Le souvenir est encore douloureux. Assis sous un abri de fortune au milieu d’imposantes pirogues multicolores, Abdoul Aziz Sène réprime à peine ses larmes lorsque vient le temps de parler de son fils âgé de 25 ans, disparu en mer deux mois plus tôt.
Sans emploi ni perspectives d’avenir, Massene, pêcheur comme toute la famille, tentait de rejoindre l’archipel espagnol des Canaries, à 1 500 km au nord de son village de Fass Boye, en compagnie d’une centaine d’autres jeunes originaires de la région côtière de Dakar, au Sénégal. Tous s’étaient entassés dans une pirogue en bois conçue pour la pêche qui a dérivé pendant un peu plus d’un mois sur l’océan Atlantique après une panne de carburant.
La quête de l’eldorado européen a dès lors tourné au cauchemar. Sur les 101 passagers recensés officiellement, 38 ont survécu, rescapés mi-août par un bateau de pêche espagnol au large du Cap-Vert.
Ces miraculés ont témoigné de l’agonie de leurs camarades, affamés, déshydratés, l’estomac rongé par l’eau salée, la peau et les yeux brûlés par le soleil, certains sombrant dans la folie au point qu’ils ont dû être attachés avec une corde. « Mon fils, comme d’autres, a fini par se jeter à l’eau [pour se noyer] », poursuit Abdoul Aziz Sène.
Le regard fermé, de jeunes pêcheurs rafistolent leur filet en silence aux côtés du septuagénaire vêtu d’une longue tunique blanche immaculée, et coiffé d’un petit bonnet noir. Personne n’ose parler pendant que celui qui est considéré ici comme un notable respecté continue son récit.
Seul l’appel à la prière diffusé par le haut-parleur de la mosquée aux murs vert pistache, et dont les mots couvrent à peine le grondement incessant des vagues de l’océan, vient rompre la gravité du moment.
Les cas de noyades de jeunes Sénégalais qui rêvaient d’une vie meilleure se multiplient depuis quelques mois. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, le nombre de pirogues ayant quitté le Sénégal durant juillet et août a augmenté de 114 % par rapport aux deux mois précédents. Au moins 105 migrants sont morts lors d’une douzaine de naufrages, et 125 sont considérés comme disparus. Des chiffres « sous-estimés à cause des difficultés dans la collecte des données », note l’organisme onusien. Ces drames, qui ont transformé l’océan en cimetière marin, sidèrent la population. Et alimentent les discussions.
Ces pirogues qui quittent clandestinement les plages la nuit, pour échapper aux gendarmes qui traquent les migrants et les passeurs, sont l’illustration d’une jeunesse oscillant entre désillusion et colère, prête à tout pour fuir les problèmes économiques qui frappent le Sénégal depuis la pandémie de COVID-19, qui a notamment malmené l’industrie touristique locale, mais aussi depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Deux événements qui, comme ailleurs en Afrique, ont « causé un important choc » à l’économie du pays et de ses habitants, en particulier les plus vulnérables, souligne la Banque mondiale. Déjà aux prises avec un taux de pauvreté de 37 % en 2020, le Sénégal a encaissé une inflation qui s’élevait à 14,1 % fin 2022, « son niveau le plus haut depuis des décennies », selon l’institution financière. Les prix des aliments, dont ceux du pain, du riz, de l’huile et du poisson, très prisés des Sénégalais, avaient alors bondi de près de 22 %. Et ils continuent de grimper.
Avec un taux de chômage autour de 23 % ces deux dernières années, de plus en plus de jeunes se résignent à affronter l’océan pour tenter leur chance en Europe. Ou encore à se rendre en avion au Nicaragua — l’autre terre promise des Sénégalais, à en croire les réseaux sociaux —, étape sur la route des migrants vers les États-Unis.
D’autres sombrent dans la criminalité. Un phénomène en hausse dans la grande région de Dakar, où résident près du quart des 18 millions d’habitants du Sénégal. Un pays où, selon le dernier recensement (octobre 2023), la moitié de la population est âgée de moins de 19 ans et 75 % des gens ont moins de 35 ans.
