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Le travail de l’avocate activiste Nighat Dad incarne la dichotomie que doit affronter le Pakistan et de nombreux pays en voie de développement au chapitre des droits numériques.

L’expansion rapide de l’accès à Internet permet aux gens de s’exprimer ouvertement, de rechercher de l’information et de créer de nouvelles opportunités. Toutefois, ces avancées se sont accompagnées de développements inquiétants, comme le harcèlement en ligne, une mauvaise connaissance des droits numériques chez les utilisateurs et des lois de cybersécurité de plus en plus strictes. D’après Dad et d’autres activistes, ces éléments entraînent la prolifération du harcèlement, des abus de pouvoir et des violations des droits humains.

Dad, une avocate, a fondé la Digital Rights Foundation (DRF) en 2012 pour défendre les droits numériques, et en particulier pour protéger les femmes, les filles et d’autres groupes marginalisés sur les réseaux sociaux.

Parmi les nombreuses réalisations de la fondation, citons Hamara Internet (qui signifie « Notre Internet »), un projet qui organise des ateliers de formation en sécurité numérique à travers le Pakistan afin de promouvoir le droit des citoyens d’utiliser Internet sans être soumis au harcèlement, à la surveillance ou à d’autres menaces numériques. L’an dernier, la DRF a lancé le premier service de téléassistance qui propose un soutien confidentiel et gratuit aux victimes de cyberharcèlement.

Le cyberharcèlement, surtout envers les femmes, est un problème de taille au Pakistan, où les femmes qui souhaitent participer à la vie publique — qu’il s’agisse d’études postsecondaires, d’une carrière dans le journalisme ou de l’utilisation des réseaux sociaux, notamment — font souvent face à des obstacles importants, en ligne et hors ligne.

Le cyberharcèlement est aussi un problème mondial. En 2014, un sondage du Pew Research Center révélait que 65 % des usagers d’Internet dans le monde âgés de 18 à 29 ans ont été la cible de cyberharcèlement, un pourcentage encore plus élevé chez les jeunes femmes.

Dad est l’une des principales opposantes à la Loi sur la prévention de la cybercriminalité (Prevention of Electronic Cybercrimes Act, ou PECA), une loi très contestée. En effet, cette loi, adoptée en août 2016, a été critiquée, car elle dépasse le simple besoin de réglementer Internet et octroie à l’État pakistanais des pouvoirs étendus et vagues sur Internet et sur son utilisation par les citoyens. Les critiques font valoir que la loi se prête à des abus qui menacent le discours politique légitime, et qu’elle donne à l’État le pouvoir de contrôler les données en ligne et de suivre les données des utilisateurs, entre autres problèmes.

Le travail de Dad sur ces questions lui a valu fin 2016 l’un des prix les plus prestigieux à l’échelle mondiale pour les droits humains, à savoir la Tulipe des droits de l’homme. Ce prix annuel est remis par l’État néerlandais aux défenseurs des droits humains qui emploient des approches novatrices dans la promotion de ces droits.

Lors de l’annonce du prix, le ministre néerlandais des Affaires étrangères, Bert Koenders, affirmait que « les défenseurs des droits humains sont des héros modernes. » Il ajoutait que « malgré les nombreuses menaces dont elle fait l’objet, Nighat Dad continue de se battre pour améliorer le respect des droits humains au Pakistan de façon unique et innovatrice. Dad est une pionnière qui cherche à éliminer les obstacles quotidiens à l’accès Internet, notamment ceux qui affectent les femmes. »

Cette distinction s’ajoute aux éloges que Dad a reçus pour son travail, notamment le prix de la liberté de l’Atlantic Council plus tôt en 2016 et sa présence dans la liste des leaders de la prochaine génération du magazine Time en 2015.

La fondation de Dad a reçu l’appui du réseau de confidentialité et de développement de Privacy International, qui a été lancé grâce à un financement du CRDI. L’appui du CRDI a permis à Privacy International de faciliter et de guider un réseau régional en Asie, qui est devenu un réseau de recherche mondial de penseurs et d’activistes qui, comme Dad, sont actifs dans le domaine de la confidentialité et du développement numériques. Le réseau encourage aussi l’utilisation de faits scientifiques par les décideurs politiques et autres parties prenantes.

