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Après la guerre de l'eau, la recherche d'un terrain d'entente

 

Après avoir tenté en vain, à 32 reprises, d’arriver à un consensus autour des lois sur l’eau et à la suite d’un conflit meurtrier au sujet des droits d’utilisation de l’eau, des chercheurs boliviens financés par le CRDI ont aidé leur pays à se doter d’une loi qui fait l’unanimité.

« Nous ne pouvons nous permettre que les dispositions juridiques soient abrogées ou abolies quelques jours ou quelques mois après leur adoption. »

— Juan Carlos Alurralde, Comisión para la Gestión Integral del Agua en Bolivia 

Le défi sur le plan du développement : passer des conflits à la collaboration en vue de la mise en place d’un cadre juridique

En Bolivie, l’eau est depuis toujours un sujet de controverse. Elle se fait rare dans l’ensemble de la région andine, et dans ces autres zones qui jouissent de pluies abondantes, l’accès à l’eau est ardemment débattu. Il a donc été extrêmement difficile de s’entendre sur la façon dont cette ressource devait être régie, et sur les droits d’utilisation de l’eau.

À preuve, le gouvernement bolivien a proposé 32 versions différentes d’une nouvelle loi sur l’eau – abordant tous les aspects et appelée à remplacer une loi relevant de l’époque coloniale et datant de 1906. Toutes ont été rejetées.

En 1998, la question a atteint un point critique lorsque le gouvernement a proposé une loi sur la privatisation de l’eau et a accordé à la société privée étrangère Aguas del Tunari une concession de vente d’eau à Cochabamba. La société privée n’a rien eu à débourser pour la concession, qui lui a été accordée sans égard pour les utilisateurs habituels de la ressource.

Pour la première fois depuis longtemps dans ce pays, des groupes sociaux se sont mobilisés et ont contesté. Si bien qu’en 2000, le pays se trouvait paralysé par des blocages de rues et de routes; il y avait des émeutes meurtrières et le gouvernement, déstabilisé, était au bord de la crise. La « guerre de l’eau » en Bolivie a fait la une des journaux de par le monde.

Le gouvernement a été forcé de rompre le contrat de concession et de promettre un débat plus ouvert. En réaction à la suggestion formulée par des organisations sociales et des organismes de la société civile, on a créé un conseil distinct, le Consejo Interinstitucional del Agua (CONIAG), chargé de tenir des consultations publiques en vue de la rédaction d’une loi sur la gestion de l’eau.

C’était là une mesure fort inusitée car, en Bolivie, il est rare qu’on fasse ainsi participer la population au processus de formulation des politiques.

L’ingénieur-hydraulicien bolivien Juan Carlos Alurralde (surnommé Oso Andino) a vu dans la création du CONIAG l’occasion unique de définir une stratégie de gestion de l’eau sur mesure pour la Bolivie. M. Alurralde est directeur d’Agua Sustentable, une organisation non gouvernementale (ONG) qui s’intéresse à la question de l’eau et qui est membre de la Comisión para la Gestión Integral del Agua en Bolivia (CGIAB), un réseau d’ONG, d’organismes de recherche et de groupes de la société civile.

Habitué de travailler à la fois avec les groupes sociaux et le gouvernement, il était convaincu qu’un dialogue reposant sur des recherches sérieuses déboucherait sur un modèle de gestion de l’eau équitable et efficace autour duquel tous se rallieraient. Cependant, une grande méfiance régnait entre les groupes sociaux et le gouvernement, et tous savaient qu’il serait éminemment difficile de s’entendre.

L’idée : un heureux mariage entre consultation de la base et techniques de pointe

Par des simulations au moyen d’un modèle mathématique de pointe, les chercheurs ont illustré l’efficacité de diverses stratégies en matière de droits d’utilisation de l’eau, données essentielles lorsqu’on se propose de rédiger une loi sur l’eau. Les chercheurs étaient pourtant conscients que, contrairement au gouvernement, les groupes sociaux ne disposaient pas d’experts capables d’évaluer la recherche et que, s’ils ne trouvaient pas la recherche crédible, ils la rejetteraient.

Ils ont donc décidé d’inclure dans le processus de recherche les groupes sociaux qui s’étaient opposés à la loi sur l’eau. Ils les ont invités à participer à la conception de la recherche et à la collecte de données et les ont tenus au courant des constatations. Les chercheurs ont ainsi adopté une approche à la fois technique et sociale.

Le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) a accordé une subvention de 270 000 CAD à ce projet de recherche, qui s’est déroulé de 2002 à 2005.

« Négligez de consulter la population aujourd'hui et elle se soulèvera demain. »

– Juan Carlos Alurralde

La recherche : analyser deux options faisant l’objet de débats orageux

Les chercheurs ont utilisé un modèle de simulation mis au point par l’Institut hydraulique danois (DHI) pour recréer sur ordinateur certains des réseaux hydrographiques du pays, en prenant soin de tenir compte des variations saisonnières. Ils ont inséré dans le modèle des données cartographiques de même que des données sur l’eau, les précipitations et le climat. Ils ont établi la carte des droits d’utilisation de l’eau grâce à un système d’information géographique (SIG).