À ces difficultés économiques s’ajoutent des secousses politiques à l’approche d’une élection présidentielle (février 2024) déjà agitée, à cause de l’arrestation et de l’incarcération d’Ousmane Sonko, 49 ans, le principal opposant au régime du président Macky Sall, 62 ans, au pouvoir depuis 2012. Sonko a une forte cote de sympathie auprès des jeunes, surtout en raison de son discours antisystème, anticorruption et en faveur de la souveraineté économique du Sénégal. Il a notamment été accusé d’appel à l’insurrection et d’atteinte à la sûreté de l’État. La dissolution de son parti au cours de l’été a provoqué des manifestations violentes partout au pays.
Désillusion, désespoir, pauvreté et colère, autant d’ingrédients qui, selon de nombreux experts et intervenants locaux, pourraient créer un terreau fertile pour les groupes extrémistes qui sévissent déjà dans plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest, dont le Mali voisin.
Située à trois heures de Dakar, Fass Boye est une localité d’une dizaine de milliers d’âmes. Des pêcheurs traditionnels y vivent isolés au bout d’une petite route défoncée, en partie couverte de lames de terre ocre et où la circulation se fait rare.
La première chose qui frappe, ce sont ces centaines de pirogues peintes de couleurs vives alignées sur le sable fin, face à l’océan, sous un ciel d’azur. Un décor idyllique de carte postale.
Les licences de pêche accordées depuis quelques années par une commission gouvernementale aux industriels européens et asiatiques, accusés de piller les réserves de poissons avec leurs bateaux-usines, ont sonné le glas du gagne-pain des pêcheurs de Fass Boye, avant même le début de la crise économique. Et par ricochet, la fin de tous les petits métiers dépendant de cette filière.
Désormais, les poissons comme le capitaine, la rascasse ou la yaboy (sardinelle) se font rares dans leurs filets, résultat de cette surexploitation des ressources marines locales dénoncée à maintes reprises par diverses organisations internationales, dont Greenpeace. Fini le temps béni où les pêcheurs revenaient trois fois dans la journée avec leurs pirogues chargées de poissons, se souvient Abdoul Aziz Sène.
« Le travail ne nourrit plus son homme, déplore Cheikh Diop, un pêcheur de 37 ans. Avant, la vie était belle. Personne ne songeait à partir. On parcourait à peine deux milles nautiques pour remplir nos filets. Maintenant, il faut aller jusqu’à 150 km et passer une semaine en mer. Et encore… Il n’y a plus d’espoir pour les jeunes ici. »
Ses compagnons de travail, moins âgés, hochent la tête en guise d’approbation. L’un d’eux tient à nous montrer une vidéo diffusée par l’Union nationale de la pêche artisanale du Sénégal, tournée à bord d’un chalutier étranger dont le pont est submergé de poissons. « Ça me fait mal au cœur, dit-il. Tout ça avec la complicité du gouvernement ! »
Un peu plus loin, de jeunes pêcheurs sont allongés nonchalamment dans le sable, à l’ombre d’une pirogue. Certains fument du cannabis. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.
« Cela fait trois mois que je ne suis pas sorti en mer, raconte Baye Ndiaye, 25 ans. Les bonnes journées me rapportaient de 6 000 à 8 000 francs CFA [de 13 à 18 dollars]. Ça ne paie même pas les frais et les dépenses de la maison. Aujourd’hui, mon objectif est de partir pour l’Europe pour aider ma famille. J’ai des amis en Espagne qui travaillent dans les champs. Leur travail est trois fois moins difficile que le mien. »
Rien ne semble susceptible de le faire reculer. Ni le danger ni même la peine d’avoir perdu des amis en mer. Ni la durée de cette aventure. De six à huit jours, selon l’embarcation et son moteur. Si tout va bien. « Rester longtemps en mer ne me dérange pas », dit-il.
Une traversée chère. Le coût exigé par les passeurs pour l’organiser peut s’élever jusqu’à 1 700 dollars (l’équivalent d’un an de travail au salaire minimum). Moitié moins, parfois, lorsque l’on est pêcheur. « Parce que l’on peut aider à la navigation, explique Baye Ndiaye. C’est risqué, mais nous devons le faire, poursuit-il. Le gouvernement ne nous aide pas, nous les jeunes. »
Alors, quand le drame est arrivé cet été, les jeunes de Fass Boye se sont révoltés. Du jamais-vu dans le petit port de pêche d’ordinaire paisible. Ils ont saccagé tout ce qui représentait l’autorité de l’État, dont les bâtiments de la surveillance côtière et du service des pêches. Deux mois plus tard, leurs murs sont toujours noircis, les vitres brisées et les bureaux jonchés de papiers et de matériel de communication. Ils ont aussi affronté pendant de longues heures les gendarmes envoyés pour rétablir l’ordre.
