Plus de un milliard de personnes fument dans le monde; et 80 % d’entre elles vivent dans des pays en développement. Déterminé à éviter la catastrophe, le Sénégal prend les devants dans la guerre contre le tabac.
On ne peut pas dire que l’air soit pur à Dakar. L’atmosphère est saturée de sable et de poussière, sans compter les gaz d’échappement des vieux taxis et des «cars rapides» d’un autre âge. Mais, contrairement à d’autres villes d’Afrique, la capitale sénégalaise peut se targuer de ne pas être envahie par la fumée de cigarette. Pas de fumeurs à la sortie de l’aéroport, pas de mégots par terre, pas de paquets en évidence dans les échoppes.
Seuls quelques toubabs c’est-à-dire des Blancs – se promènent nonchalamment une clope à la main dans cette ville qui est aussi le siège de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) et institutions internationales. C’est d’ailleurs à force de fréquenter les travailleurs étrangers et les touristes que Moussa, 27 ans, a commencé à fumer. Rencontré sur la plage de Ngor, un village de pêcheurs situé au nord de Dakar, il admet en griller une de temps en temps, au large, dans sa pirogue. « J’emmène souvent des toubabs à la pêche et ils me proposent toujours une cigarette, dit-il en riant. Mais c’est assez nouveau, ici. Mon père, par exemple, n’a jamais fumé, c’était trop mal vu. »
Il faut dire que dans ce pays, musulman à 95 %, le tabagisme ne fait pas partie des traditions. « Dans les quartiers assez religieux, ce n’est pas toléré. On ne fume pas devant les personnes âgées par exemple, et le tabagisme chez les femmes est totalement tabou », confirme Abdoulaye Diagne, spécialiste de la lutte antitabac et directeur du Consortium pour la recherche économique et sociale (CRES), regroupant des chercheurs de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
De fait, au Sénégal, alors qu’environ 11 % des hommes se déclarent fumeurs, c’est le cas de seulement 0,4 % des femmes, selon une enquête menée en 2015 par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie, en partenariat avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS). On est bien loin de la prévalence globale du tabagisme dans le monde (environ 25 % chez les hommes et 5 % des femmes selon une étude publiée en avril dernier dans The Lancet), ou de celle de certains pays d’Asie (autour de 60 % chez les hommes en Indonésie et en Chine).
Cette épidémie planétaire, qui tue 6 millions de personnes chaque année, semble donc encore sous contrôle dans les pays africains – à quelques exceptions près, notamment au Maghreb et en Afrique du Sud.
Mais c’est justement cette « faible » prévalence qui inquiète les organismes de lutte contre le tabac, les chercheurs et les gouvernements, explique Anna Gilmore, professeure de santé publique à l’université de Bath et chercheuse associée au UK Center for Tobacco and Alcohol Studies, au Royaume-Uni.
« Le marché africain est celui qui a le plus gros potentiel de croissance pour l’industrie du tabac. Et comme les économies africaines se renforcent, elle sait qu’elle pourra augmenter les prix et les profits », indique l’auteure de nombreux articles sur les « tactiques » de cette industrie.
Chassés des pays riches à coups de procès, de lois, de taxes et de restrictions publicitaires, les géants de la cigarette intensifient leur stratégie marketing dans les pays du Sud. Et ça marche : entre 2000 et 2015, le tabagisme a gagné du terrain dans 27 pays, dont 16 se situent en Afrique subsaharienne; et le Sénégal en fait partie.
« Il y a un transfert de l’épidémie de tabagisme vers les pays les plus pauvres. L’industrie cible ceux qui n’ont pas de législation pour protéger leur population », résume Oumar Ndao, coordonnateur adjoint du Programme national de lutte contre le tabac au ministère sénégalais de la Santé et de l’Action sociale.
Grâce à ce principe de vases communicants, les cigarettiers se portent assez bien, merci. Ils ont même enregistré en 2015 leurs meilleurs volumes de ventes depuis 2006, avec 5,5 billions de cigarettes vendues (soit le nombre effarant de 770 par Terrien !). Un succès qui repose beaucoup sur la croissance démographique du Sud… et sur sa jeunesse. « C’est clairement la cible : les Africains de moins de 25 ans représentent un marché de 700 millions de personnes », indique Oumar Ndao.
Flairant la menace, le gouvernement sénégalais s’est mobilisé, votant en 2014 une loi antitabac parmi les plus sévères au monde. Entrée en vigueur à l’été 2016, elle interdit de fumer dans les lieux publics, impose les avertissements sanitaires sur les paquets, proscrit la vente de cigarettes aux mineurs ainsi qu’à 200 m des établissements scolaires et bannit toute forme de publicité pour ces produits.
