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Par: Annie Labrecque / Québec Science
 

Dans un paysage aride au cœur de la région de Mornag, en Tunisie, se trouve un élevage expérimental de poulets. Malgré la chaleur accablante – il fait déjà plus de 35 °C en ce matin de septembre –, le chercheur Karim Ben Slama, le photographe et moi-même devons enfiler sarrau blanc, couvre-chaussures et filet pour nos cheveux. Notre guide en ces lieux, l’ingénieur et contrôleur technique Nciri Achref, indique que ces précautions visent à éviter toute contamination des poussins par des microbes provenant de l’extérieur de la ferme.

C’est ici que se déroule l’expérience AviBiocin, dirigée par une équipe scientifique de l’Université de Tunis El Manar et de l’Université Laval. L’objectif de ce projet est de réduire l’utilisation des antibiotiques dans les élevages avicoles. « En Tunisie, comme dans certains autres pays, les éleveurs ont largement recours aux antibiotiques et le font parfois de manière non contrôlée, particulièrement dans les élevages semi-industriels. Ils les utilisent de façon préventive, car ils ont peur que certaines maladies apparaissent dans leur ferme », rapporte Karim Ben Slama, directeur de l’Institut supérieur des sciences biologiques appliquées de l’Université de Tunis El Manar. Les antibiotiques sont également employés pour stimuler la croissance des animaux, une pratique très répandue sur la planète depuis des décennies.

On le sait pourtant : un usage excessif contribue à la résistance des pathogènes aux antibiotiques. Les infections, qu’elles touchent les animaux ou les êtres humains, sont de plus en plus difficiles à soigner ; une situation qui figure parmi les dix plus grandes menaces pour la santé publique, d’après l’Organisation mondiale de la santé. La résistance aux antibiotiques ne connaît d’ailleurs pas de frontières et se transmet d’un être vivant à un autre, humain ou animal. « Si l’on peut limiter l’utilisation des antibiotiques dans les élevages de volailles, on pourra peut-être obtenir une viande contenant moins de bactéries résistantes et surtout moins de traces d’antibiotiques », ajoute Karim Ben Slama.

Outre les adorables poussins que je m’apprête à découvrir, les vedettes de ce projet de recherche sont les bactériocines. Ces petites protéines produites par des bactéries pour contrer ou éliminer d’autres souches bactériennes pourraient remplacer les antibiotiques, sans effets collatéraux. Alors que les antibiotiques détruisent un large éventail de bactéries de la flore intestinale, tant les bonnes que les mauvaises, les bactériocines possèdent un spectre d’action plus ciblé. Elles constitueraient une solution prometteuse pour les élevages de poulets, en Tunisie et ailleurs.

En effet, à l’échelle de la planète, quelque 100 000 tonnes d’antibiotiques sont données aux animaux d’élevage annuellement, et la tendance est à la hausse. Les spécialistes sont unanimes : il faut que ça change !

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À gauche, le contrôleur technique Nciri Achref. Au centre, la journaliste Annie Labrecque. À droite, le chercheur Karim Ben Slama.
Noureddine Ahmed
À la ferme expérimentale, les poulets sont répartis dans plusieurs enclos distincts et suivent des régimes alimentaires spécifiques. De gauche à droite : le contrôleur technique Nciri Achref ; la journaliste Annie Labrecque ; le chercheur Karim Ben Slama.

Triste record

En plus de la surutilisation des antibiotiques chez les animaux d’élevage, la consommation humaine pose problème en Tunisie. La population détient le triste titre de deuxième consommatrice d’antibiotiques au monde, derrière la Turquie, selon un article de 2018 paru dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS).

En Tunisie, il est très facile de se procurer ces médicaments : il n’est pas nécessaire d’avoir une prescription médicale ni d’être suivi par un ou une spécialiste. L’utilisation inappropriée des traitements, contre des virus plutôt que des bactéries, par exemple, ou pour une durée trop courte ou trop longue, contribue à la montée en puissance des bactéries résistantes aux antibiotiques.

L’étude de PNAS a fait prendre conscience à la Tunisie de la gravité de la situation. Lors d’une conférence tenue en mai dernier au congrès de l’Acfas, à Montréal, la chercheuse en microbiologie Rym Ben Sallem, de l’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, soulignait que les scientifiques de la Tunisie avaient « mis en place des outils de surveillance pour évaluer la résistance aux antibiotiques chez diverses bactéries d’origine humaine, animale et environnementale », à la suite de la publication. Auparavant, peu de données sur le phénomène étaient disponibles.

Des bactériocines comme agent de conservation

Les bactériocines sont connues depuis les années 1920, mais l’efficacité redoutable des antibiotiques les a reléguées au second plan. « Il y a aujourd’hui quelques équipes, dont une en Irlande, à l’Université College Cork, qui travaillent sur la science fondamentale, l’isolement et l’identification des bactériocines », dit Ismail Fliss, professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, à Québec.

Cet expert des bactériocines a réalisé des travaux de recherche qui ont abouti à l’homologation de la première bactériocine destinée à la conservation des aliments au Canada, la Bac M35. Elle est utilisée pour prévenir la contamination par la bactérie Listeria monocytogenes dans le saumon fumé et la truite fumée.

Il fallait ensuite déterminer si ce type de protéine avait un intérêt au-delà de la conservation alimentaire, dans les élevages. Le professeur de l’Université Laval, qui a effectué une partie de son parcours universitaire en Tunisie et qui y est régulièrement invité en tant que chercheur, s’est naturellement associé à Karim Ben Slama pour diriger le projet AviBiocin. « Ce qui caractérise notre équipe, c’est qu’elle s’intéresse à des applications concrètes », dit-il.

