Aller au contenu principal
Par: Margot Davier / Québec Science
 

Le véhicule à quatre roues motrices s’élance sur une immense plaine blanche, qui se déploie à perte de vue. Il ne s’agit pas d’un sol de chaux, encore moins de neige, mais du désert de sel le plus célèbre au monde, le salar d’Uyuni. Ce joyau naturel de Bolivie fait près de 10 500 km2 et se trouve à 3658 mètres d’altitude. Situé dans la province de Sud Lípez, une région aride proche de la frontière chilienne, ce paysage irréel devient magique lors de la saison des pluies, entre décembre et mars. Le sol se recouvre alors d’une fine couche d’eau, qui crée un effet miroir éblouissant. Quelques guides proposent aux touristes de prendre la pose sur cette surface sans le moindre relief qui offre des illusions d’optique, en plus de fausser complètement les distances. 

Ce désert de sel a été visité par 298 000 personnes en 2016, selon les dernières données disponibles. Si le salar d’Uyuni demeure l’une des destinations les plus prisées du pays, avec la capitale La Paz, le reste du territoire ne jouit pas du même engouement, même si son potentiel est immense. 

C’est du moins le diagnostic posé par la quinzaine de personnes qui constituent l’équipe d’Orbita, un observatoire bolivien du tourisme durable et centre de recherche inauguré en 2022, sous la houlette de la Fundación IES (un organisme privé à but non lucratif) et du Réseau de solutions pour le développement durable des Nations unies (SDSN, selon le sigle anglais), qui comprend plusieurs instituts nationaux, dont un en Bolivie. Orbita est soutenu par le Centre de recherches pour le développement international du Canada (CRDI), d’où notre visite dans le pays. 

Le but du projet, qui a commencé en 2022 et se terminera en mai 2024, est de produire des preuves de l’intérêt touristique de la Bolivie et de fournir des données destinées à encourager les investissements pour favoriser un modèle responsable. Les recherches orienteront le tourisme pour qu’il soit un pourvoyeur d’emplois de qualité, tout en respectant l’environne­ment. « L’objectif final est de comprendre comment et dans quelles circonstances le tourisme peut être un outil de développement inclusif et bénéficier à l’ensemble de la population, en parti­culier aux femmes, qui occupent 72 % des postes du secteur », indique avec enthousias­me Julian Vargas, consultant à la Fundación IES. 

L’enjeu est de taille. Le pays de 12 millions d’habitants et habitantes est l’un des plus pauvres du continent : 13 % de la population se trouve dans une situation de pauvreté extrême et 37 %, sous le seuil de pauvreté, selon les chiffres du Programme alimentaire mondial. Les communautés autochtones sont les plus vulnérables. Le tourisme pourrait-il renverser la vapeur ? 

Media
Un homme tire un bateau sur une plage
Andrea Fossati Durán/Sdsn Bolivia
La minuscule île Chiquipa n’abrite que quelques maisons abandonnées et une cabane utilisée par les adeptes de pêche.

Au-delà des mines

Le travail du groupe de recherche consiste d’abord à comparer le secteur touristique aux industries associées à l’exploitation des ressources naturelles. Il faut savoir que l’économie bolivienne est fortement dépendante des industries extractives (le fameux salar d’Uyuni renferme d’ailleurs un quart des réserves de lithium de la planète). Les activités minières et pétrolières représentent le premier secteur d’exportation, ce dont témoignent les chiffres pour la pé­rio­de 2016-2019 : les exportations de minéraux représentaient 3,8 milliards de dollars américains annuellement, tandis que les exportations d’hydrocarbures s’élevaient à près de 2,7 milliards. Ces deux industries, particulièrement polluantes, génèrent des emplois, mais presque exclusivement pour les hommes. 

Le tourisme a quant à lui rapporté 799 millions de dollars américains en 2019. Le pays compte 1200 hôtels, en plus de centaines d’établissements informels et de logements privés, mais il en a vu des dizaines fermer leurs portes en raison de la pandémie de COVID-19. Dès lors, il apparaît crucial de stimuler de nouveau le secteur, l’un des objectifs affichés par Orbita. 