Les tabous tombent
Malgré ces garde-fous légaux et religieux, la jeunesse sénégalaise cède peu à peu aux chants des sirènes de l’industrie. « Les jeunes fument beaucoup la chicha [NDLR : narguilé] qui donne une saveur parfumée et sucrée au tabac. C’est nouveau, et c’est inquiétant », déplore Mamadou Bamba Sagna, coordonnateur régional de l’ONG américaine Campaign for Tobacco-Free Kids à Dakar.
Ces pipes à eau, qui ont le potentiel de créer une dépendance au moins aussi grande que celle associée à la cigarette, contribuent à donner une image acceptable et branchée du tabac.
Et force est de constater que, à Dakar, les mentalités changent. Même les Sénégalaises sortent les briquets : selon une enquête menée en 2013, 6 % des jeunes filles de 13 à 15 ans consommaient des produits du tabac (et 15 % des garçons).
Il suffit de faire un saut dans la Médina, un quartier populaire, pour le constater. « Avant, on se cachait, maintenant c’est moins tabou, explique Modou, de son nom d’artiste Mod Boye. De plus en plus d’adolescents fument à la sortie des lycées. » Le jeune homme, qui dirige un collectif d’artistes de rue et connaît les lieux comme sa poche, salue tous ceux qu’il croise.
Devant les baraques centenaires, dans ces rues calmes où se baladent quelques moutons, des hommes assis sur des bancs discutent en fumant tranquillement. Ici, loin des grandes artères, on semble moins s’embarrasser des diktats religieux. « Tout le monde peut se payer des cigarettes, reprend Modou. Avec 25 francs CFA [NDLR : environ 0,05 $], on peut en acheter une dans n’importe quelle échoppe. »
Une ? La pratique est courante et légale : les commerçants ouvrent les paquets et vendent les « tiges » à l’unité. Modou tend justement une pièce au marchand du coin, dont le comptoir est ouvert sur la rue, et repart avec une cigarette Excellence, la marque locale, « moins chère que les Marlboro ».
L’achat à l’unité rend ainsi le tabac accessible à toutes les bourses, et facilite la consommation chez les pauvres, les jeunes et les enfants. Et il n’en reste pas moins un piège financier, dans un pays où le salaire mensuel moyen équivaut à 125 $ par mois. Plusieurs études de l’OMS démontrent que les cigarettes peuvent absorber jusqu’à 40 % du budget des ménages pauvres, réduisant d’autant les ressources disponibles pour l’alimentation, l’éducation et la santé des enfants, selon les chercheurs du CRES. Un véritable frein au développement.
« Le lien entre tabac et pauvreté est assez fort. Au-delà des enjeux sanitaires, le tabac a un coût d’opportunité : qu’aurait-on pu acheter à la place ? Quel serait le gain en temps de travail ? De plus, au Sénégal, une famille dépend généralement du gagne-pain d’une seule personne : si cette dernière tombe malade, le niveau de vie chute brutalement », explique Nafissatou Baldé, économiste et coordonnatrice du projet tabac lancé au CRES en 2008.
Le levier de la taxation
Le consortium, financé par le Centre de recherches pour le développement international(CRDI) du Canada, s’est donné une mission : rendre le tabac moins accessible. Autrement dit, convaincre le gouvernement d’augmenter les taxes. Avec un paquet qui ne coûte qu’environ 1 $ actuellement, il y a de la marge !
« Nombre d’études ont prouvé que la taxation des produits du tabac est le moyen le plus efficace – et le moins coûteux – de réduire le tabagisme. Cela retarde le moment de la première cigarette, rationne la consommation, voire motive l’arrêt, et génère des recettes fiscales pour l’État », poursuit Mme Baldé.
Sur papier, cette mesure semble simple à mettre en place. En pratique, toutefois, c’est un parcours du combattant. À preuve, selon l’OMS, seulement 10 % de la population mondiale vit dans des pays où les taxes sur le tabac sont considérées comme dissuasives.
« Il existe divers systèmes de taxation : des taxes fixes (identiques pour tous les produits), des taxes correspondant à un pourcentage de la valeur du paquet (qui suivent donc l’inflation), ou une combinaison des deux. Pour être efficace, la taxe doit avoir un effet sur le prix, être simple à appliquer et prendre en compte l’inflation », énumère Nafissatou Baldé. Et surtout, elle doit séduire les décideurs, en leur prouvant que la hausse des prix compensera la baisse des ventes. Mieux encore, en leur montrant que la lutte antitabac peut renflouer les caisses de l’État.
