Anne Munyao, directrice d’une école primaire dans le comté de Machakos, près de Nairobi, au Kenya, a tiré profit d’un programme gouvernemental visant à aider les femmes à accéder au monde lucratif, mais dominé par les hommes, des marchés publics.
Le programme kenyan d’accès aux possibilités des marchés publics (AGPO) vise à porter à 30 % la part des dépenses de marchés publics allouée aux femmes, aux jeunes et aux personnes en situation de handicap.
Madame Munyao a connu sa première grande chance lorsqu’elle a remporté un appel d’offres du gouvernement du comté de Machakos pour la fourniture de gloriettes pour les bureaux de vote lors des élections locales. Elle fournit également de l’huile de cuisson et des légumes frais aux écoles voisines. Les revenus tirés de son activité secondaire, qui consiste à répondre à des appels d’offres par l’intermédiaire d’AGPO, lui ont permis de rembourser ses dettes et d’envoyer sa fille aînée à l’université.
Lorsque des initiatives comme l’AGPO fonctionnent bien, leur incidence peut être spectaculaire. Un autre exemple de réussite est celui d’Ann Mwaniki, propriétaire d’une entreprise florissante qui fournit tout, de la papeterie aux services de construction, aux principales institutions gouvernementales du pays. Elle a aujourd’hui effectué plus de 100 travaux pour des organismes parapublics comme l’autorité nationale des aéroports et la compagnie d’électricité.
Fille d’un agriculteur et d’une agricultrice d’un petit village du Kenya rural, la vie de madame Mwaniki était loin d’être facile. À la fin de sa scolarité, les possibilités d’avancement étaient rares. Mais en 2017, cette femme de 39 ans a lancé son entreprise après avoir quitté son emploi de vendeuse d’assurances et son succès lui a permis d’éduquer ses trois enfants et de construire deux maisons pour elle et sa famille à Nairobi.
Elle reconnaît que le programme AGPO a joué un rôle essentiel dans la réussite de son entreprise.
Les politiques inclusives en matière d’approvisionnement n’atteignent pas leurs objectifs
En Afrique subsaharienne, les marchés publics peuvent représenter jusqu’à 40 % du produit intérieur brut d’un pays, et les gouvernements tentent de plus en plus d’utiliser une partie de ce pouvoir d’achat massif au profit des femmes.
Pourtant, l’incidence de ces programmes a été limitée et les cas de réussite comme ceux d’Anne Munyao et d’Ann Mwaniki restent rares. Dix ans après le lancement de l’AGPO, les femmes, les jeunes et les personnes en situation de handicap n’ont accès qu’à un faible pourcentage des marchés publics du pays, estimés à près de 12 milliards de dollars canadiens.
« La vérité sur le terrain est qu’il ne s’agit même pas de 5 %, mais plutôt de 1 à 2 % », a déclaré Ruth Kiraka, professeure associée de gestion à l’école de commerce de l’Université de Strathmore, qui fait partie d’une équipe chargée d’étudier les raisons pour lesquelles les personnes qui obtiennent ces contrats sont encore majoritairement des hommes.
« Plus de 50 % des entrepreneurs sont des femmes, alors pourquoi ne bénéficient-elles pas de ces possibilités? », demanda madame Kiraka. « C’est ce qui a motivé l’AGPO du point de vue du gouvernement. Mais, chaque fois qu’il y a une initiative pour soutenir les femmes, je me pose toujours la même question : est-ce que cela fait une différence? »
Le projet de recherche est soutenu par Croissance de l’économie et débouchés économiques des femmes (CEDEF) de l’Afrique de l’Est, une initiative multifinanceurs qui explore les obstacles à l’égalité des genres dans le monde du travail, afin de contribuer à l’autonomisation économique des femmes dans la région. Réalisée par l’Université de Strathmore et l’Institute for Social Accountability (Institut pour la responsabilité sociale), l’étude sur les marchés publics fait partie d’une série plus large de projets de CEDEF de l’Afrique de l’Est axés sur l’accès des femmes à des secteurs à forte valeur ajoutée qui sont traditionnellement réservés aux hommes.
En évaluant l’incidence du programme AGPO du Kenya et en définissant les raisons pour lesquelles il semble ne pas être à la hauteur, la recherche peut contribuer à rendre les initiatives futures plus efficaces et à libérer le potentiel énorme des marchés publics pour stimuler l’autonomisation des femmes.
Faible application de la réglementation, contrats de faible valeur et manque de capitaux
La recherche a permis de déterminer les obstacles juridiques, culturels et sociétaux qui ont limité l’efficacité de l’AGPO de manière plus générale. Les défis à relever vont d’obstacles bureaucratiques apparemment faciles à résoudre, comme l’obligation fastidieuse pour les femmes de créer une nouvelle adresse électronique chaque fois qu’elles demandent le renouvellement de leur certificat AGPO, à des problèmes plus difficiles à résoudre, comme la corruption.
L’un des principaux obstacles réside dans le fait que les entités gouvernementales n’appliquent pas l’obligation légale de réserver au moins 30 % de leurs budgets d’approvisionnement à des entreprises ciblées.