Bien que défini comme un secteur stratégique, le tourisme reçoit seulement 8,7 millions de dollars d’inves­tissements publics par an. Les travaux d’Orbita « sont des informations précieuses qui, je l’espère, permettront au gouvernement de mieux comprendre comment fonctionne le tourisme », avance Helga Cisneros, directrice de la Chambre d’hôtellerie départementale de La Paz. 

La compilation de données actu­a­lisées, autre activité principale d’Orbita, prévue jusqu’en 2024, est indispensable pour définir le profil des visiteurs. « Il est clair que les statistiques sur le tourisme ne font pas partie des priorités du gouvernement, qui ne produit que des chiffres sur les flux et les moyens de transport, qui ne sont pas fiables, précise Andres Aramayo, directeur général d’Orbita. Ces chiffres s’appuient sur les points frontaliers ; or, dans plusieurs cas, ils sont gonflés parce qu’il s’agit de points de contrebande. C’est le cas par exemple à Desaguadero, à la frontière avec le Pérou. » On sait néanmoins qu’en 2022, près de 800 000 personnes ont visité le pays, selon Luis Ampuero, directeur de la Chambre d’hôtellerie de la Bolivie, un chiffre bien inférieur à la fréquen­tation antérieure à la pandémie de COVID-19. 

Media
L’apiculteur Demetrio Alavi devant son échoppe.
Andrea Fossati Durán/Sdsn Bolivia
L’apiculteur Demetrio Alavi devant son échoppe, où les touristes ont droit à une dégustation de différents miels.

Or, c’est en étudiant les flux, l’origine ou la consommation des voyageurs et voyageuses que l’équipe d’Orbita arrive à déceler différentes formes de tourisme. Elle s’intéresse ainsi au cas du village de Luribay, à trois heures de La Paz. Dans cette petite localité à la végétation luxuriante et encerclée de majestueuses montagnes rocheuses, gastronomie, vignobles et vergers sont mis à l’honneur pour des touristes majoritairement locaux (seulement 20 % viennent de l’étranger). C’est la destination idéale pour une escapade à l’ex­térieur de la capitale, même si elle demeure peu fréquentée : elle attire environ 800 personnes par année, dont 600 souscrivent un forfait de type tout-inclus et y passent la nuit, alors que les 200 autres n’y restent qu’une journée. Nous circulons sur la coquette place centrale pour constater le manque de services : à peine un restaurant et quel­ques tiendas (épiceries, en espagnol) peu garnies. 

Il y a pourtant de quoi s’amuser : dégustation de vins, promenades au milieu des vastes terres agricoles, visite de ruches et sensibilisation aux effets du réchauffement climatique avec l’apiculteur Demetrio Alavi. Les curieux peuvent ensuite se rendre dans le village tout proche de Catavi, à la bodega (maison coloniale) de José Manuel Pando, soldat de la guerre du Pacifique contre le Chili, au 19e siècle, devenu président de la Bolivie. Armes et boîtes de médicaments semblent n’avoir jamais bougé de cette bâtisse, presque en ruine et un peu poussiéreuse. 

Comment valoriser la région et son patrimoine, et attirer davantage de visiteurs et visiteuses ? C’est à cette question que réfléchit l’équipe d’Orbita, soucieuse d’améliorer une offre touristique à petite échelle et d’en faire profiter les 200 familles du coin, selon les principes du tourisme communautaire. 

Media
Femme marchant sur un pont avec des montagnes derrière elle.
Reynaldo San Martín/ORBITA Project
Ce périlleux pont mène au village de Catavi.

La recherche pour éclairer

Pour stimuler la réflexion, la communauté universitaire est mise à profit. Orbita a d’ailleurs pour partenaire l’Université privée de Bolivie (UPB) et l’Université catholique bolivienne. 

Au total, 25 thèses ou mémoires de maîtrise sont financés à hauteur de 14 000 bolivianos (environ 2700 dollars canadiens) chacun par le projet. Ces travaux sont également publiés sur des blogues spécialisés et bénéficient d’un accompagnement pédagogique poussé. 

