Réclamer le droit à la vie privée : une occasion de remettre en question l’inégalité entre les sexes
Qu’arrive-t-il si, en essayant de rendre le développement plus équitable, nous créons des risques qui affectent de façon disproportionnée les personnes selon leur sexe ?
Les programmes de développement visent à être durables et équitables, en partie en reconnaissant les répercussions de l’inégalité sous toutes ses formes, qu’elle soit fondée sur le sexe, l’origine ethnique, le statut socioéconomique, ou la géolocalisation. On peut citer en exemple l’adoption des objectifs de développement durable (ODD). Cependant, le suivi des progrès réalisés par rapport à ces objectifs exige une révolution de l’information - la révolution des données - afin de connaître et de surveiller le paysage socioéconomique, politique, environnemental, éducatif et de la santé. Cela s’explique surtout par le fait que, lorsque les objectifs du Millénaire pour le développement ont pris fin en 2015, les organisations d’aide ont réalisé que les renseignements étaient tout simplement insuffisants pour démontrer de véritables progrès.
Depuis ce temps, les technologies numériques ont été utilisées comme des outils clés pour soutenir cette transformation informationnelle. Le « numérique au service de l’intérêt général » est maintenant encouragé et alimenté par un large éventail d’acteurs mondiaux, des Nations Unies jusqu’au Forum économique mondial. Partout, les acteurs du développement parlent de l’importance de « comptabiliser » et de « rendre l’invisible visible ».
Néanmoins, en aspirant à réaliser ces objectifs, nous devons comprendre de façon critique les lacunes qui peuvent nuire à nos objectifs en perpétuant les défis existants. Par exemple, les données sont souvent présentées comme étant neutres du point de vue sexospécifique, mais la façon dont elles sont utilisées en combinaison avec l’innovation technologique démontre que ce n’est certainement pas le cas. Si les données sont mal utilisées ou mal interprétées, elles peuvent renforcer et même accroître les inégalités et les biais existants. En tant que moyen essentiel pour appuyer les ODD, nous devons nous poser des questions quant à la pertinence des données qui sont recueillies pour comprendre les risques et les mesures que nous pourrions prendre pour relever les défis. De plus, nous devons examiner d’un œil critique certaines des innovations qui sont perçues comme des solutions.
En ce qui concerne la vie privée et les droits de la personne, il est particulièrement important d’examiner, sous un angle sexospécifique, la collecte et l’utilisation des données. Cela est nécessaire pour comprendre les répercussions à la lumière des structures politiques et socioéconomiques, ainsi que des rôles sexospécifiques définis par la société, qui nuisent à la capacité des gens à remettre en question la dynamique existante.
Par exemple, un procédé d’identité visant à faciliter la prestation des services gouvernementaux, et l’accès à ceux-ci, peut sembler anodin. Cependant, lorsque ce procédé est déployé dans un cadre oppressif et sans les mesures de protection nécessaires, il peut se transformer en un outil de contrôle et de surveillance. Cela peut mener à l’exclusion de certaines personnes et de certains groupes dont on dresse le profil et que l’on cible, comme ceux qui cherchent à obtenir des soins de santé reproductive et sexuelle.
L’exploration de données, le profilage, ainsi que les autres techniques de catégorisation qui constituent de plus en plus les activités principales des industries dans bon nombre de secteurs de services signifient que le genre d’une personne devient un identificateur. Ce dernier peut servir à vous auto-identifier, ou peut être présumé fondé sur votre historique en ligne, vos intérêts ou les personnes avec qui vous interagissez à l’échelle des services. Par ailleurs, il se pourrait que votre sexe ne soit tout simplement pas reconnu, c’est-à-dire le défi auquel les personnes transgenres et les personnes de genres différents sont confrontées dans le monde entier.
Pourquoi est-ce important ? Cet identificateur de genre est important, car il peut être utilisé pour discriminer ou exclure des personnes, et il peut aussi faire l’objet d’abus, ou être utilisé ou vendu comme une marchandise. En fait, le recours généralisé aux technologies de l’information et de la communication ouvre grand les portes à la collecte et au stockage des données personnelles pour tous, secteurs public et privé confondus. En l’absence de lois rigoureuses sur la protection des données et des renseignements personnels, l’utilisation à mauvais escient de l’information nous expose à toutes sortes d’abus, non seulement le profilage selon le sexe, mais également le profilage ethnique, le vol d’identité, ainsi que le ciblage et la réduction au silence des activistes. Les conséquences de ces abus peuvent être catastrophiques.
En compagnie de Privacy International, le CRDI a appuyé la capacité stratégique et de recherche en matière de vie privée en ligne dans l’ensemble des pays du Sud, et ce, depuis plus de dix ans. Ces efforts visent à aider à s’assurer que la protection de la vie privée est reconnue et érigée en priorité dans les cadres juridiques, technologiques et stratégiques. Grâce au réseau de recherche sur la protection de la vie privée et le développement, des organisations de la société civile, des chercheurs et des organismes juridiques ont mené des recherches de qualité sur les questions de protection de la vie privée, et ont soutenu la participation à l’élaboration de politiques sur la protection des renseignements personnels en ligne aux échelons national, régional et international.
Dans un récent rapport sur l’intersection du sexe et de la vie privée qui s’intitulait From oppression to liberation: Reclaiming the right to privacy, Privacy International offre une analyse critique de la façon dont les interprétations particulières du droit à la vie privée ont été (mal) utilisées pour renforcer davantage les rôles sexospécifiques et maintenir les systèmes de gouvernance patriarcaux aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée.
Dans les années à venir, si nous plaidons en faveur de la protection de la vie privée et des droits de la personne, nous devrons rejeter les interprétations des droits qui renforcent les déterminants rigides de l’identité sexuelle. Les droits de la personne sont une condition nécessaire du développement humain, et les sociétés démocratiques importantes doivent offrir aux citoyens un espace sécurisé pour développer leur propre identité et leur libre pensée.
La lutte contre la surveillance exercée par le gouvernement et les entreprises, ainsi que la réification de l’identité sexuelle inflexible, constituent une lutte contre les déséquilibres de pouvoir. Ainsi, comment les organisations de développement peuvent-elles réaliser leur travail d’une manière qui respecte la vie privée et qui ne renforce pas l’inégalité existante entre les sexes ? Cette question donne l’occasion de faire avancer la discussion avec les intervenants qui partagent une vision semblable du changement, et de présenter une autre interprétation de la vie privée, c’est-à-dire une qui protège au lieu de nuire; qui autonomise au lieu d’opprimer; et qui permet aux personnes de se définir elles-mêmes en dehors des définitions imposées de l’extérieur.
Par ailleurs, cette question permet également à ceux qui mènent des recherches multidisciplinaires de partager leur expertise et leurs connaissances. Le droit à la vie privée ne peut pas être défendu par un groupe uniforme de personnes. Si nous voulons que le droit à la vie privée devienne un droit pour tous, et non pas le privilège d’un petit groupe de personnes, des personnes de tous les genres et de diverses origines culturelles devront devenir des acteurs du changement.
La réclamation du droit à la vie privée en tant que droit fondamental pour les femmes, les personnes transgenres et les personnes de genres différents peut offrir une protection contre le patriarcat et les systèmes d’oppression, et nous devrons être prêts à relever ce défi pour soutenir l’égalité entre les sexes. Nous espérons que d’autres joindront nos rangs.