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Par: Lucie Mouillaud
 

Dans le centre de garde Kidogo d’un quartier populaire de Nakuru, grande ville à 160 kilomètres de Nairobi, une douzaine d’enfants sont assis sur une bâche verte au milieu de la salle, quand Magdaline Masinde arrive, portant d’une main sa fille de deux ans et de l’autre le sac contenant ses affaires. « Le matin, je dois toujours courir, parce que j’amène d’abord son grand frère à l’école », dit en souriant la mère de 32 ans, tout en enlevant les chaussures et la veste de son enfant, qui s’empresse de rejoindre ses camarades autour d’un jeu de construction.

Magdaline la dépose au centre de garde presque tous les jours depuis près d’un an, avant de partir vendre des savons dans un des grands marchés de la ville. « Après ma première grossesse, je gardais mon fils à la maison et je ne faisais que quelques ménages dans des bureaux de façon ponctuelle. Mais avec deux enfants, il fallait que je trouve un travail plus régulier », raconte-t-elle. Après la naissance de sa fille, elle l’a donc rapidement inscrite dans le centre de garde rattaché à une école maternelle. Si cette garderie existe depuis près d’une dizaine d’années, ce n’est qu’en juillet 2021 qu’elle est entrée dans le réseau de l’entreprise sociale Kidogo. Cette dernière, créée en 2014, offre une formation aux responsables de services de garde informels pour mieux prendre soin des enfants de trois ans et moins (la maternelle commence à quatre ans). L’objectif : les aider à créer un environnement de qualité, sécuritaire et hygiénique pour les tout-petits des bidonvilles.

Autrement, les bambins suivraient leurs mères sur leurs lieux de travail ou passeraient la journée dans un milieu de garde improvisé. « Au Kenya, la plupart des gardes d’enfants sont organisées chez des particuliers sans formation et sans vraie régulation. On essaie d’approcher, dans certains quartiers de Nairobi et d’autres villes, les responsables de ces services pour développer la méthode Kidogo et créer une relation de confiance entre les parents et les éducatrices », explique Martin Kiyeng, responsable des partenariats de l’entreprise.

En aidant les gérantes de garderies (ce sont essentiellement des femmes) à créer un espace idéal pour les enfants, Kidogo veut rendre ces centres attractifs pour les parents sans en augmenter les prix. Une journée de garde ne dépasse pas 100 shillings kényans (environ un dollar canadien), la même somme que pour les services informels. « On espère ainsi que les centres seront abordables pour la majorité et que les parents pourront laisser leurs enfants avant de partir travailler en toute paix d’esprit », poursuit Martin Kiyeng. Au Kenya, seuls 46 % des femmes occupent un emploi, entre autres en raison des difficultés que présente la garde des enfants.

À Nakuru, le réseau de franchises Kidogo a été lancé en 2021 dans le cadre d’un projet de recherche de l’African Population and Health Research Center (APHRC), partenaire kényan du Centre de recherches pour le développement international du Canada, qui finance l’étude. L’équipe scientifique veut déterminer quels effets ces solutions de garde ont sur le rapport au travail des mères. Le protocole de la recherche a été présenté dans la revue savante Humanities and Social Sciences Communications, en 2022. Au total, une cinquantaine de centres ayant adopté la « méthode Kidogo » prennent part à l’étude.

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Une femme est assise avec une jeune fille sur le sol qui dessine sur un morceau de papier.
Daniel Macharia / Kidogo
Sur les murs peints en bleu, des dizaines de dessins d’enfants sont affichés au-dessous de tableaux d’apprentissage de l’alphabet ou des jours de la semaine.

Nous voulons déterminer de quelle manière l’accès à des solutions de qualité pour la garde d’enfants en bas âge peut bénéficier à l’indépendance économique des parents, et surtout des mères, qui sont souvent les premières à mettre leur travail de côté pour prendre soin de leur famille », détaille la chercheuse spécialisée en développement de l’enfant Patricia Kitsao-Wekulo, à la tête de la recherche pour l’APHRC. Dans l’étude, le statut économique de 170 mères utilisatrices des services Kidogo sera comparé à celui de mères qui ont recours à d’autres services de garde. Car traîner son enfant au boulot ou le laisser dans un milieu en lequel on n’a pas pleinement confiance nuit aux mères. « L’inquiétude et les problèmes liés à ces situations fragiles ont des conséquences sur leur indépendance économique », poursuit la responsable de la recherche.

