Personne n’est en sécurité tant que tout le monde ne l’est pas : une recherche mondiale pour des crises mondiales

Cet article a été publié initialement dans la Revue canadienne des politiques scientifiques 2021, numéro 03, Novembre 2021 (en anglais seulement)
Les crises mondiales pressantes, en particulier les changements climatiques et la pandémie de COVID-19, exigent une action urgente mondiale. Les efforts déployés pour y remédier doivent s’appuyer sur les connaissances, les innovations et les expériences de toutes les régions du monde. Cependant, les efforts pour surmonter ces crises sont limités par la sous-représentation des voix des pays du Sud dans les écosystèmes de la recherche et de la connaissance.
L’ampleur de la disparité est frappante.
Alors que plus des trois quarts de la population mondiale vivent en Asie et en Afrique, plus des trois quarts des scientifiques figurant sur la liste de Reuters des scientifiques du climat les plus en vue se trouvent en Europe et en Amérique du Nord [1] , ce qui témoigne d’un déséquilibre stupéfiant. Comme CBC l’a rapporté en octobre [2], une nouvelle étude publiée dans Nature Climate Change [3] a révélé que beaucoup plus d’études climatiques ont été publiées sur les impacts dans les pays développés que dans les pays en développement. En utilisant l’apprentissage automatique pour examiner plus de 100 000 articles scientifiques dans le monde entier, les chercheurs ont constaté que près de 30 000 études se sont penchées sur les impacts dans les régions d’Amérique du Nord, contre seulement 10 000 en Afrique, qui compte plus du double de la population.
Bien qu’il y ait de bonnes nouvelles provenant d’un article publié dans la revue Climate and Development [4] plus tôt cette année, à savoir qu’il y a eu une augmentation de la recherche empirique sur l’adaptation au climat dans les pays du Sud entre 2010 et 2020, il souligne également que de grandes lacunes géographiques et thématiques subsistent. Par exemple, de vastes étendues de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord restent très peu étudiées.
L’inégalité des conditions de recherche et les préjugés systémiques au sein des écosystèmes de recherche ne sont pas propres à la crise climatique. En janvier de cette année, le BMJ Global Health a publié un éditorial sur les auteurs africains pendant la pandémie de COVID-19 [5]. Il indique qu’alors que 1,3 milliard de personnes, soit 17 % de la population mondiale, vivent en Afrique, seuls 3,9 % des articles sur la COVID-19 publiés dans les dix principales revues médicales font des observations sur l’Afrique.
Ces déséquilibres limitent notre capacité à relever les défis mondiaux critiques qui s’accélèrent et risquent simultanément de laisser de côté les personnes les plus touchées. Il est urgent de mener des recherches dans les pays du Sud afin de produire des solutions locales fondées sur des données probantes et d’établir des liens avec des recherches menées ailleurs qui éclaireront les réponses internationales.
En tant que société d’État canadienne qui investit dans la recherche dans les pays du Sud, le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) travaille en étroite collaboration avec les chercheurs, les bailleurs de fonds et d’autres intervenants afin d’étudier ces problèmes.
Les points névralgiques, c’est-à-dire les zones où les effets des changements climatiques sont fortement ressentis et où il existe d’importantes populations vulnérables, il existe un grand besoin de solutions innovantes et adaptées au niveau local. Une grande partie de l’Afrique, les basses terres côtières en Asie, certaines parties du Moyen-Orient et de l’Amérique latine, ainsi que les petits États insulaires en développement ont de faibles niveaux d’investissement, mais aussi beaucoup de connaissances et d’expérience à offrir. Le CRDI a soutenu la science et les données probantes qui sous-tendent plus de 35 plans d’adaptation au niveau national dans les points névralgiques, en s’efforçant d’intégrer des solutions sur mesure qui sont équitables et durables. Par exemple, la recherche sur la façon dont la migration de la main-d’œuvre contribue aux filets de sécurité sociale et à la résilience climatique a inspiré le plan national d’adaptation du Tadjikistan et les plans d’action locaux d’adaptation qui en découlent. [6]
Il est nécessaire de recueillir des données probantes locales pour déterminer ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, ainsi que la façon de mieux s’adapter et de développer la résilience, afin d’apporter des réponses à la crise climatique avant qu’il ne soit trop tard. Pourtant, ces connaissances sont également nécessaires au niveau mondial. La recherche et les chercheurs des pays du Sud bénéficient d’une reconnaissance internationale, par exemple grâce à d’importantes contributions aux rapports essentiels produits par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Le 6e rapport d’évaluation contient des citations de nombreux leaders climatiques des pays du Sud, dont plus de 20 publications financées par le CRDI, et contribue à une évaluation beaucoup plus solide et véritablement internationale.