Ils en voulaient au gouvernement de n’avoir pas mobilisé ses moyens de secours maritime et aérien pour tenter de retrouver la pirogue de leurs amis en perdition lorsque l’alerte avait été donnée. « Après 15 jours sans nouvelles, nous avions contacté le ministère de la Pêche et le préfet, se souvient Abdoul Aziz Sène. En vain. Ce qui me fait mal, c’est cet État qui est resté inerte face à cette tragédie en cours au large, et qui a abandonné tous ces jeunes, dont mon fils, à leur sort. »
Les recherches de Babaly Sall, professeur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, dans le nord du pays, montrent que, « dans 7 cas sur 10, c’est l’absence de travail et de revenus qui est la cause de cette violence qui va crescendo chez les jeunes Sénégalais ».
Il a notamment recueilli pendant trois ans les témoignages de Sénégalais de plus de 15 ans dans le cadre d’une initiative soutenue par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), à Ottawa, et portant sur les « jeunes et stratégies de résilience à la violence et à la criminalité en Afrique de l’Ouest ». Le professeur s’inquiète de la « frustration économique et politique palpable au sein d’une population de plus en plus jeune, soumise à un stress permanent et qui n’attend qu’une occasion pour s’enflammer ». Il ajoute : « Soit ils s’en vont ailleurs, en prenant une pirogue, soit ils restent ici, se sentent alors enfermés en cage, bouillonnent et peuvent céder à la violence. »
Autant de facteurs connus pour constituer un terreau favorable à la radicalisation. Les groupes djihadistes s’appuient sur des facteurs endogènes comme la pauvreté, les lacunes dans l’éducation et les frustrations politiques pour recruter de jeunes adeptes et déstabiliser les pays dans lesquels ils prennent racine.
Chercheuse à l’Institut d’études de sécurité, un centre de réflexion situé en Afrique du Sud, Ella Jeannine Abatan étudie depuis une dizaine d’années l’extrémisme violent sur le continent africain, en particulier au Sahel. Et les clés de recrutement. Elle a notamment coordonné un projet de recherche inédit mené de 2019 à 2022, en partenariat avec le CRDI, et destiné à outiller les « décideurs politiques » dans leurs recherches de solutions. Il portait sur le rôle que jouent les femmes au sein de deux groupes djihadistes actifs dans l’Ouest africain — Boko Haram et la Katiba Macina (affiliée à al-Qaïda), au Niger et au Mali —, un phénomène souvent banalisé.
Selon cette experte, le Sénégal est « vulnérable » à la radicalisation en raison des tensions économiques et politiques qui secouent sa jeunesse et son vivre-ensemble. « Il faut éviter, conseille-t-elle, de créer des foyers de tension qui peuvent être instrumentalisés par des groupes extrémistes violents. Le pays doit tirer des leçons de ce que l’on a déjà vu ailleurs. »
L’erreur la plus répandue, poursuit-elle, est de considérer que l’absence d’attaques terroristes, comme c’est le cas au Sénégal, signifie l’absence de menace. Or, plusieurs facteurs imposent la vigilance. Depuis 2012, une centaine de Sénégalais auraient rejoint les rangs de formations affiliées au groupe État islamique, en particulier en Libye, et à al-Qaïda. Certains sont revenus.
Il y a aussi les mines d’or clandestines près de la frontière malienne, susceptibles d’être infiltrées par des groupes extrémistes en quête de financement et de nouvelles recrues. Le Sénégal partage en effet 419 km de frontière avec le Mali, foyer d’une insurrection meurtrière de groupes djihadistes depuis 2012. Une réalité qui touche également à divers degrés le Burkina Faso, le Niger, le Tchad et la Mauritanie.