L’objectif est double : utiliser les résultats pour faire avancer les recher­ches d’Orbita et du SDSN, et encourager les étudiants et étudiantes à s’orienter vers des carrières touristiques. « Depuis la pandémie, rares sont les étudiants à vouloir travailler dans ce secteur, souligne Marco Antonio Abastoflor Portugal, directeur des carrières pour le programme d’administration touristique à l’Université catholique. Nous pouvons parler de crise. » 

Les profils, retenus sur concours, sont variés et issus de toutes les disciplines. Dans les bureaux du SDSN, hébergés par l’UPB, Pia Piovesan, 24 ans, inscrite au baccalauréat en économie, étudie le rôle des femmes comme actrices et consommatrices du tourisme intérieur bolivien, tandis que Loreley Huanca, 23 ans, ingénieure, s’intéresse au pouvoir des compagnies aériennes sur le flux de touristes. « Je ne connaissais rien au tourisme avant cette convocation, admet en riant Pia Piovesan. Mais c’est un secteur transversal, qui nous affecte tous, avec un immense potentiel. Il y a une quantité d’activités et de types de tourisme différents. » Assise à côté d’elle, sa collègue Loreley Huanca se verrait bien évoluer dans le domaine. Les deux étudiantes doivent remettre leurs travaux en décembre prochain. 

Viviana Valda, de la Faculté des sciences économiques de l’Université Franz Tamayo, une autre université avec laquelle Orbita a signé un accord, explique : « Nous devons rendre le secteur attractif pour les futures géné­rations, les former comme des professionnels, et il me paraît important que les universités s’impliquent. » 

Accompagnement personnalisé

Dans le cadre du projet, les équipes d’Orbita et du SDSN offrent également un service de conseil. Elles guident ainsi 33 entreprises de tourisme communautaire dans le développement d’une offre touristique adaptée à la demande. Pour le moment, Orbita collabore avec deux représentantes, l’association La Cabaña Unión, située à Luribay, au pied de la cordillère Quimsa Cruz, et l’organisation touristique d’Astucopecha (qui rassemble 31 communautés), au bord du lac Titicaca. Elles ont été « choisies en fonction d’un tableau d’évaluation des besoins », selon Martha Jemio, coordinatrice à Orbita qui chapeaute cet aspect du projet. 

Au détour d’une jolie ruelle ombragée de Luribay, nous arrivons chez Omar Apaza Calle, 42 ans. Cet affable père de famille, à la tête de la rustique auberge Cabaña Uníon, d’une capacité de 32 lits, et du vignoble alentour, nous propose d’emblée un lait frappé au vin pour le petit déjeuner. « Tous nos plats sont proposés en concertation avec les producteurs locaux, assure-t-il ; ce ne sont que des circuits courts. Nous essayons de développer une offre fondée sur la qualité, l’esprit gourmet et l’esthétique, plutôt que sur la quantité. » Au menu, des recettes locales traditionnelles, comme le lambreado de cuy, de la viande de cochon d’Inde, consommée lors de célébrations. 

S’il coopère avec plusieurs voyagistes qui lui assurent une clientèle régulière, Omar Apaza Calle a sollicité l’assistance d’Orbita pour étendre son offre en ligne. Grâce à plusieurs ateliers gratuits organisés tout au long de l’année, il apprend progressivement à maîtriser les réseaux sociaux et à mettre en valeur ses photographies. « C’est essentiel de travailler avec Orbita autour de la promotion du site, et l’ensemble du projet est positif, car cela peut générer un revenu important pour toutes les familles », confie-t-il. Lors de notre passage, il attendait 12 touristes pour la fin de semaine. 

Il n’est pas le seul à devoir opérer un virage numérique. Plus de « 40 % des agences affiliées ABAVYT [Association des agences de voyage et de tourisme de Bolivie] ont fermé depuis le début de la pandémie, passant de 120 à 75. Cela nous oblige à diriger le secteur vers le numérique ; de nombreuses entreprises doivent faire le saut technologique. Il y a certes un manque d’investissements publics ; nous avons beaucoup à faire pour améliorer notre offre », explique Patricia Cespedes, directrice de l’ABAVYT, que nous avons rencontrée dans les locaux d’Orbita, au cœur de La Paz. 

Sur les rives du lac Titicaca, la portion « conseil » d’Orbita en est à ses balbutiements. À trois heures de voiture de l’emblématique ville de Copacabana, qui attire la majorité des flux tou­ristiques de la région, le hameau de Challapata n’a pas la même popularité, en dépit de multiples excursions possibles. 