Selon l’étude de référence de l’APHRC, réalisée à l’ouverture des premiers centres Kidogo de Nakuru entre juillet et août 2021 auprès de 173 parents, près de 73 % d’entre eux étaient déjà arrivés en retard au travail à cause de problèmes de garde et 59 % avaient raté un jour de travail entier au cours du dernier mois. « Nous voulons observer si, à la fin du projet, la performance des parents au travail aura évolué. »

Les enfants au coeur du projet

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Une femme est assise avec de jeunes enfants
Daniel Macharia/Kidogo

La garderie de la fille de Magdaline Masinde s’est transformée depuis le lancement du programme : sur les murs peints en bleu, des dizaines de dessins d’enfants sont affichés au-dessous de tableaux d’apprentissage de l’alphabet ou des jours de la semaine. « Pendant notre formation, on nous a également appris à fabriquer nous-mêmes certains jouets pour les enfants avec des objets de récupération, comme des tours faites en rouleaux de papier toilette ou des livres que l’on crée en dessinant et en reliant des cartons les uns aux autres », explique un éducateur du centre, Amos Etale. Au programme de la journée : jeux en groupe, chants et pièces de théâtre le matin, sieste et activités plus calmes dans l’après-midi, avant le retour des parents, pour la majorité vendeurs dans différents marchés de la ville eux aussi.

« Dans beaucoup de centres que j’ai visités, les enfants sont à l’étroit et n’ont presque rien à faire de toute la journée ! C’est pour ça que j’ai préféré inscrire ma fille ici », indique Faith Chepkorir Rono. Après avoir déménagé il y a un an à Nakuru pour travailler dans une boutique de vêtements, la jeune mère célibataire de 29 ans a visité de nombreux services de garde avant d’inscrire sa fille de deux ans dans ce centre Kidogo, au début de l’année 2022. « Elle était d’abord dans une autre garderie, mais je m’inquiétais beaucoup dans la journée. Ici, je la vois devenir beaucoup plus sociable, commencer à parler avec les éducateurs et les autres enfants », souligne-t-elle.

Quelques rues plus loin, un nouveau centre Kidogo est repérable au panneau collé sur le portail du domicile de Winfrida Kerubo, 35 ans. Depuis la cour, les chants des quatre enfants sur lesquels l’éducatrice veille ce jour-là résonnent. « Ils sont assez agités dans la matinée », dit-elle en riant, habillée d’un tablier noir au logo d’éléphant de Kidogo. Elle a monté une garderie dans son petit deux pièces il y a plusieurs années, mais elle n’a rejoint que depuis quelques mois les « mamanpreneures », le nom donné aux gérantes de services de garde formées par Kidogo. « Quand j’ai commencé, je gardais les enfants comme si c’était les miens ; je n’organisais pas de jeux ou d’espace pour eux », se rappelle-t-elle.

Depuis sa formation, elle a complètement transformé son organisation : dans l’étroite pièce à vivre, les jouets, peluches et autres balles en laine envahissent désormais le tapis installé entre deux canapés. Sur les murs, les dessins des petits ont affichés, à côté d’un panneau indiquant les repas de la semaine : riz et haricots, petits pois, poisson… « J’essaie de diversifier [le menu] le plus possible, c’est l’une des grandes demandes des parents et l’un des points fondamentaux de la méthode Kidogo. Depuis, les enfants restent bien plus longtemps dans la garderie. Avant, je n’arrivais pas à les garder plus de quelques mois et je devais trouver rapidement de nouveaux clients », explique-t-elle.