« Aucun pays n’est immunisé. L’exceptionnalisme ne peut pas perdurer », dit Ella Jeannine Abatan, faisant allusion à « l’exception sénégalaise » et à son vivre-ensemble souvent vantés. La réputation de relative stabilité autant sociale que politique — le Sénégal étant exempt de coups d’État, si fréquents sur le continent — colle effectivement à la peau de ce pays démocratique de l’Afrique de l’Ouest depuis son indépendance en 1960.
Dans Médina Gounass, on rêve aussi de pirogue, même si l’on ne voit pas la mer. Depuis cette commune miséreuse de la banlieue nord-est de Dakar, l’horizon ressemble plutôt à un océan déprimant de fils électriques et de toits en plaques de fibrociment.
Le quartier d’à peine un kilomètre carré a été « créé » dans les années 1960 par des paysans et éleveurs de la campagne qui affluaient pour chercher du travail dans les usines de la métropole. La plupart ne sont jamais repartis et ont finalement choisi de faire venir leurs familles. Au fil des ans, leurs cabanes en bois provisoires ont petit à petit cédé leur place à des constructions en dur, tout aussi anarchiques. Elles sont imbriquées au milieu d’un dédale de rues en terre battue, parfois d’une largeur de moins d’un mètre, pas éclairées la nuit, et qui entourent deux étangs de rétention censés régler des problèmes d’inondation récurrents, mais remplis d’eau nauséabonde et de détritus.
La vie n’est pas rose à Médina Gounass. Insalubrité, pauvreté aiguë et insécurité minent le quotidien des 36 000 personnes — dont plus du tiers ont moins de 18 ans — qui survivent dans cet habitat improvisé et en déficit d’équipements collectifs. On n’y dénombre qu’une école (primaire) et un dispensaire.
Ici, le secteur informel, constitué des petits boulots, est le socle de la survie des familles. Les enfants et adolescents déscolarisés sont mis à contribution. Ils s’affairent dans des échoppes, à couper du bois, travailler le métal ou encore porter de lourds bidons d’eau.
« À cause de la pauvreté, il y a de plus en plus de banditisme, et ça commence dès l’âge de 15 ans », note Gamane, 37 ans, animateur social et sportif local. « Il faut aider nos jeunes, leur trouver du travail, leur démontrer que l’on peut faire autre chose dans la vie que d’être délinquant. »
Mada Sene, 46 ans, acteur de développement communautaire, est présent sur le terrain au quotidien dans ce bidonville « plongé dans une précarité inextricable ». Il constate que « toutes les formes de violence — vols à l’arraché, agressions, viols, abus sexuels, etc. — existent à Médina Gounass, et [que] certaines se sont accentuées lors de la pandémie, notamment en raison du manque de travail. Plus le fait que des familles de 20 ou 25 personnes étaient confinées dans de petites maisons ».
Mada Sene a récemment participé à une recherche portant sur la violence chez les jeunes à Dakar, menée par l’Institut africain de gestion urbaine (IAGU) avec le soutien financier du CRDI. Le « phénomène de l’insécurité urbaine ne cesse de s’exacerber et d’inquiéter à la fois populations, chercheurs et décideurs, note l’IAGU dans son rapport final. Les auteurs des agressions sont de plus en plus jeunes […] avec un âge moyen compris entre 15 et 35 ans. […] Si les femmes sont considérées comme les premières victimes, elles sont aussi impliquées, de plus en plus, dans des cas de violences urbaines (infanticide et drogue, entre autres délinquances) ».