« Pour établir cela, il faut connaître les coûts liés au tabagisme payés par l’État, par les patients, par la société en général », indique le professeur Abdoulaye Diagne, directeur du CRES et lauréat en 2014 d’un prix de l’OMS pour sa contribution exceptionnelle au contrôle du tabac.
Son équipe vient justement de lancer une enquête pour évaluer les coûts de santé imputables au tabagisme, dans 15 hôpitaux du pays (voir l’encadré à la page 51). « Nous avons besoin de preuves solides, dit-il, car l’industrie du tabac fait valoir que les recettes tirées de la vente et les emplois créés l’emportent de loin sur les coûts liés aux soins de santé. » Interrogée sur ce point, l’entreprise Philip Morris International, qui fournit des produits à plus de 20 pays en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, n’a pas souhaité nous répondre.
La rhétorique des industriels a beau être démontée point par point par de nombreuses études scientifiques, elle continue à faire mouche. « Les arguments de l’industrie sont ancrés dans la tête des décideurs : on craint les pertes d’emploi, alors que c’est une industrie très automatisée; on dit que les taxes augmentent le risque de fraude et de contrebande, or c’est une question de criminalité et de mesures douanières », soupire Nafissatou Baldé, ajoutant que l’« industrie a ses entrées dans les ministères ».
Un combat déloyal
Car pour conquérir de nouveaux marchés, les quatre géants du tabac (British American Tobacco, Philip Morris International, Imperial Tobacco et Japan Tobacco International) ne lésinent pas sur les moyens. Anna Gilmore a ainsi démontré que les communautés des pays en développement sont exposées à 81 fois plus de messages publicitaires relatifs au tabac que les habitants des pays développés.
Fin 2015, un documentaire britannique révélait en outre que British American Tobacco pratique la corruption à large échelle en Afrique de l’Est, arrosant les politiciens et la société civile de pots-de-vin pour qu’ils s’opposent à l’augmentation des taxes, entre autres. Au Sénégal, Philip Morris finançait jusqu’à récemment des événements sportifs, des soirées dans des bars, distribuait des teeshirts, etc. Et dans plusieurs pays, les jeunes de 13 à 15 ans se font offrir des cigarettes à la pelle par des représentants de l’industrie.
De manière plus subtile, les cigarettiers sont passés maîtres dans l’art de soutenir de nobles causes. Financement d’équipement médical, soutien à l’éducation des enfants, amélioration de l’accès à l’eau : ils misent sur la « responsabilité économique et sociale » pour redorer leur blason. « Dernièrement, l’industrie a financé un groupe de 1 000 femmes maraîchères dans la région de Dakar », illustre Oumar Ndao.
Mais il y a de l’espoir. « En dépit du lobbying intense et de l’inconduite, qui rendent toute action incroyablement difficile, d’énormes efforts sont faits en Afrique pour renforcer le contrôle du tabac », reconnaît Anna Gilmore.
Avec sa loi (même si elle peine encore à être appliquée), le Sénégal fait figure de modèle sur le continent. Et la ténacité de l’équipe du CRES y est pour beaucoup. En 2014, le consortium a aussi réussi à faire adopter une déclaration contre le tabac aux 15 pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). L’idée ? Harmoniser – et augmenter ! – les taxes sur le tabac dans toute la région. « Ce n’est pas simple d’impliquer 15 pays ! Surtout quand, à certains endroits, l’accès à Internet est incertain et que la crise d’Ebola nous a empêchés de faire des réunions », raconte Nafissatou Baldé.
« Notre avantage, c’est qu’on peut encore juguler le marché, contrairement aux marchés plus matures comme en Asie », dit-elle.
Mais il y a encore du chemin à faire pour que cette déclaration ne reste pas lettre morte. Dans des pays aux prises avec des taux alarmants de maladies infectieuses, de malnutrition et de situations politiques souvent instables, les maux chroniques causés par le tabac semblent moins prioritaires aux yeux des décideurs. « Les pays pauvres sont des “court-termistes” », déplore Oumar Ndao.
Éviter la catastrophe sanitaire
Pourtant, le tabagisme est une bombe à retardement. D’ici 2030, selon l’OMS, 80 % des décès causés par le tabac auront lieu dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.
