De la parole aux technologies : Repenser l’ingénierie dans les universités africaines

Les formations en ingénierie et la recherche appliquée sont perçues comme les forces motrices contribuant au développement économique des pays à revenu faible et intermédiaire. Selon plusieurs études récentes, une pénurie d’ingénieurs aura des conséquences désastreuses sur le développement économique et l’atteinte des objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. D’autres ont souligné les taux de chômage élevés des diplômés en ingénierie en Afrique où les emplois hautement qualifiés sont occupés par du personnel venu d’ailleurs, et où il se produit une « fuite des cerveaux » des nouveaux diplômés. Il y a un besoin urgent de personnel hautement qualifié détenant un diplôme d’ingénieur, mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres dont il faut prendre compte. Ce qu’il faut, c’est une nouvelle approche qui soutient les sciences appliquées en Afrique.
Il est nécessaire de s’attarder sur ce qui ne fonctionne pas. Les chefs d’entreprises, les étudiants et les spécialistes de l’enseignement supérieur et des politiques de l’innovation s’accordent pour dire que les méthodes d’éducation traditionnelles ne répondent pas aux besoins de la prochaine génération d’ingénieurs et de chercheurs en sciences appliquées en Afrique. Nous savons que le nombre de travaux universitaires de recherche dans les domaines de la science, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM) est insuffisant, que les investissements du secteur privé dans la recherche sont faibles, que les universités et l’industrie collaborent rarement, que les diplômes d’ingénieur obtenus dans les universités africaines sont souvent sous-estimés et, plus généralement, qu’il existe un décalage entre les compétences des personnes formées et les besoins des employeurs.

Nous vivons à une époque où les effets, tant positifs que négatifs, des nouvelles technologies deviennent de plus en plus évidents, où les jeunes sont fortement encouragés à faire carrière dans le domaine des STIM et où les gouvernements africains s’engagent de plus en plus à investir dans les sciences et l’éducation supérieure. Le temps est venu de changer notre façon de soutenir la recherche appliquée et de revoir en profondeur la façon dont l’ingénierie est enseignée et utilisée en Afrique subsaharienne.
L’une des façons de repenser l’ingénierie en Afrique subsaharienne est de mettre en application une méthode éprouvée sur laquelle le CRDI s’appuie pour éliminer les obstacles au développement, à savoir une approche écosystémique. Cette approche nous permet de nous concentrer sur un plus large éventail d’acteurs et d’institutions et leurs relations symbiotiques, ce qui, en fin de compte, a une incidence sur la qualité de la recherche et de la formation. Nous préconisons deux principaux domaines d’intervention : la transformation des carrières et des programmes d’études et le soutien à la recherche axée sur la demande, notamment au moyen de partenariats entre les universités et les industries.
Transformation des carrières et des programmes d’études
Le CRDI a lancé une initiative de 1,6 million de dollars intitulée Repenser l’écosystème du génie en Afrique subsaharienne, en décembre 2018 à Kumasi, au Ghana. Au cours de la réunion inaugurale de l’initiative, des praticiens, des chercheurs, des donateurs et des décideurs ont mis en commun leurs idées et leurs stratégies pour améliorer la formation des ingénieurs et les débouchés en ingénierie en Afrique de l’Ouest. Cinq équipes de projet à l’échelle de l’Afrique effectueront, au cours des trois prochaines années, des recherches sur divers aspects de cet écosystème et mettront en place de nouveaux moyens pour le transformer.