« C’est la deuxième partie de la recherche : voir comment les services de garde, souvent traditionnellement non payés, peuvent se professionnaliser et devenir économiquement viables », insiste Patricia Kitsao-Wekulo. Depuis le début du projet, Winfrida Kerubo gagne en moyenne 500 shillings kényans (environ 5 dollars canadiens) par jour, presque trois fois plus qu’à ses débuts, et assez pour payer son loyer et les frais de scolarité de ses propres enfants. « Je n’avais pas l’habitude de gérer mes comptes avant la formation, alors je finissais souvent à perte », se souvient-elle. Ce n’est plus le cas désormais : tous les matins, rigoureusement, l’éducatrice note sur l’application Kidogo les noms des inscrits, les paiements des parents et les frais engendrés par l’achat de matériel ou de nourriture. « Beaucoup de mamanpreneures expriment leurs difficultés à se faire payer par leurs clients. On insiste donc dans la formation sur la manière de parler aux parents et de gérer ses finances. De cette façon, on observe pour beaucoup d’entre elles une amélioration de leurs revenus depuis le début du projet », affirme Martin Kiyeng.

Prochaine étape pour l’APHRC : installer un centre d’excellence dans la ville de Nakuru afin d’avoir un modèle à présenter à toutes les responsables de garderies. Le projet, retardé par les élections générales au Kenya organisées en août dernier, doit être mis en place avant la fin de la recherche, prévue à l’été 2023. « Avant, nous devons aussi déterminer avec les autorités publiques quel est le département responsable de ce genre de centres », indique Patricia Kitsao-Wekulo.

Au Kenya, aucune autorité, tant sur le plan national que local, n’est pour l’instant garante des régulations concernant les garderies avant l’entrée des enfants dans le système scolaire. Des discussions sont engagées entre les partenaires de la recherche et les ministères de l’Éducation, de la Santé, du Service public et du Genre sur le sujet. « Nous espérons qu’elles aboutiront à une meilleure programmation du secteur et à l’allocation d’un budget qui aidera les services de garde à se développer dans de bonnes conditions, à Nakuru et dans le reste du pays », continue la chercheuse.

Viser l'excellence

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Une jeune fille en uniforme scolaire sourit et court dans une cour d'école.
Daniel Macharia / Kidogo

Un premier centre d’excellence a déjà été installé par Kidogo dans le quartier populaire de Kangemi, à Nairobi, en 2015, l’une des plus anciennes garderies de l’entreprise. « On y organise des formations ou des éducatrices viennent y observer les bonnes pratiques, notamment de sécurité et d’hygiène, que nous voulons reproduire dans les autres centres franchisés », indique Martin Kiyeng.

Dans cette garderie, de larges tapis accueillent toutes les activités : instruments de musique, dessins, livres de coloriages, presque tout le matériel a été fabriqué par les équipes d’éducateurs et d’éducatrices. Des matelas sont empilés dans un coin de la pièce pour les siestes en début d’après-midi et des boules de laine suspendues servent de jeux d’éveil pour les tout-petits. « Tout est fait pour créer une atmosphère de discipline positive. En général, les enfants des centres d’accueil prennent de l’avance sur les cours de maternelle, simplement en apprenant à se comporter avec leurs camarades et avec les adultes », se réjouit Harriet Muhonja Vijedi, éducatrice principale du centre d’excellence depuis trois ans.

L’enseignante de profession voit fréquemment les parents inscrire leurs plus jeunes enfants après une expérience concluante avec leurs aînés. « La preuve que ça marche, et qu’il y a un vrai besoin pour les parents », affirme-t-elle. Depuis la création du modèle Kidogo, plus de 700 « mamanpreneures » ont été formées dans huit départements kényans. Mais pas question de s’arrêter là pour les partenaires du projet. « La recherche a mis en avant d’autres besoins des parents pour améliorer l’accès aux garderies : beaucoup de mères demandent notamment des garderies sur leur lieu de travail, surtout les marchés, et nous regardons maintenant de quelle manière cela peut être mis en place, afin de limiter leur charge mentale », dit Martin Kiyeng. Et de maximiser le plaisir des petits !

Le programme décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de Recherches pour le développement international du Canada.

Cet article a été publié initialement dans l'édition janvier/février 2023 du magazine Québec Science

Image en haut : Daniel Macharia / Kidogo