Dans son laboratoire de l’Université Laval, l’équipe d’Ismail Fliss a sélectionné plusieurs bactériocines en analysant le contenu de l’intestin sain de volailles. Le choix s’est arrêté sur la microcine J25, produite par la bactérie Escherichia coli, naturellement présente chez les volailles. Des tests ont confirmé son efficacité pour inhiber la croissance de certains pathogènes, comme les salmonelles qui infectent les poulets. « Cette bactériocine a montré des résultats concluants, et c’est pour ça qu’on est passés vers le test in vivo », souligne Karim Ben Slama.

Les souches bactériennes étudiées à Québec ont été placées dans un fermenteur de 200 litres, afin de produire de grandes quantités de bactériocines. Ces dernières ont ensuite été transportées en Tunisie pour y être réduites en poudre et intégrées dans la moulée.

Sur tous les fronts

Dans l’approche « Une seule santé », préconisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour lutter contre les bactéries résistantes aux antibiotiques, des actions doivent être entreprises à tous les niveaux pour améliorer la santé globale : chez les humains, les animaux et dans l’environnement. Dans ses lignes directrices publiées en 2017, l’OMS prévenait que « si aucune [mesure] n’est prise aujourd’hui, la quasi-totalité des antibiotiques actuels seront inefficaces d’ici 2050 pour prévenir et traiter les maladies humaines ». En effet, des antibiotiques similaires sont utilisés chez les animaux et les humains.

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Nciri Achref
Noureddine Ahmed
Nciri Achref nous explique le fonctionnement du système de refroidissement à l’eau qui maintient une température confortable dans la ferme.

Un essai prometteur

Une fois l’équipement enfilé, nous pénétrons dans la bâtisse où, heureusement pour nous, la température est beaucoup plus fraîche. Le poulailler appartient au groupe Poulina, le plus grand producteur de poulets destinés à la consommation humaine en Tunisie. L’entreprise, qui est présente dans plusieurs secteurs avicoles, dont l’élevage, l’abattage et la transformation de la volaille, voit dans ce projet de recherche des intérêts commerciaux, car un poulet sans antibiotiques serait plus facilement certifiable pour l’exportation.

Devant nous, plus d’un millier de poussins âgés de 19 jours pépient et déambulent librement dans l’un des 32 enclos. Dès leurs premiers jours de vie, les poussins grandissent dans des conditions idéales, où la température, la luminosité et l’humidité sont rigoureusement contrôlées. Ces paramètres sont adaptés au fur et à mesure que leurs petits corps se couvrent de plumes. Les poussins, qui sont les cobayes de la première étape du projet in vivo, ont de l’eau et de la nourriture à volonté.

Les poussins ne mangent pas tous la même chose, explique Karim Ben Slama. L’essai compare quatre régimes alimentaires : standard, sans additifs (groupe contrôle), avec une faible dose de bactériocines ou avec une dose élevée de bactériocines. « Nous avons fait les premières pesées la semaine passée. On suit leur croissance », indique le chercheur, en désignant les différents poulets qui affichent une marque bleue sur leurs plumes. Ils ont été sélectionnés pour être pesés chaque semaine par l’équipe de recherche, qui espère que les bactériocines ne nuiront pas à leur microbiote intestinal et qu’elles préviendront efficacement les infections.

L’équipe tunisienne attend que les poulets atteignent un poids situé entre 1,6 et 2 kg, soit le poids standard pour l’abattage dans l’industrie. Leurs carcasses seront examinées en détail par les scientifiques. « Ce test in vivo nous permettra de comparer les microbiotes intestinaux des poulets nourris avec la nourriture standard et avec la nourriture additionnée de bactériocines. Nous pourrons ainsi juger de la stabilité ou de la perturbation du microbiote », explique Karim Ben Slama.

L’expérience est à mi-parcours lors de ma visite, mais, déjà, l’ingénieur Nciri Achref observe « que les poussins nourris avec la moulée contenant des bactériocines semblent plus gros et mangent pourtant en moins grande quantité que les autres ». Il regarde Karim Ben Slama pour constater que le chercheur sourit, content de la nouvelle. Si les bactériocines favorisent la croissance en plus de contrer les infections, elles pourraient devenir une solution de rechange aux antibiotiques.

Les scientifiques sont cependant réalistes. Les bactéries pathogènes ont plus d’un tour dans leur sac : elles pourraient aussi développer une résistance aux bactériocines, comme elles le font contre les antibiotiques. À moins de recourir à un cocktail de bactériocines ! « La stratégie serait de combiner plusieurs bactériocines qui possèdent différents mécanismes et spectres d’action », spécifie Ismail Fliss, de l’Université Laval. Les bactéries auront plus de mal à contrer un tel cocktail qu’une bactériocine unique.

Les scientifiques espèrent publier leurs résultats, en cours d’analyse, d’ici la prochaine année. Il s’agit peut-être du début d’une nouvelle ère dans l’industrie avicole !

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Les poulets
Noureddine Ahmed
Les poulets consomment l’un des quatre régimes alimentaires comparés dans le projet de recherche.

Le travail décrit dans cet article a été rendu possible grâce au soutien du Global AMR Innovation Fund, qui fait partie du Department of Health and Social Care du gouvernement britannique, et du Centre de recherches pour le développement international du Canada. Ce dernier a également soutenu la production du reportage.

Cet article a été publié initialement dans le numéro de décembre 2023 de Québec Science.

En savoir plus sur ce projet de recherche. 

Image en haut : Noureddine Ahmed