S’attaquer au double fardeau du travail pour les femmes en milieu rural

Ce mois-ci, la Commission de la condition de la femme des Nations Unies se réunit à New York. Le thème de la réunion est l’autonomisation économique des femmes dans un monde du travail en pleine évolution. Et la conversation portera principalement sur des femmes comme moi, c’est-à-dire des femmes qui travaillent dans les bureaux ou qui sont salariées, et qui doivent jongler avec leurs responsabilités au travail, les enfants et les tâches domestiques. En tant que mère monoparentale qui travaille à temps plein, je sais malheureusement trop bien en quoi consiste le double fardeau du travail.
Malheureusement, ces conversations internationales au sujet de l’autonomisation économique des femmes et des soins non rémunérés excluent certaines des femmes qui en ont le plus besoin : les agricultrices en milieu rural. Il s’agit de ces millions de femmes qui effectuent des travaux agricoles dans les petites exploitations familiales partout en Afrique et dans une bonne partie des pays en développement.
J’ai grandi dans une de ces fermes, dans un petit village du Kenya. Mes plus lointains souvenirs sont liés à ma famille — ma mère, mes cinq soeurs et mes deux frères — qui cultivaient les champs et qui élevaient du bétail. Lorsqu’elles en avaient terminé avec les travaux de la ferme, ma mère et mes soeurs commençaient une toute nouvelle série d’activités : aller chercher de l’eau, faire la cuisine, laver les vêtements et accomplir toutes les autres tâches domestiques. Et pourtant, d’après de nombreux critères officiels, il ne s’agit pas d’un « vrai travail ».
Mais si on creuse un peu plus en profondeur pour savoir comment les agricultrices occupent leur temps, c’est clair qu’elles font face plus que quiconque à un double fardeau du travail. Des données des Nations Unies sur les femmes montrent que les femmes en milieu rural passent plus de temps que les femmes et les hommes en milieu urbain à accomplir des tâches liées à la reproduction et des tâches domestiques, y compris le temps consacré à aller chercher de l’eau et du combustible, à prendre soin des enfants et des malades et à préparer la nourriture.
Au Malawi, par exemple, les femmes rurales consacrent en moyenne 9,1 heures par semaine à aller chercher de l’eau et du bois de chauffage, comparativement à 1,1 heure par semaine pour les hommes. Collectivement, les femmes des zones rurales en Afrique subsaharienne consacrent environ 40 milliards d’heures par année à aller chercher de l’eau, ce qui équivaut à une année entière de travail par la totalité de la population active en France. En Tanzanie seulement, améliorer l’accès à l’eau pourrait libérer des heures de travail pour les femmes, et si on convertissait ces heures en travail rémunéré, cela reviendrait à 1 million de nouveaux emplois à temps plein pour les femmes.
Lorsque les agricultrices des milieux ruraux effectuent des activités agricoles et économiques en plus de leurs tâches domestiques, c’est la santé et la nutrition de leurs familles — et plus particulièrement celles des enfants — qui sont en jeu. Au Kenya, des études sur les laiteries ont montré que dans les familles qui possédaient plus de vaches, les mères étaient davantage susceptibles de cesser d’allaiter plus tôt, d’introduire des aliments de sevrage avant six mois et de laisser leurs enfants sous la surveillance d’un enfant plus âgé pour aller soigner les vaches.
Nous savons que des politiques relatives aux soins non rémunérés et au fardeau des tâches domestiques peuvent être élaborées pour des populations entières, y compris les femmes en milieu rural. Immédiatement après avoir pris le pouvoir en mars 2015, le président de l’Uruguay Tabaré Vázquez a annoncé la mise en oeuvre de sa politique phare, celle du Système national de soins. Ce programme avait pour but de fournir des soins aux enfants et aux personnes âgées. La politique couvre l’ensemble du pays et repose sur le raisonnement qu’en offrant ces soins, on accroît la participation des femmes à l’emploi officiel et aux autres activités économiques, tout en contribuant à l’égalité entre les sexes.
Bon nombre de ceux qui travaillent à l’élaboration de programmes et de politiques en matière d’agriculture pensent que réduire le fardeau des tâches domestiques pour les femmes ne fait pas partie de notre mandat. Mais ils se trompent lourdement.
En réalité, nous pouvons apporter notre aide à plusieurs égards.
Premièrement, en élaborant des innovations qui réduisent le temps nécessaire aux tâches domestiques non rémunérées et la corvée qu’elles représentent. Dans de nombreux pays d’Afrique, par exemple, les haricots sont un aliment important et la principale source de protéines du régime alimentaire. Malheureusement, aller chercher l’eau et le bois de chauffage et faire cuire les haricots peut prendre de deux à trois heures aux femmes. En 2015, des chercheurs du Kenya et de l’Ouganda ont mis au point des produits à base de haricots précuits qui réduisent le temps de cuisson à seulement 10 à 15 minutes. Cette innovation permet aux femmes de s’adonner à des activités rémunérées.
Deuxièmement, nous pouvons changer la manière dont nous travaillons avec les petits agriculteurs, hommes et femmes. En ouvrant le dialogue, en faisant appel aux médias et en mobilisant les hommes et les garçons, ceux qui travaillent dans l’agriculture peuvent changer les normes sexospécifiques et les stéréotypes caractérisant les tâches domestiques. Ces dialogues peuvent influer sur la division du travail selon les sexes et conduire à un partage plus équitable des tâches entre tous les membres de la famille. Dans un projet sur le poisson au Malawi et en Zambie, des chercheurs font appel au théâtre communautaire pour changer les normes et les pratiques entourant la pêche et les travaux domestiques. Inviter les hommes et les femmes à jouer les différents rôles qui leur sont attribués — et à illustrer les contraintes qu’ils doivent affronter réciproquement — ouvre un espace de discussion sur le partage de la charge de travail. En conséquence, davantage d’hommes font leur part de tâches domestiques et davantage de femmes entreprennent des activités génératrices de revenus, comme le commerce du poisson.
Troisièmement, nous devrions investir dans l’évaluation et le suivi de l’emploi du temps des femmes. En mesurant le temps que les femmes en milieu rural consacrent aux activités économiques et aux tâches domestiques, nous sommes plus à même de déterminer comment améliorer leur existence et de repérer les meilleurs moyens de réduire le fardeau des soins non rémunérés. En 2013, le programme Feed the Future de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) a établi le Women’s Empowerment in Agriculture Index (indice d’autonomisation des femmes en agriculture). À l’aide de cet indice, les personnes qui travaillent dans le domaine de l’agriculture et du développement peuvent suivre les incidences de leurs innovations sur l’emploi du temps des femmes.
Profitons de la réunion de la Commission de la condition de la femme à New York pour prendre en compte le travail accompli par des millions d’agricultrices en milieu rural et pour veiller à ce que les résolutions et les recommandations concernant les soins non rémunérés qui résulteront de cette réunion bénéficient aux agricultrices rurales.
La version originale anglaise de cette lettre éditoriale a été publiée dans devex.com le 27 mars 2017.
Jemimah Njuki gère un portefeuille de projets liés à l’agriculture, à la sécurité alimentaire et à l’autonomisation des femmes au CRDI.