Ils ont également créé une base de données des droits coutumiers (ou traditionnels) d’utilisation de l’eau grâce à des travaux et à des enquêtes menés sur le terrain, parcelle par parcelle.

On s’est assuré le concours de membres de groupes d’irrigation et d’agriculteurs pour réunir cette information, qui a servi à faire des projections afin de déterminer quelle stratégie serait la plus efficace : celle que le gouvernement préconisait ou celle que les collectivités indigènes estimaient la plus convenable.

Sur le terrain : éclairer le débat

Tout un éventail d’acteurs, dont des chercheurs, des membres de mouvements sociaux de la base et d’ONG, des techniciens du secteur public, des universitaires et de hauts fonctionnaires ont débattu et convenu, avec les chercheurs, des questions à traiter, des méthodes à utiliser et des résultats attendus de la recherche.

Les chercheurs avaient simulé deux scénarios : accorder des concessions selon une unité de volume par unité de temps (litres par seconde) aux fins d’utilisations précises ou gérer l’eau selon les utilisations traditionnelles et coutumes existantes reposant sur la propriété collective de la ressource, aux fins d’utilisations multiples. Ils avaient également évalué la quantité d’eau perdue (notamment au cours de la filtration et en raison de fuites).

La recherche a révélé que la stratégie mise de l’avant par le gouvernement (unité de volume par unité de temps) se traduirait par une utilisation encore plus inefficace de l’eau, accentuerait les différences dans l’accessibilité à l’eau existant déjà entre les collectivités et, dans de nombreux cas, entraînerait même des pénuries d’eau.

Le résultat : les droits d’utilisation de l’eau sont maintenant inscrits dans une loi

Le 8 octobre 2004, le gouvernement de la Bolivie a promulgué la Loi 2878 (Ley numero 2878, de Promoción y Apoyo al Sector Riego). Cette loi tient compte des constats de la recherche menée par Agua Sustentable en ce qu’elle reconnaît les usages et les droits traditionnels et garantit aux indigènes et aux agriculteurs des droits d’utilisation de l’eau aux fins d’irrigation. La Loi 2878 a d’ailleurs reçu l’approbation générale.

L’adoption de cette loi, qui codifie les droits relatifs à l’un des principaux usages faits de l’eau en Bolivie, marque un grand pas vers la formulation d’une loi sur l’eau plus générale. Par ailleurs, pour l’une des toutes premières fois en Bolivie, les données probantes issues de la recherche ont servi de base à une loi. Qui plus est, l’adoption de cette loi prouve que les politiques touchant à l’eau ne doivent pas nécessairement faire l’objet de controverses qui dégénèrent en conflit.

Mise en application de la loi

Une deuxième phase du projet a été entreprise en avril 2005, avec, comme objectif principal, la mise à l’épreuve des méthodologies de recherche dans des conditions plus complexes, afin d’élaborer une réglementation qui permette la mise en application de la loi et de veiller à ce que cette mission d’ordre législatif donne lieu à des avantages concrets.

L’une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement, élu à la fin de 2005, fut de créer un ministère de l’Eau chargé de gérer la ressource et les enjeux connexes.

Les membres de l’équipe d’Agua Sustentable ont grandement contribué à cette démarche en facilitant l’organisation de groupes de pression en faveur de ce ministère, en participant aux travaux menant à sa constitution et en y assumant des rôles clés dès sa création. Le premier sousministre aux services de base, par exemple, est un membre de l’équipe d’Agua Sustentable.

À l’heure actuelle, les chercheurs testent et peaufinent la procédure de reconnaissance et d’enregistrement des droits légitimes à l’eau. Leurs travaux permettront de créer un registre des droits traditionnels à l’eau qui habilitera les indigènes, les paysans et les petits exploitants agricoles à exercer leurs droits ancestraux d’utilisation de la ressource.

Des avantages concrets : le droit à l’eau est la clé du développement économique

Les économistes et d’autres professionnels du développement sont d’avis qu’il est important de bien établir et de garantir les droits d’utilisation de l’eau et d’autres ressources naturelles afin d’assurer la croissance économique, l’équité et la gestion durable des ressources.

L’utilisation des systèmes d’information géographique les plus avancés ainsi que le développement d’une base de données commune permettant d’inscrire les droits des utilisateurs de l’eau sont des moyens très efficaces et économiques de garantir aux petits agriculteurs boliviens leurs droits à l’eau traditionnels, de les encourager à investir pour accroître le rendement de leurs terres et de contribuer à désamorcer les conflits.

Les défis de l’avenir : exporter la stratégie

Les chercheurs doivent maintenant examiner si la démarche élaborée par Agua Sustentable pourrait permettre de résoudre d’autres conflits relatifs à l’eau ou être utilisée dans d’autres pays. La Loi 2878 prévoit la création d’un office national qui sera chargé d’accorder les droits d’utilisation de l’eau. Agua Sustentable cherche à présent à définir comment les outils mis au point dans le cadre de son projet de recherche pourraient être adaptés de façon à permettre d’appliquer les modalités fondées sur la recherche à la gestion des voies d’eau à l’échelle internationale.

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