Aller au contenu principal

Positionner les femmes pour réussir dans l’économie bleue

 
Jemimah Njuki

Jemimah Njuki

Spécialiste de programme principale, CRDI

Michele Leone

Spécialiste de programme principale, CRDI

Jackline Auma est une pêcheuse du lac Shakababo, dans le delta du fleuve Tana, au Kenya. Jackline possède un bateau, contrairement à de nombreuses autres femmes qui travaillent dans le secteur de la pêche. Quelque 85 % d’entre elles sont cantonnées aux poissonneries où elles éviscèrent le poisson, remplissent des boîtes de conserve ou effectuent d’autres tâches de transformation. Bien qu’elle pêche à l’occasion, elle loue aussi son bateau à d’autres pêcheurs et emploie plusieurs personnes dans des postes de transformation.

Dans le monde, les femmes représentent 47 % des 120 millions de personnes qui tirent un revenu direct de la pêche et de la transformation. Fin novembre 2018, Jackline a assisté à la première conférence mondiale sur l’économie bleue durable. Elle s’est mêlée à plus de 18 000 délégués internationaux dont des ministres, des PDG, des chercheurs et des praticiens. Organisée conjointement à Nairobi par les gouvernements du Kenya, du Canada et du Japon, la conférence visait à recueillir des engagements concrets et assurer la mise en place de mesures pratiques pour exploiter durablement le potentiel des océans, des mers, des lacs et des rivières du monde, en particulier pour soutenir les pays en développement, les femmes, les jeunes et les peuples autochtones.

L’un des thèmes abordés lors de la conférence est l’élimination des obstacles auxquels Jackline et des millions d’autres femmes font face dans l’économie bleue. En effet, le secteur de la pêche est à prédominance masculine et Jackline s’est souvent fait dire que les femmes « n’ont pas leur place sur l’eau ». Elle a également eu du mal à réunir des capitaux pour acheter son bateau. À défaut de s’attaquer à ces obstacles et à d’autres défis semblables, ces tendances pourraient marginaliser davantage les femmes dans l’économie bleue.

La conférence a permis d’aborder quatre grandes catégories d’obstacles auxquels sont confrontées les femmes dans l’économie bleue :

Obstacles structurels

La croissance de l’économie bleue s’inscrit dans le contexte de l’exploitation massive de ressources inexploitées par le biais d’investissements importants, en supposant que des emplois seront ainsi créés pour les habitants, les petits pêcheurs et les femmes. Cependant, la plupart de ces emplois sont peu qualifiés. Les grands investissements empêchent les pêcheries artisanales d’accéder aux mesures d’innovation. Or, les femmes en sont affectées de façon disproportionnée car elles ont tendance à travailler dans ces pêcheries. Bien que les femmes fournissent plus de 85 % des prises débarquées, même lorsque les investissements sont accessibles, ce sont les hommes qui en profitent en premier.

En outre, le marché des permis de pêche menace les prises et les moyens de subsistance locaux en facilitant l’accès non réglementé des flottes étrangères aux eaux territoriales dans des zones économiques exclusives de plusieurs pays africains. En dépit des preuves de plus en plus nombreuses de l’impact de la pêche à grande échelle sur la dégradation de l’écosystème, ce danger est encore traité de façon trop superficielle.

Il est urgent d’adopter une approche fondée sur les droits de la personne qui tienne systématiquement compte des avantages et des inconvénients des aspects liés à la gouvernance des régimes fonciers, à la pêche artisanale, au droit à l’alimentation et à la conservation des écosystèmes. La lentille d’une économie politique s’impose pour commencer à démanteler la répartition inégale de la richesse et des ressources et à moderniser les activités économiques à petite échelle.