Récemment, le CRDI a interviewé Dad au sujet de son travail, des problèmes qu’elle affronte au Pakistan et les avantages d’avoir accès à un réseau mondial d’activistes qui partagent une même vision.

Le CRDI : Quelle est l’importance de recevoir la Tulipe des droits de l’homme pour vous et votre travail ?

Nighat Dad (ND) : La Tulipe des droits de l’homme reconnaît non seulement l’importance vitale de notre travail, mais aussi le fait que le harcèlement est un problème de droits humains qui affecte les femmes et d’autres groupes à travers le monde. Ce prix signifie que la confiance et le travail investis dans Hamara Internet sont valorisés, et que le travail que je fais avec mon équipe au nom des autres est clairement reconnu.

Le CRDI : Est-ce que ce prix, et le prix de la liberté de l’Atlantic Council, aident à attirer l’attention au Pakistan sur les questions qui vous intéressent et à renforcer vos appuis ?

ND : Ces récompenses et la reconnaissance internationale obligent les gens à écouter. Ils soulignent que le travail important et les mouvements militants n’existent pas qu’en Occident, mais aussi dans ce qu’on appelle souvent les pays du Sud. Ces distinctions montrent aussi qu’il est possible de lancer des initiatives locales qui tiennent compte des réalités sur le terrain, et qui peuvent être reproduites ailleurs. Gagner la Tulipe des droits de l’homme pour une question globale des droits humains nous montre que le harcèlement est une réalité au Pakistan qu’on ne doit pas et qu’on ne peut pas ignorer.

Le CRDI : Qu’est-ce que l’adoption de la loi sur la prévention des crimes électroniques (PECA) révèle sur l’état de la gouvernance numérique au Pakistan ?

ND : En théorie, l’adoption de la PECA nous dit que le gouvernement du Pakistan est conscient qu’il faut prendre au sérieux le cybercrime et le cyberterrorisme, et qu’on doit mettre en place un cadre juridique.

En revanche, l’adoption de cette loi révèle aussi que le gouvernement continue de faire fausse route en matière de gouvernance numérique. Les mesures draconiennes et punitives prévues par la loi sont, dans certains cas, disproportionnées par rapport aux actes décrits. Le langage est trop général et indique que le gouvernement ne tient pas compte des préoccupations des parties prenantes de la société civile. Il révèle que la réponse de l’État au terrorisme numérique consiste à censurer et à bloquer, et à donner à des « responsables autorisés » de très vastes pouvoirs à cette fin, sans tenir compte des préoccupations relatives à la confidentialité numérique, à la sécurité et à la liberté d’expression en ligne.

Le CRDI : Est-ce que l’adoption de la PECA est, comme certains le disent, un cas d’adoption de règlements avant d’avoir sauvegardé les droits ? Le cas échéant, comment s’explique cette situation ? Que peut-on faire pour annuler cette décision ?

ND : Le gouvernement prétend défendre les droits et s’assurer qu’ils sont respectés. À titre d’exemple, la protection de la vie privée est un droit constitutionnel. Cependant, dans le même document il existe aussi des amendements et des dispositions qui accordent des dérogations aux forces armées et à d’autres agences, selon le besoin. La Guerre froide, des décennies de régime militaire au Pakistan, et la guerre contre le terrorisme ont mis la sécurité nationale au premier plan, avant les droits, même si les manifestations et la liberté d’expression font aussi partie des traditions pakistanaises. Ces facteurs oeuvrent dans le même sens que le conservatisme social grandissant qui valorise toutes les promesses de stabilité.

En misant sur la sensibilisation et en expliquant comment les gens sont personnellement touchés par la perte de leurs droits, nous pouvons contribuer à remédier à cette situation. Ce qu’il faut, toutefois, c’est que les décideurs politiques et les personnalités prennent leur courage à deux mains et demandent le respect des droits humains, tels que définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Le CRDI : Dans quelle mesure les lois qui risquent de limiter les droits numériques et humains sont-elles conçues précisément à cette fin, plutôt que d’être le résultat d’un simple manque de connaissances techniques chez les décideurs politiques ?

