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Excitation, préoccupation, et espoir pour l’intelligence artificielle dans les pays du Sud

 

Matthew Smith

Spécialiste de programme principal(e), CRDI

Il y a vingt ans, lorsque j’ai terminé ma maîtrise en intelligence artificielle (IA), cette dernière devait encore sortir de l’hiver dans lequel elle se trouvait, durant lequel le financement et l’intérêt étaient limités. De nos jours, l’IA peut battre des champions du monde d’échecs, diagnostiquer des problèmes de santé, prédire nos états émotionnels, et conduire des véhicules sans conducteur. Nombreux sont ceux qui considèrent l’IA comme la principale possibilité de croissance économique pouvant accroître le PIB de 15,7 billions de dollars d’ici 2030.

Cependant, nous avons déjà été témoins de la possibilité troublante que l’IA puisse causer des dommages. Des applications tendancieuses faisant appel à l’IA ont discriminé des femmes et des personnes provenant de minorités ethniques lors d’embauches et d’affaires pénales. L’IA a été utilisée pour faire pencher des élections, manipuler l’opinion publique, et enflammer les tensions ethniques. Certains experts prédisent que dans les années à venir, l’automatisation grâce à l’IA pourrait ébranler massivement les marchés de l’emploi et causer un chômage à grande échelle.

En résumé, l’IA est en quelque sorte un couteau à double tranchant, et l’examen de sa nature de type Docteur Jekyll et Mister Hyde peut entraîner une suite d’émotions en montagne russe, passant de l’excitation à la préoccupation puis à l’espoir.

Excitation

En termes simples, l’IA est une branche de l’informatique consacrée développement de systèmes capables d’exécuter des tâches généralement considérées comme « humaines », comme la prise de décision ou la prévision, le traitement du langage naturel, la reconnaissance de schémas, et l’optimisation de solutions. En pratique, l’IA est une série de technologies de base qui oeuvrent souvent en coulisses afin de faciliter de nouvelles façons révolutionnaires de travailler, d’organiser et de produire.

Les avancées dans la puissance de calcul et, plus récemment, dans l’habileté de collecter des quantités incroyables de données sur Internet et les médias sociaux ont fait en sorte que nous avons atteint un point où l’IA commence à jouer un rôle actif dans nos vies quotidiennes. Le futur demeure incertain, mais il est clair que l’IA sera transformatrice.

Même si les répercussions seront mondiales, les changements les plus transformateurs se produiront dans les pays du Sud, où le besoin et les avantages potentiels sont les plus importants. Qu’il s’agisse de domaines comme l’éducation, l’agriculture ou la médecine, l’IA pourrait améliorer la vie de dizaines de millions de personnes en s’attaquant à l’analphabétisme, en déterminant les menaces sur les récoltes, et en améliorant l’accès à des soins de santé de haute qualité dans des régions éloignées et mal desservies. En fait, les applications qui font appel à l’IA démontrent déjà des résultats prometteurs dans chacun de ces domaines en s’attaquant aux lacunes en matière d’expertise et aux pénuries d’équipements coûteux.

Préoccupation

Toutefois, comme c’est le cas avec toutes les technologies, l’IA peut produire des résultats négatifs et problématiques, et parce que sa puissance et ses répercussions ont une portée considérable, elle a le pouvoir d’accroître les inégalités et l’instabilité existantes. En fait, un fossé de l’IA existant dans les pays du Sud pourrait rendre ces répercussions encore plus probables.

D’un côté, ce fossé est lié aux matières premières de l’IA : l’infrastructure de la technologie et les données. La disponibilité de la technologie varie grandement, étant donné qu’il y a toujours environ quatre milliards de personnes sans accès à Internet. Conjointement, les vastes ensembles de données nécessaires pour entraîner les systèmes d’IA sont généralement dans les pays du Nord. En conséquence, ces données ne sont souvent pas appropriées, ou même disponibles dans les pays du Sud.

De plus, les données elles-mêmes peuvent renforcer les inégalités existantes ou matérialiser des préjugés économiques, sociaux et culturels. L’IA entraînée sur ces ensembles de données peut apprendre, reproduire et même, au moyen de ses applications, amplifier ces préjugés.

Nous assistons déjà à des exemples de ce phénomène près de chez nous. On a constaté (sans surprise) que la technologie de recrutement d’Amazon alimentée par l’IA, laquelle a été entraînée principalement sur des curriculum vitae d’hommes, préconise les candidats masculins. En Floride, un système d’IA, utilisé pour orienter les décisions en matière de peines et de libérations conditionnelles en prédisant les probabilités de récidive, déterminait à tort que celles des prévenus noirs étaient deux fois plus importantes que celles des prévenus blancs.

D’un autre côté, le fossé de l’IA est lié à la conception, à l’élaboration et à l’utilisation des technologies qui font appel à l’IA. On s’attend à ce que seulement 11 % des 15,7 billions de dollars d’augmentation du PIB prévue d’ici 2030, comme il est indiqué ci-dessus, soient générés dans les pays du Sud. En termes de pertes d’emploi dues à l’automatisation fondée sur l’IA, la Banque mondiale estime que les deux tiers des emplois dans les pays en voie de développement pourraient être touchés, et ce, dans les pays qui sont souvent les moins bien préparés pour offrir un filet de sécurité sociale. À cela s’ajoute à la capacité limitée à prévenir l’usage malintentionné de l’IA à des fins illicites, et d’intervenir dans de telles situations.

Espoir

Cette analyse est réfléchie, mais elle est essentielle afin de comprendre et d’éviter les inconvénients possibles. Notre rapport, Intelligence artificielle et développement humain : vers un programme de recherche, cherche un moyen d’aller de l’avant grâce auquel des applications locales faisant appel à l’IA pertinentes, responsables et éthiques peuvent prospérer et contribuer à l’avancement des objectifs de développement durable.

Le CRDI met sur pied plusieurs secteurs d’activité visant à combler le fossé de l’IA dans le cadre d’un plan à long terme pour bâtir une capacité à l’échelle locale afin d’assurer le développement et le déploiement éthiques des applications de l’IA. Nous lancerons un réseau d’excellence en Afrique subsaharienne qui sera le premier réseau régional à relier les chercheurs en IA avec des spécialistes en sciences sociales, des éthiciens, des acteurs du développement, des décideurs et des sources de financement.

Nos travaux portent sur l’amélioration de l’éducation dans les pays du Sud afin que les enfants puissent développer des capacités de résolution de problèmes, de réflexion novatrice, d’apprentissage continu et de résilience. Nous collaborons avec d’autres organismes de financement ayant la même vision afin d’établir une initiative d’IA pour le développement qui comprend un mandat de recherche aux fins de politiques et de renforcement des capacités.

Je suis toujours préoccupé par le futur et par la possibilité que l’IA puisse intensifier les inégalités et l’instabilité dans les pays du Sud, mais je me sens surtout enthousiaste et optimiste à propos du rôle que peut jouer le CRDI pour aider à forger un avenir positif pour tous.