Les écosystèmes d’ingénierie sont constitués d’un éventail d’institutions et englobent des techniciens, des artisans et des formateurs, en plus des ingénieurs agréés. Ils peuvent apporter du soutien dans différents domaines, allant du secteur émergent des technologies de l’information et de la communication aux stratégies de passage aux énergies renouvelables, en passant par l’infrastructure de recherche de pointe. Nous devons mieux faire connaître le secteur de l’enseignement et de la formation techniques et professionnels (EFTP) au sein du domaine des STIM, aider les étudiants et les formateurs à participer à la recherche appliquée et faciliter l’établissement de liens avec les priorités nationales et régionales. C’est exactement ce que s’efforce de faire une nouvelle initiative lancée au Kenya au moyen d’un fonds d’encouragement qui assurera la promotion de projets d’insertion professionnelle et d’innovation dans des domaines d’une importance capitale pour le développement national en renforçant non seulement la formation, mais aussi les activités de recherche appliquée au sein des établissements d’EFTP.
Au-delà des professeurs et des formateurs, toute une gamme d’acteurs de l’écosystème contribue à définir l’expérience des étudiants et les possibilités de carrière qui s’offrent à eux. Cela est particulièrement important pour remédier à la sous-représentation des femmes dans de nombreux domaines appliqués des STIM en Afrique. Nous devons déterminer comment certains acteurs peuvent faire tomber les barrières que rencontrent les femmes à différentes étapes de leurs carrières. Il s’agit de modifier la dynamique du pouvoir entre les sexes dans les salles de classe et les entreprises, de secouer les préjugés et d’innover dans la façon dont nous abordons le développement technologique d’un point de vue sexospécifique.
Nous devons surtout repenser les programmes d’études pour faire de la place à un apprentissage pratique qui tient compte des problèmes concrets. Nous avons besoin du bon équipement et de mesures incitatives adéquates (p. ex., des concours de design, une reconnaissance de la formation en milieu de travail) pour inciter les étudiants à user de leur créativité et à apporter des changements grâce aux sciences et à la technologie. Bien que la salle de classe ne reproduise pas complètement l’expérience en milieu de travail, elle peut permettre aux étudiants d’acquérir des qualités humaines et techniques qui leur seront utiles tout au long de leurs carrières.
Nouer de nouveaux partenariats et définir les programmes de recherche
La formation spécialisée peut se faire en partie au moyen de la recherche. Bien que les importants fonds affectés à la recherche appliquée en Afrique viennent de l’étranger, il faudrait, au moment d’établir les programmes de recherche, tenir compte des besoins et des défis qui se posent tant à l’échelle nationale que régionale. Ce processus devrait se dérouler dans un esprit de collaboration et rassembler les universitaires et les membres du secteur privé, du gouvernement et des organisations non gouvernementales. De même, la recherche appliquée devrait permettre de sortir des murs de l’université, une occasion profitable tant pour la recherche elle-même que pour l’expérience des étudiants. Les critères et les procédures d’allocation de fonds peuvent permettre de changer en profondeur la façon dont les projets de recherche appliquée sont conçus et mis en place.
Par exemple, à la suite d’un appel de propositions concurrentiel lancé par le CRDI, des ingénieurs chimistes du Bénin, du Canada, de la Côte d’Ivoire et du Togo ont commencé un projet conçu pour révolutionner l’utilisation des déchets agro-industriels. En s’associant avec Sania, une entreprise agroalimentaire locale, ils mettront également au point des produits à forte valeur ajoutée (tels que des bioplastiques fabriqués à partir de noix de cajou) et des technologies vertes locales qui sont requises de toute urgence pour favoriser la transition vers la durabilité en Afrique de l’Ouest.

En plus de partager une infrastructure de recherche et des connaissances, une centaine d’étudiants de deuxième cycle s’entoureront de partenaires industriels pour développer leurs connaissances, acquérir une précieuse expérience en recherche appliquée et devenir de jeunes chefs de file dans l’» économie circulaire » de la région (économie visant à réduire les déchets et à optimiser l’utilisation des ressources). Ainsi, ce « pôle de recherche industrielle » permet d’apparier l’offre internationale d’idées novatrices et de chercheurs et professionnels talentueux et la demande des acteurs de l’industrie régionale.
Entre-temps, le Sénégal est en voie d’abandonner l’électricité produite à partir des carburants fossiles pour se tourner vers les énergies renouvelables. Au-delà de la volonté politique et de la nouvelle infrastructure, la réussite de la transition énergétique dépendra des compétences des ingénieurs, des chercheurs et des techniciens du pays. Il est nécessaire que les universités diversifient leurs modules de formation et recrutent et maintiennent en poste des professeurs de renommée mondiale. Une transition réussie repose aussi sur les investissements des entreprises dans les talents locaux. C’est à cette fin que le CRDI s’est associé à Meridiam, un cabinet de gestion d’actifs d’envergure mondiale qui installe et gère des centrales électriques solaires au Sénégal, au moyen d’un partenariat passé avec l’École Supérieure Polytechnique à Dakar.
Si la Côte d’Ivoire veut devenir un chef de file mondial dans la valorisation des déchets agricoles pour produire des produits à forte valeur ajoutée et le Sénégal, un chef de file régional dans le domaine de l’énergie solaire, ces deux pays devront investir dans des partenariats novateurs, soutenir la recherche axée sur la demande et former des étudiants aptes au travail.
Les investissements du CRDI ne constituent qu’une étape dans un processus qui aboutira au changement de l’idée que nous nous faisons de la recherche et de la formation dans le domaine des STIM en Afrique. La communauté des bailleurs de fonds devrait redoubler d’efforts pour investir dans des activités scientifiques adaptées aux priorités nationales en plus de celles énoncées dans les programmes de développement, comme les ODD et l’Agenda 2063 de l’Union africaine. Pour être efficaces et optimiser les effets, les bailleurs de fonds internationaux doivent collaborer avec les entreprises locales, les organisations de la société civile et les organismes gouvernementaux et examiner les écosystèmes dans leur globalité et non dans leur individualité.