. Ceux qui devaient déménager ont choisi eux-mêmes l’endroit où ils éliraient domicile. Les jardiniers ont également participé à la conception du parc-jardin avec des architectes appartenant au CEAH de Rosario et avec des architectespaysagistes.
La municipalité a entrepris les travaux d’aménagement du parc-jardin de Molino Blanco à la mi-mars 2006. À cette occasion, Pedro Pavivich a déclaré que le parc comporterait des aires éducatives à l’intention des étudiants, des sentiers de randonnée et un terrain de soccer, et le PAU a dévoilé le petit tracteur et la charrue à usages multiples qui seraient utilisés dans les parcs-jardins. Le PAU a acheté le matériel nécessaire avec les 30 000 USD rattachés au Prix international de Dubaï 2004 qui récompense les meilleures pratiques pour l’amélioration du cadre de vie, l’un des nombreux prix qu’a mérités le PAU.
L’aménagement d’un autre parc-jardin est prévu dans le quartier de La Tablada, qui longe l’autoroute menant à Buenos Aires. Le projet, qui s’inscrit dans l’imposant programme de développement du service de la Planification municipale, prévoit en effet l’aménagement d’un parcjardin de 17 kilomètres en bordure du fleuve.
La détermination avec laquelle le service de la Planification entend mener à bien le projet de parc-jardin de La Tablada et les efforts déployés par le SPV à Molino Blanco montrent bien que les plus grands espoirs sont permis lorsque les gouvernements locaux soutiennent et favorisent l’agriculture urbaine. Bénéficiant d’un tel degré de coopération, il y a fort à parier que le PAU réussira à aider ses participants à se sortir de la pauvreté. « Nous disposons des moyens nécessaires pour vaincre la pauvreté, déclare le coordonnateur du programme, Antonio Lattuca. Selon nous, l’agriculture urbaine est la voie à suivre. »
Cette étude de cas a été rédigée par Louise Guénette de la Division des communications du CRDI.
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