La mémoire, ce n’est pas seulement ce qui nous lie au passé. C’est aussi, pour les neuroscientifiques, ce qui nous permet de fonctionner au quotidien, d’organiser notre pensée et de manipuler des idées. La « mémoire du présent » nous aide, par exemple, à retenir pendant quelques secondes un numéro de téléphone juste avant de le composer, ou la quantité de farine indiquée dans une recette.
« Cette “mémoire de travail” nous permet aussi de hiérarchiser notre pensée. Elle nous aide à planifier notre comportement, ce qui est peut-être l’une des choses qui distinguent clairement les humains des animaux, explique Robert Zatorre. Et elle est liée à la créativité. »
Depuis presque 40 ans, ce chercheur de l’Institut et hôpital neurologiques de Montréal étudie le fonctionnement du cerveau et de la mémoire à travers le prisme de la musique. « On utilise la formation musicale comme un modèle », dit-il. Audition, planification, contrôle moteur et, bien sûr, mémoire à court et long terme : la musique mobilise notre matière grise sur tous les plans. « Aujourd’hui, ce qu’on souhaite comprendre, c’est si un entraînement en musique permet d’être meilleur dans d’autres sphères », explique le chercheur.
Si l’on sait que l’apprentissage d’un instrument favorise, entre autres, le développement des capacités motrices, du langage et la gestion du stress, une question demeure : les progrès faits en musique sont-ils « transférables », ou généralisables, à d’autres fonctions cognitives ? Autrement dit, en osant le raccourci, faire du piano rend-il meilleur en calcul mental, par exemple ? « Cela demeure controversé », note Robert Zatorre.
Pour y voir plus clair, son équipe a lancé un projet en collaboration avec l’université hébraïque de Jérusalem, financé par le Centre de recherches pour le développement international en partenariat avec la Fondation Azrieli, les Instituts de recherche en santé du Canada et la Israel Science Foundation, dans le cadre du Programme conjoint canado-israélien de recherche en santé. « Le but était d’entraîner des gens à effectuer soit une tâche mentale simple, soit une tâche complexe sollicitant la mémoire de travail. Notre hypothèse : les gens ayant entraîné leur mémoire de travail devraient être plus aptes à généraliser leurs compétences que les autres », explique Philippe Albouy, chercheur au postdoctorat dans l’équipe de Robert Zatorre, qui a conçu l’étude et analysé les résultats.
Quarante étudiants se sont prêtés au jeu, en se soumettant à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle qui permet de repérer en temps réel les zones cérébrales activées. Le groupe assigné à la tâche simple devait comparer deux mélodies comportant d’infimes variations de tons pour déterminer si elles étaient identiques ou non. « Au début, les variations de tons étaient si petites que les gens ne les entendaient pas. Puis, à force de s’entraîner, ils devenaient meilleurs et percevaient mieux les nuances », explique le jeune chercheur.
Quant à la tâche complexe, elle consistait à faire écouter aux cobayes trois notes, puis à leur demander de permuter mentalement ces notes selon un ordre précis (par exemple la troisième note devenait la première, suivie de la première puis de la deuxième). « On leur rejouait ensuite les trois notes et ils devaient déterminer si l’ordre correspondait à la permutation attendue. Cette tâche, qui demande une manipulation mentale complexe, passe par un vaste réseau de neurones qu’on appelle la voie dorsale. Celle-ci est sollicitée dans les mécanismes de haut niveau, comme lorsqu’on fait un calcul mental ou qu’on s’imagine faire tourner un objet en 3D », explique Philippe Albouy. Les volontaires devaient ensuite effectuer 40 séances d’entraînement en ligne de une heure, depuis chez eux, portant sur l’une ou l’autre des tâches. De retour au laboratoire, ils se soumettaient à une batterie d’exercices et les chercheurs scrutaient à nouveau leurs cerveaux.
« Ce qu’on a démontré, c’est que les participants qui s’étaient entraînés à la tâche complexe étaient meilleurs pour effectuer une autre tâche en vue de laquelle ils ne s’étaient pas entraînés, qui consistait à réciter une liste de chiffres dans l’ordre inverse de leur énumération », résume le chercheur dont les résultats seront publiés sous peu. Tandis que le groupe qui s’était exercé à écouter les notes, lui, était simplement meilleur pour discriminer les notes… mais pas pour effectuer des manipulations plus complexes. Conclusion ? « Il y a bel et bien une plasticité liée à l’entraînement. »
Forte de ce constat, l’équipe israélo-canadienne passe à la deuxième étape : vérifier si ce type d’exercice peut aider des personnes dyslexiques à améliorer leurs performances en lecture. « On sait que la plupart des dyslexiques ont des difficultés à exécuter certaines tâches auditives simples », explique Merav Ahissar, chercheuse en psychologie à l’université hébraïque de Jérusalem. Or, la manipulation des sons, et leur mémorisation, est cruciale pour la lecture. « On espère mieux comprendre comment modifier les protocoles d’entraînement, y compris en lecture, pour que ces faiblesses ne constituent plus des obstacles majeurs », ajoute-t-elle.
Pour Robert Zatorre, qui fut organiste avant d’être neuropsychologue, la musique a le potentiel d’aider ceux qui ont des difficultés d’apprentissage. « On sait que, dans les milieux défavorisés qui sont souvent très bruyants, les enfants ont des troubles de l’attention dus à une difficulté à distinguer la parole de l’enseignant dans le bruit. Un projet-pilote américain a démontré qu’une formation musicale permettait d’améliorer leur écoute, en plus de leurs habiletés sociales », indique-t-il.
Justement, plusieurs études ont prouvé que les dyslexiques, eux aussi, avaient un déficit d’écoute dans le bruit, altérant leur compréhension de la parole. Et, en 2015, des chercheurs français ont constaté que des séances hebdomadaires de musique rythmée pendant quelques mois amélioraient considérablement les capacités de lecture des enfants dyslexiques. Une piste qui mérite donc d’être explorée.
Cet article a été publié initialement dans l'édition de janvier 2018 du magazine Québec Science.