ND : Bonne question. La sécurité nationale a toujours servi d’excuse pour renforcer la surveillance au détriment des droits humains. Certains estiment que la seule façon de protéger les citoyens, c’est de les surveiller, même si cela signifie qu’ils n’ont plus de vie privée ni aucune garantie qu’ils ne seront pas arrêtés pour avoir dit ce qu’il ne fallait pas. Mais si tel est le cas, contre quoi est-ce que les législateurs nous protègent au juste ?

Le Pakistan est né en 1947, mais il a été façonné par la Guerre froide. Les décideurs politiques et les agences qui gouvernent et dictent la loi au Pakistan voient toujours les droits humains — et maintenant les droits numériques — à travers ce prisme. Les organisations de défense des droits humains sont souvent décrites comme des éléments perturbateurs publiquement par les législateurs, ainsi que dans les réunions gouvernementales auxquelles elles peuvent assister. Par exemple, il est révélateur qu’il n’existe aucune loi protégeant explicitement les données et les renseignements personnels au Pakistan, même si par ailleurs le respect de la vie privée est un droit constitutionnel.

Le CRDI : Dans quelle mesure votre engagement au sein du réseau de confidentialité et de développement de Privacy International, et le soutien qu’il vous a accordé, ont-ils contribué à votre travail ?

ND : En participant au réseau Privacy International, nous sommes capables d’apprendre et de partager des leçons importantes de collègues d’autres pays qui affrontent des risques et des défis semblables. Cela signifie aussi que nous avons aussi accès aux ressources et aux connaissances de Privacy International et d’autres partenaires, ainsi qu’à leurs conseils.

Le CRDI : Quel est le plus grand besoin dans le travail que vous effectuez ?

ND : Nous avons plusieurs besoins, à savoir : un meilleur financement du secteur en général; une prise de conscience des conséquences réelles des violations de la vie privée et de la liberté d’expression; des cadres législatifs plus solides qui protègent activement la protection des données et la liberté d’expression sur Internet.

Le CRDI : Qu’est-ce qui est le plus important, créer une prise de conscience individuelle ou se concentrer sur des changements dans les politiques ?

ND : Il faut s’attaquer et répondre à ces besoins en tandem. Le savoir individuel et la prise de conscience sont importants pour garantir qu’il existe une connaissance chez le grand public des concepts qui définissent la vie privée, la violence contre les femmes en ligne et hors ligne, et la liberté d’expression.

La campagne d’Hamara Internet nous a fait comprendre à quel point le public ne comprend ou ne connaît pas ces concepts, y compris les personnes visées par le cyberharcèlement. Les séances de formation en sécurité numérique ont aussi donné lieu à de nombreux commentaires — des centaines de femmes dans l’enseignement supérieur souhaitent non seulement savoir que le cyberharcèlement contre les femmes existe bel et bien, mais aussi acquérir les aptitudes nécessaires pour le combattre directement.

Ce qu’il faut, c’est un cadre juridique solide qui inscrive la protection des données dans la loi. Au moment de cet entretien, le Pakistan ne disposait d’aucune loi explicite de protection des données, mais avait des mesures législatives proactives et générales qui protègent les droits et fournissent aux victimes de harcèlement des mécanismes de plainte et des recours judiciaires.

Enfin, le travail de la DRF est rendu encore plus difficile par l’instabilité croissante au niveau social et politique. On craint non seulement de plus en plus les attaques terroristes potentielles, mais les activistes progressistes se sentent attaqués. En 2017, on a assisté à la disparition d’au moins cinq activistes qui étaient actifs sur les réseaux sociaux et exigeaient un discours plus progressiste. Par conséquent, les activistes doivent faire preuve de prudence dans l’orientation de leurs efforts, et ils ont dû modifier leur façon de communiquer avec les groupes vulnérables et de les défendre. Les groupes internationaux et les partenaires doivent souligner cette réalité et encourager le gouvernement pakistanais à oeuvrer pour un pays progressiste et ouvert et à respecter le droit à la vie privée et la liberté d’expression qui sont des éléments essentiels de toute démocratie.

Image en haut : Internet Society / Panos Pictures, Ayesha Vellani