La COVID-19 souligne également la nécessité d’une recherche dans le Sud pour générer des approches locales et adaptées, et guider la réponse mondiale. Elle a mis en évidence plusieurs vulnérabilités alors que de nombreux pays à faible revenu ou à revenu intermédiaire sont confrontés à une combinaison dévastatrice de crises : une pandémie sanitaire mondiale, les impacts croissants des changements climatiques, l’augmentation des niveaux de la dette publique et l’insécurité alimentaire. Nous travaillons aux côtés de chercheurs, de bailleurs de fonds et de décideurs politiques afin de générer des recherches et des données probantes, d’éclairer les approches mondiales et d’élaborer des interventions contextualisées. Par exemple, au cours des 18 derniers mois, des restrictions et des confinements obligatoires ont perturbé les systèmes alimentaires dans de nombreuses régions du monde, réduisant la production et l’accès à la nourriture. Au Pakistan, le Sustainable Development Policy Institute a produit un outil d’aide directe à la gestion en temps réel de l’approvisionnement alimentaire, des pénuries et de l’inflation des prix. Le Tableau de bord sur la sécurité alimentaire offre au ministère de la Sécurité alimentaire nationale des vues quotidiennes au niveau national, provincial et des districts, ce qui lui permet de corriger des activités telles que la thésaurisation avant qu’elles ne conduisent à des crises alimentaires.
Au niveau mondial, le Schéma directeur des Nations Unies en matière de recherche pour le redressement post-pandémique [7] est une forte démonstration du leadership du Canada dans l’établissement des priorités de recherche pour répondre à la crise. Élaboré à la demande du secrétaire général adjoint des Nations Unies par une équipe dirigée par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), le Schéma directeur vise à garantir que le rétablissement post-COVID-19 s’appuie sur les meilleures données probantes disponibles. Le CRDI a activement facilité la participation de partenaires de recherche du monde entier qui ont formulé d’importantes recommandations. Cet engagement s’étend à notre investissement de près de 55 millions de dollars canadiens dans plus de 65 pays à faible revenu ou à revenu intermédiaire dans le cadre de la réponse du Canada.
La communauté des politiques scientifiques du Canada peut être fière des efforts entrepris jusqu’à présent pour soutenir et apprendre de la recherche diversifiée et innovatrice dans les pays du Sud. Mais des progrès supplémentaires sont nécessaires face à des crises de l’ampleur des changements climatiques et de la COVID-19. La sous-représentation des voix des pays du Sud dans les écosystèmes de recherche et de connaissance doit être corrigée pour produire des solutions innovantes, inclusives et durables. Face à ces crises et à d’autres, nous avons tous intérêt à faire appel à la recherche et à la science internationales, et nous devons nous efforcer de combler les lacunes et les inégalités dans l’écosystème des connaissances lorsqu’elles existent clairement.
Jean Lebel
Président
Centre de recherches pour le développement international (CRDI)
Références
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The Conversation. Reuters’ Hot List of climate scientists is geographically skewed: why this matters (en anglais seulement; la liste des climatologues de Reuters est géographiquement faussée : pourquoi cela est important). Publié le 15 juin 2021. https://theconversation.com/reuters-hot-list-of-climate-scientists-is-geographically-skewed-why-this-matters-161614
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CBC News. Singh, Inayat et Alice Hopton. Global south suffering gap in climate change research as rich countries drive agenda, studies suggest (en anglais seulement; les pays du Sud souffrent d’un manque de recherche sur les changements climatiques, les pays riches étant à l’origine des programmes, selon des études). Affiché le 17 octobre 2021. https://www.cbc.ca/news/science/global-south-climate-science-1.6212471
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Nature Climate Change. Callaghan, Max et coll. Machine-learning-based evidence and attribution mapping of 100,000 climate impact studies (en anglais seulement; cartographie des données et des attributions basée sur l’apprentissage automatique de 100 000 études d’impact climatique). Publié le 11 octobre 2021. https://www.nature.com/articles/s41558-021-01168-6
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Climate and Development. Vincent, Katharine et Georgina Cundill. The evolution of empirical adaptation research in the global South from 2010 to 2020 (en anglais seulement; l’évolution de la recherche empirique sur l’adaptation dans les pays du Sud de 2010 à 2020). Publié le 4 février 2021. https://www.tandfonline.com/doi/10.1080/17565529.2021.1877104
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BMJ Global Health. Naidoo, AV, Hodkinson P, Lai King L, et coll. African authorship on African papers during the COVID-19 pandemic (en anglais seulement; les auteurs africains d’articles africains pendant la pandémie de COVID-19). Publié le 1er mars 2021. https://gh.bmj.com/content/bmjgh/6/3/e004612.full.pdf
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Cette recherche a été menée dans le cadre de l’Initiative de recherche concertée sur l’adaptation en Afrique et en Asie (de 2012 à 2019). Voir : CRDI. Collaborer pour l’adaptation : Constatations et résultats d’une initiative de recherche en Afrique et en Asie. Publié le 7 juillet 2020. https://issuu.com/idrc_crdi/docs/idl_-_58971
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Voir le Schéma directeur des Nations Unies en matière de recherche pour le redressement post-pandémique : https://www.un.org/fr/coronavirus/communication-resources/un-research-roadmap-covid-19-recovery