« Ici, les systèmes de santé ne sont pas équipés pour traiter les maladies chroniques. On considère que, sur 10 personnes qui ont besoin d’une chimiothérapie, seules trois peuvent l’avoir », explique le professeur Diagne.
Les pauvres sont évidemment les premières victimes. « Au Sénégal, tous les frais sont à la charge du patient, depuis la consultation jusqu’au traitement. Souvent, on passe à côté du diagnostic de cancer parce que le patient ne peut pas payer les examens. Il demande un calmant pour la douleur et on ne le revoit pas », observe le docteur Ulrich Combila, pneumologue au Centre Hospitalier National Universitaire Fann-Dakar.
Dans un rapport de 700 pages paru début 2017, l’OMS estime qu’environ 226 millions de fumeurs vivent dans la pauvreté. C’est avant tout pour les protéger que les mesures fiscales doivent être mises en place, affirme l’organisme, même si certains craignent une forme de double peine. « Les gens qui fument le plus, ce sont déjà ceux qui n’ont pas les moyens. Le degré de dépendance est tel que, quel que soit le prix, ils paieront ! » redoute le docteur Combila, rappelant qu’il faut aussi éduquer la population aux dangers du tabac et aider les accros à écraser.
À la Médina, Modou entre dans une petite construction en parpaings, fermée par un simple rideau, et présente Jim, un vieil ami au sourire édenté. Il est passé 10 h, il n’a pas encore pris son petit déjeuner et allume une énième cigarette. Quand on lui demande depuis quand il fume, il rit. « Depuis toujours ! Mais ça va, il me reste encore un peu de souffle, répond-il. Même si le paquet coûtait 2 000 francs CFA [4,35 $], je l’achèterais ! » Nul doute que l’industrie du tabac a encore de belles années devant elle.
L'Afrique a besoin de statistiques
À l’heure des « faits alternatifs », les chercheurs ont plus que jamais besoin de preuves, de chiffres, de statistiques sur lesquels s’appuyer. Or ces données font cruellement défaut en Afrique.
« À part en Afrique du Sud, il y a un manque généralisé de données nationales. La plupart des pays ne font pas d’enquêtes régulières auprès de la population, en dehors des écoles et des hôpitaux », explique Catherine Kyobutungi, épidémiologiste et directrice de la recherche au African Population and Health Research Center (APHRC), à Nairobi, au Kenya.
Cet organisme à but non lucratif, qui reçoit le soutien financier du CRDI, conduit lui-même de nombreuses études sur le continent (notamment en santé et en éducation), et milite pour que les autorités s’appuient sur des preuves scientifiques afin de prendre des décisions.
C’est aussi l’objectif du CRES, à Dakar, qui vient de lancer une enquête pour évaluer les coûts de santé liés au tabagisme au sein de 15 hôpitaux sénégalais (voir notre reportage Tabagisme: l'Afrique contre-attaque). « Nous allons recenser les maladies cardiovasculaires et respiratoires, ainsi que les cas de cancer du poumon et du larynx, collecter les données sur le tabagisme des patients, et évaluer les coûts directs (médicaments, consultation, salaires du personnel, examens) et indirects (salaires non obtenus, mortalité précoce) », explique Papa Yona Mané, économiste responsable du projet au CRES.
La tâche est ardue, puisque les hôpitaux ne disposent pas de registres informatisés. La collecte de données se fera donc à la main pendant trois mois, avec l’aide de deux médecins par hôpital, sur des questionnaires papier. Pas le choix, si on veut convaincre le gouvernement que le tabagisme coûte cher. « Le “ventre mou” de la lutte antitabac, en Afrique, c’est les statistiques : nous n’avons quasiment pas de chiffres à avancer », déplore Oumar Ndao, du ministère de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal.
De fait, même les statistiques officielles, qu’il s’agisse de celles des gouvernements, de la Banque mondiale ou de l’OMS, sont à prendre avec des pincettes. « Il s’agit le plus souvent d’extrapolations faites à partir de données partielles. Par exemple, si on a des chiffres sur le tabagisme au Kenya, l’OMS va proposer des estimations pour la Tanzanie, l’Ouganda, etc. », commente Mme Kyobutungi.
Au-delà de l’amélioration de la gouvernance, l’absence de statistiques est un frein pour évaluer le degré de pauvreté, l’état de santé ou l’accès aux services élémentaires d’une population et atteindre les objectifs internationaux de développement.
Ce reportage a été publié initialement dans l'édition de juin 2017 du magazine Québec Science.