Pourquoi les droits fonciers des femmes sont essentiels

« Pourquoi gaspiller des terres pour elles ? » C’est ce que le fonctionnaire du comté a dit à mon père, lorsqu’il a décidé de diviser les terres de façon égale entre ses huit enfants, deux fils et six filles.
La nouvelle constitution au Kenya venait d’être promulguée en 2010, et elle s’accompagnait d’une disposition qui prévoyait l’égalité entre hommes et femmes relativement aux droits d’hériter de terres. À l’évidence, la raison pour laquelle les gouvernements doivent faire appliquer ces droits est claire. Des études montrent que les terres enregistrées au nom d’hommes et de femmes sont plus productives, car les femmes sont plus incitées à investir dans les terres. Une étude menée par le Massachusetts Institute of Technology au Kenya en 2014 montre que la reconnaissance juridique des droits de succession des femmes sur les terres a eu une incidence positive sur le pouvoir de négociation des femmes dans leur ménage. En Tanzanie, les femmes possédant de solides droits fonciers étaient trois fois plus susceptibles de travailler à l’extérieur de l’exploitation agricole, gagnaient un salaire jusqu’à 3,8 fois plus élevé et étaient 35 % plus susceptibles de posséder une épargne individuelle que celles n’ayant pas ces droits.
Alors que la plupart des femmes en Afrique n’ont toujours aucun droit légal sur la terre, nous avons vu plusieurs pays faire des progrès vers une protection juridique par l’intermédiaire de lois foncières ou de changements constitutionnels. Outre le Kenya et l’Éthiopie, la Tanzanie a récemment inclus les droits égaux pour les femmes de posséder des terres dans son projet de constitution, et le Rwanda a intégré à son programme de réforme foncière des droits égaux pour les hommes et les femmes de posséder des terres.
Et pourtant, malgré le nombre croissant de protections juridiques et les données probantes montrant les avantages des droits fonciers pour les femmes, de nombreuses femmes sont toujours victimes de discrimination en matière de possession de terres et de revendication de propriété. Cette discrimination empêche les femmes d’optimiser leur productivité et de contribuer à l’économie. Au Kenya, même avec la nouvelle constitution, seul un pour cent des titres fonciers est détenu par des femmes, tandis que cinq pour cent sont détenus par des femmes conjointement avec des hommes. Au Kenya, avec environ un tiers des ménages ayant des femmes à leur tête, soit parce que celles-ci n’ont jamais été mariées, soit parce que leur mari est décédé, cela veut dire que même les femmes qui dirigent leurs ménages ne détiennent pas de titre pour leurs propres terres.
Il est important de s’assurer que non seulement les droits fonciers des femmes sont inscrits dans la législation, mais qu’ils sont également soutenus dans la pratique. Malgré la clarté de la nouvelle législation foncière, le président au bureau du comté a demandé à mon père de rester dans la salle de réunion après notre départ. Il a essayé de le convaincre que c’est une mauvaise idée de donner des terres à ses filles. Il a dit que nous allions nous marier de toute façon, et que ce serait donc du gâchis de nous donner les terres.
Nous devons changer les normes et attitudes sexistes et culturelles qui empêchent toujours les femmes d’accéder à la propriété. Cela doit arriver par la base, dans le sens où les collectivités et les autorités locales doivent être au centre de ce changement. On a relevé des exemples réussis de ce changement dans les attitudes. En Tanzanie, une autorité locale, l’autorité du district de Mufindi au sud de la Tanzanie, a travaillé avec des anciens de clans et des groupes de droits des femmes en vue de changer la pratique par laquelle les femmes perdent leurs terres lorsque leur mari décède ou en cas de divorce. Ensuite, on a inclus ces changements dans les règlements communautaires en vue d’assurer leur mise en application.
Heureusement, mon père et mes soeurs ont compris nos droits, et nous avions tous lu la constitution. Cependant, la majorité des hommes et des femmes des zones rurales – et même certains dirigeants – ne connaissent pas ces dispositions. Par exemple, lorsque je travaillais dans la région de Mtwara en Tanzanie en 2012, de nombreuses femmes n’étaient pas au courant des dispositions de la loi sur la propriété foncière dans les villages, qui portait sur l’accès aux terres de même que sur la propriété foncière pour les femmes. Même les anciens du village qui étaient responsables de l’affectation des terres ne connaissaient pas ces dispositions.
Il est essentiel de sensibiliser les femmes et de leur offrir un programme d’alphabétisation juridique afin qu’elles comprennent leurs droits en vertu du droit officiel et coutumier. Nous pouvons y parvenir en déployant davantage de campagnes de sensibilisation du public et en permettant aux femmes d’accéder à des conseils juridiques gratuits ou subventionnés dans le but de s’assurer qu’elles revendiquent ces droits et qu’elles savent quelles procédures juridiques appliquer si ces droits venaient à leur être refusés. En fait, il s’agit là de l’une des clés du succès de la réforme foncière en Éthiopie. Le gouvernement a lancé une campagne de sensibilisation du public en parallèle du programme de documentation foncière dans le but de sensibiliser ce public, et tout particulièrement les femmes, à propos des droits fonciers. Plus de 6,3 millions de ménages ont participé à l’enregistrement des terres; six enregistrements sur dix ont été réalisés soit au nom de la femme, soit conjointement au nom des deux époux.
Lorsque mon père est sorti de la réunion au bureau du comté avec les papiers signés qui garantissaient les droits de tous ses enfants à hériter de ses terres, j’ai su qu’il y avait de l’espoir pour les milliers de femmes auxquelles on avait refusé ces droits et pour ma fille. J’étais également parfaitement consciente du long chemin qu’il nous reste tous à parcourir pour que ces changements deviennent réalité.
Cet article est d’abord paru dans This is Place le 16 mai 2017.
Jemimah Njuki est une experte en agriculture, en sécurité alimentaire et en émancipation de la femme. Elle est membre du programme New Voices de l’Institut Aspen.