Media
Une femme portant un chapeau est assise sur une plage
Reynaldo San Martín/ORBITA Project
Susibilica Apasa, responsable du développement du tourisme dans la région du lac Titicaca.

Nous frappons à la porte d’une modeste maison d’hôtes de sept lits, où nous rencontrons l’autorité locale responsable du développement du tourisme dans la région, Susibilica Apasa. Vêtue des habits traditionnels associés aux cholas (femmes boliviennes à la forte identification culturelle indigène), robe à volants et bombin (chapeau melon) recouvrant ses deux longues nattes nouées d’un tullma (terme quechua qui désigne cette attache particulière), cette femme joviale de 48 ans énumère fièrement les attractions locales : sites archéologiques, églises, lagunes, sans oublier la très sauvage île Chiquipa, à une heure de bateau, qui offre une vue imprenable sur la baie. « Nous aimerions stimuler des échanges culturels entre les visiteurs et la population locale », dit-elle. 

Dans son activité de conseil, Orbita souligne la valeur d’une offre fondée sur la promesse de paysages préservés et encore confidentiels. « Il faut aider les leaders communautaires à comprendre l’occasion que peut représenter le tourisme », explique Andres Aramayo. 

Les 7186 habitants et habitantes d’Escoma, petite ville à proximité de Challapata, n’espèrent qu’une chose : que le tourisme attire de nouveau la jeunesse locale, partie ailleurs au pays après la pandémie de COVID-19, à la recherche d’emplois. « Les jeunes pourraient devenir guides, travailler dans des restaurants. Comment les ramener ? » s’interroge Susibilica Apasa. 

Défis structurels

Media
" "
Andrea Fossati Durán/Sdsn Bolivia
Les ruelles de Luribay, où se cachent de modestes maisons d’hôte.

Luis Ampuero, président de la Chambre d’hôtellerie de Bolivie, pointe deux problèmes structurels. « Au moins deux freins au tourisme existent : l’obligation, pour certaines nationalités, comme les Américains ou les Israéliens, d’obtenir un visa pour entrer sur le territoire bolivien, et une mauvaise connexion entre les villes ; il n’y a pas de compagnie aérienne à bas prix. » Les voyages à l’intérieur du pays peuvent s’avérer très onéreux, ou très longs, lorsque les bus sont préférés. 

Surtout, « le problème de la Bolivie, c’est que nous ne nous considérons pas comme un pays touristique, alors que c’est le secteur qui peut avoir le meilleur impact [sur la popu­la­tion] le plus rapidement possible », poursuit-il. L’équipe d’Orbita a bien envie d’y remédier. 

Ses 15 salariés tentent en effet de rendre leur modèle durable et de l’implanter à long terme. « Pour l’instant, Orbita n’existe pas en tant qu’insti­tution propre, mais nous réfléchissons justement à rendre le projet pérenne, au-delà des deux ans prévus par le CRDI », promet Julian Vargas, de la Fundación IES. 

En mars 2024, Orbita doit présenter ses résultats au CRDI. Les équipes ont jusqu’au mois de mai, date de la fin du projet, pour évaluer les possibilités de continuer à collaborer avec les leaders communautaires et les entreprises. 

À l’instar des spectaculaires paysages du salar d’Uyuni, d’autres lieux pourraient ainsi contribuer à faire du pays une référence en matière d’offre touristique respectueuse de l’environnement. 

Media
Quelques pêches issues des jolis vergers de Luribay.
Andrea Fossati Durán/Sdsn Bolivia
Quelques pêches issues des jolis vergers de Luribay.

Selon l’Indice de développement du voyage et du tourisme 2021 du Forum économique mondial, qui mesure l’ensemble des facteurs qui favorisent le développement du secteur, la Bolivie est classée 91e sur 117. À titre de comparaison, le Pérou voisin atteint la 65e place et le Chili, la 34e. Même la Colombie, qui sort tout juste de décennies de conflit partiellement soldées par la signature, en 2016, d’un accord de paix avec la guérilla des FARC, fait mieux, avec le 58e rang. 

Le programme décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international du Canada. 

Cet article a été publié initialement dans l'édition septembre 2023 du magazine Québec Science. 

  

Image en haut : Daniel Casatroja