Abdou Fodé Sow, 69 ans, ex-enseignant et désormais animateur local, qui a également collaboré à cette recherche, se désole de voir de plus en plus de « jeunes qui passent leurs journées assis dans la rue à boire du thé, ou voler, arnaquer des gens et se droguer ». « L’oisiveté et l’ignorance sont des fléaux. Pourtant, ajoute-t-il, il y a un adage au Sénégal qui dit : “Un enfant doit bien finir”, c’est-à-dire être capable plus tard d’aider ses parents. »
Mada Sene et Abdou Fodé Sow s’arrêtent dans la cour de Ndeye Callafaya. Une pause bienvenue sous une chaleur torride en ce début d’octobre, accentuée par une humidité poisseuse. Depuis une dizaine d’années, cette mère de famille énergique de 45 ans passe ses journées à écouter et à aider les jeunes de son secteur, bénévolement. « Ma porte est toujours ouverte, dit-elle, assise sur un petit banc en bois. Médina Gounass, c’est comme dans un village. On s’entraide. Et moi, je suis la maman de tout le monde. »
Au jour le jour, elle est témoin d’actes de délinquance divers, qui vont du simple vol — « même de vieux bouts de ferraille revendus 200 CFA [50 cents] » — jusqu’à des gestes d’une extrême violence. « Récemment, à côté de chez moi, un adolescent de 14 ans a donné un coup de machette à un autre, pour une banale histoire de tasse de thé ! »
Mais elle ne renonce pas à sa mission. « Les délinquants sont peut-être nos enfants », fait-elle remarquer. Elle tente aussi de convaincre les jeunes qui ont quitté l’école d’apprendre un métier ou de devenir entrepreneur, en ouvrant par exemple un petit commerce, « plutôt que de traîner à ne rien faire ». Ou de ne penser qu’à partir en pirogue, comme son propre fils de 19 ans. Des jeunes attirés par des promesses de richesse qui pullulent sur les réseaux sociaux, dénonce Abdou Fodé Sow.
« Ces jeunes abandonnent leur famille pour mourir en mer », déplore Ndeye Callafaya, aussi désespérée que choquée.
L’imam dakarois Momar Kane, 72 ans et véritable colosse, préfère rester optimiste lorsque l’on évoque le risque de contagion extrémiste. Titulaire d’un doctorat en travail social de l’Université Laval, à Québec, il s’est intéressé très jeune à « l’islam [sunnite] à la sénégalaise », pratiqué dans un pays à 95 % musulman. Un modèle « ouvert, tolérant et attentif à la coexistence », dit-il, qui repose essentiellement sur quatre confréries (tidiane, mouride, qadiriyya, layène), pour certaines très anciennes, adhérant au courant mystique soufi. Chacune a ses propres rites et est dirigée par un calife qui exerce une autorité religieuse, voire parfois politique (consignes de vote) sur ses fidèles. Ce modèle se situe aux antipodes de l’islam « très strict » du salafisme (doctrine revendiquée par plusieurs groupes extrémistes) et du wahhabisme, propagé par l’Arabie saoudite. Momar Kane se félicite que cet islam fondamentaliste demeure « marginal » chez les jeunes Sénégalais.
De nombreux Sénégalais interrogés au cours de notre séjour estiment que les confréries exercent une influence bénéfique, en particulier stabilisatrice, sur la société en période de trouble. Un peu trop au goût de certains jeunes, qui leur « reprochent d’être trop alignées sur le gouvernement », explique l’imam.
Au quotidien, Momar Kane, qui se décrit avec un sourire malicieux comme un « imam dépanneur » — double allusion à son séjour québécois et à son rôle de remplaçant à la mosquée de son quartier, HLM Grand Yoff, à Dakar —, constate lui aussi que les jeunes Sénégalais se sentent de plus en plus « désespérés » car sans perspectives d’avenir, « même chez les diplômés ».
Après avoir quitté la mosquée de l’imam, nous croisons deux jeunes vendeurs les bras chargés de citrons verts, de noix de cajou et de rouleaux de papier essuie-tout. À cause de la crise et du coût de la vie, ils espèrent avoir gagné à la fin de leur journée « tout juste de quoi s’acheter à manger ». Résignés, ils rêvent d’exil ou de l’accession au pouvoir d’Ousmane Sonko, qui « représente l’avenir », disent-ils, avant de poursuivre leur chemin.
Moustapha, 21 ans, arpente lui aussi le quartier avec des petits paquets d’arachides à un dollar qu’il confectionne « pour aider [ses] parents agriculteurs » en Casamance, tout au sud. « Mais je veux m’en aller en Europe, peu importe où. »
Pour le professeur Babaly Sall, il est impératif de « mettre en place des politiques publiques, en particulier en matière d’emploi, plus orientées vers les moins de 20 ans, afin que ces jeunes se sentent utiles à la société », affirme-t-il avant de conclure : « Faisons-leur confiance au lieu de décider à leur place et de tout gérer d’une manière gérontocratique. »
Ce reportage a été réalisé avec la collaboration de Magib Gaye et grâce au soutien du CRDI.
Cet article a été publié initialement dans le numéro de janvier-février 2024 de L’actualité.