Obstacles socioculturels

Les attitudes sociales désapprouvent et punissent les femmes qui occupent certains espaces. Des normes sociales et sexospécifiques discriminatoires interdisent aux femmes de participer à certains aspects de l’économie bleue, ce qui crée un fardeau supplémentaire pour elles. Pour qu’un changement transformateur, des investissements et des innovations soient réalisés, il ne suffit pas de promouvoir l’emploi des femmes dans le secteur.

Les résultats de recherches menées au Malawi et en Zambie ont permis de faire émerger une prise de conscience de la dynamique entre les sexes dans la transformation du poisson. Cela a suscité des idées locales de changements constructifs dans les normes culturelles et sociales qui remettent en question l’idée qu’il suffit que les projets incluent les femmes pour que la recherche ou le développement contribue à leur autonomisation et transforme la dynamique entre les sexes. Par exemple, l’intégration d’outils de communication comme le théâtre communautaire a grandement amélioré l’égalité des sexes. Cela a permis d’accroître de plus d’un tiers l’égalité des attitudes chez les hommes, de près des deux tiers la propriété des biens de pêche par les femmes et d’accroître l’utilisation des technologies de transformation du poisson après la récolte (séchoirs solaires sous tente, fours à fumer, salage).

Obstacles liés à la capacité

Les femmes engagées dans l’économie bleue n’ont pas accès aux capitaux, aux investissements et à l’équipement nécessaires pour faire croître leur entreprise. Au Kenya, en 2016, près de 81 % des partenariats entre femmes entrepreneures n’ont pas eu droit à un prêt, même de la part d’institutions de microfinancement. Les institutions financières doivent reconnaître que les femmes renforcent leurs capacités et que leurs entreprises sont viables. Le développement de produits spécifiquement adaptés aux besoins des femmes s’est avéré efficace dans certains pays. Par exemple, CIDRE, l’institution financière bolivienne pour le développement, a lancé des services financiers novateurs, tels que la location de matériel pour les femmes autochtones et les coopératives de femmes travaillant dans le secteur de la pêche. Ce service est particulièrement important pour les femmes, qui ont généralement une capacité d’achat de matériel initiale plus faible parce que les ressources financières des ménages sont contrôlées par les hommes.

Absence de voix féminines

En général, les femmes participent peu à la prise de décisions. Les mouvements de femmes continuent de jouer un rôle clé en encourageant leur participation aux processus de développement et de planification, ainsi qu’en exigeant une plus grande responsabilisation des gouvernements. Certains organismes africains réussissent à mobiliser les femmes. Citons par exemple Grassroots Organizations Operating Together in Sisterhood (GROOTS), du Kenya, et le Katosi Women Development Trust, de l’Ouganda. Ces deux organismes dirigés par des femmes répartissent les femmes en groupes pour améliorer non seulement leur capacité d’accéder aux ressources économiques, aux compétences et aux connaissances, mais aussi pour accroître leur capacité d’agir et leur indépendance.

Alors que les gouvernements demandent des investissements, des millions de femmes comme Jackline ont besoin d’une économie bleue juste qui ne se contente pas d’exploiter les ressources, mais qui s’assure également que ces ressources mènent à la prospérité pour tous ceux qui en dépendent.

Cet article s’inspire des discussions tenues lors d’un événement parallèle intitulé Femmes de l’économie bleue, organisé conjointement par le CRDI et le gouvernement du Canada le 26 novembre 2018. Il comprend des contributions de Jackline Auma du delta du Tana, Margaret Appiah et Kwasi Appeaning Addo de l’Université du Ghana, Moenieba Isaacs de la Western Cape University, Tiffanie Rainville d’Affaires mondiales Canada, Fridah Githuku de GROOTS au Kenya, Mahama Kaba-Wheeler de la Commission de l’Union africaine et Margaret Nakato du KATOSI Women Development Trust. Kathryn Touré et Bruce Currie-Alder du CRDI, ainsi que Tamer Mansy, Lynn Ponniah et Lisa Stadelbauer d’Affaires internationales Canada ont également apporté leur contribution. Stadelbauer of Global Affairs Canada.