Une fois l’équipement enfilé, nous pénétrons dans la bâtisse où, heureusement pour nous, la température est beaucoup plus fraîche. Le poulailler appartient au groupe Poulina, le plus grand producteur de poulets destinés à la consommation humaine en Tunisie. L’entreprise, qui est présente dans plusieurs secteurs avicoles, dont l’élevage, l’abattage et la transformation de la volaille, voit dans ce projet de recherche des intérêts commerciaux, car un poulet sans antibiotiques serait plus facilement certifiable pour l’exportation.
Devant nous, plus d’un millier de poussins âgés de 19 jours pépient et déambulent librement dans l’un des 32 enclos. Dès leurs premiers jours de vie, les poussins grandissent dans des conditions idéales, où la température, la luminosité et l’humidité sont rigoureusement contrôlées. Ces paramètres sont adaptés au fur et à mesure que leurs petits corps se couvrent de plumes. Les poussins, qui sont les cobayes de la première étape du projet in vivo, ont de l’eau et de la nourriture à volonté.
Les poussins ne mangent pas tous la même chose, explique Karim Ben Slama. L’essai compare quatre régimes alimentaires : standard, sans additifs (groupe contrôle), avec une faible dose de bactériocines ou avec une dose élevée de bactériocines. « Nous avons fait les premières pesées la semaine passée. On suit leur croissance », indique le chercheur, en désignant les différents poulets qui affichent une marque bleue sur leurs plumes. Ils ont été sélectionnés pour être pesés chaque semaine par l’équipe de recherche, qui espère que les bactériocines ne nuiront pas à leur microbiote intestinal et qu’elles préviendront efficacement les infections.
L’équipe tunisienne attend que les poulets atteignent un poids situé entre 1,6 et 2 kg, soit le poids standard pour l’abattage dans l’industrie. Leurs carcasses seront examinées en détail par les scientifiques. « Ce test in vivo nous permettra de comparer les microbiotes intestinaux des poulets nourris avec la nourriture standard et avec la nourriture additionnée de bactériocines. Nous pourrons ainsi juger de la stabilité ou de la perturbation du microbiote », explique Karim Ben Slama.
L’expérience est à mi-parcours lors de ma visite, mais, déjà, l’ingénieur Nciri Achref observe « que les poussins nourris avec la moulée contenant des bactériocines semblent plus gros et mangent pourtant en moins grande quantité que les autres ». Il regarde Karim Ben Slama pour constater que le chercheur sourit, content de la nouvelle. Si les bactériocines favorisent la croissance en plus de contrer les infections, elles pourraient devenir une solution de rechange aux antibiotiques.
Les scientifiques sont cependant réalistes. Les bactéries pathogènes ont plus d’un tour dans leur sac : elles pourraient aussi développer une résistance aux bactériocines, comme elles le font contre les antibiotiques. À moins de recourir à un cocktail de bactériocines ! « La stratégie serait de combiner plusieurs bactériocines qui possèdent différents mécanismes et spectres d’action », spécifie Ismail Fliss, de l’Université Laval. Les bactéries auront plus de mal à contrer un tel cocktail qu’une bactériocine unique.
Les scientifiques espèrent publier leurs résultats, en cours d’analyse, d’ici la prochaine année. Il s’agit peut-être du début d’une nouvelle ère dans l’industrie avicole !