« Beaucoup [d’institutions publiques] n’y pensent guère », a déclaré madame Kiraka, qui estime que les problèmes d’application de la réglementation découlent d’un manque de volonté politique.
Les institutions qui publient des appels d’offres par l’intermédiaire d’AGPO proposent généralement des contrats de faible valeur. Selon les chercheurs et chercheuses, cette tendance reflète l’idée fausse selon laquelle les entreprises dirigées par des femmes sont, d’une certaine manière, moins aptes à gérer des contrats importants.
Cette perception est aggravée par la difficulté d’obtenir des capitaux, signalée par les femmes interrogées dans le cadre de l’étude. Pour obtenir un prêt, il est souvent nécessaire de fournir une garantie sous la forme d’une terre ou d’un bien immobilier. Or, 97 % des terres au Kenya sont détenues par des hommes, comme le révèle l’enquête 2022 Kenya Demographic and Health Survey (Enquête démographique et sanitaire kenyane de 2022).
« Si l’idée est vraiment d’aider les femmes à se développer, il faut lier ces initiatives à l’accès au financement », a déclaré Olivia Mwembe, dont l’entreprise de construction participe aux appels d’offres de l’AGPO, mais uniquement pour les emplois à faible intensité de capital.
Entre-temps, les banques se sont montrées réticentes à accorder des prêts pour des projets de marchés publics en raison de la réputation du gouvernement de ne pas payer ses fournisseurs et fournisseuses ni ses entrepreneurs et entrepreneures à temps.
« Ils et elles [les entrepreneurs et entrepreneures] doivent savoir que s’ils ou si elles sont censé·e·s être payé·e·s en 90 jours, ils et elles le seront en 90 jours, et non en trois ans », a déclaré madame Kiraka. « Nous avons donc de très nombreux et très importants projets de loi en attente au gouvernement en ce moment. De nombreux fournisseurs et de nombreuses fournisseuses n’ont pas été payé·e·s, ce qui est regrettable. »
Par conséquent, de nombreux et de nombreuses propriétaires de petites entreprises ont l’impression que l’AGPO profite de manière disproportionnée aux grandes entreprises qui ont un accès plus facile au capital.
La corruption dissuade les femmes de participer aux appels d’offres
Ruth Mwihaki Gitu, qui dirige une imprimerie enregistrée auprès de l’AGPO dans la banlieue de Nairobi, a déclaré que « l’AGPO pourrait fonctionner lorsque la corruption aura diminué. »
Madame Gitu n’a pas eu beaucoup de chance de soumissionner. Outre les services d’impression, son entreprise aide également les personnes qui demandent à bénéficier de divers programmes gouvernementaux, dont l’AGPO, et ce service lui a permis de comprendre certaines des questions qui se posent dans le domaine de l’approvisionnement.
Gitu a déclaré que les demandes de pots-de-vin de la part des agents et agentes d’approvisionnement sont monnaie courante. Elle ajoute qu’il peut être décourageant de concourir pour un appel d’offres alors que celui-ci a peut-être déjà été attribué à quelqu’un d’autre avant même d’avoir été publié.
Parfois, a-t-elle expliqué, les femmes ont dû renoncer à des appels d’offres potentiellement lucratifs après avoir été confrontées à des attentes de faveurs sexuelles en échange de contrats, une plainte reprise par d’autres femmes concurrençant les appels d’offres du gouvernement.
« Parfois, ils et elles vous disent que si vous n’avez pas d’argent, il y a d’autres moyens de payer », a-t-elle déclaré.
Un autre problème est l’exploitation fréquente du programme par des hommes qui enregistrent des entreprises au nom de leur femme ou d’autres membres féminins de leur famille.
« La plupart de ces appels d’offres sont encore attribués à des hommes », a déclaré madame Gitu. « Parfois, les femmes ne savent même pas que leur nom est utilisé. »
Dans l’ensemble, ces problèmes expliquent pourquoi relativement peu de femmes ont enregistré leur entreprise auprès de l’AGPO.
« L’AGPO existe depuis dix ans et seulement 25 000 entreprises féminines y participent activement », explique Ruth Kiraka, de Strathmore. Ces entreprises représentent un peu moins de 5 % des 515 200 entreprises féminines agréées admissibles à l’AGPO.
« C’est un gros problème », s’exclame madame Kiraka, qui ajoute que des entreprises déjà enregistrées ont choisi de ne pas renouveler leur certificat AGPO.
Supprimer les obstacles à l’accès des femmes aux marchés publics
« D’après moi, une initiative comme l’AGPO peut constituer un excellent tremplin pour l’autonomisation des femmes », a déclaré Joan Akoth, responsable de programme à l’Institute for Social Accountability (Institut pour la responsabilité sociale). « Mais il reste encore beaucoup à faire. »
La recherche a montré que les obstacles à l’accès aux marchés publics étaient à la fois individuels et systémiques et qu’ils nécessiteront un effort concerté pour être éliminés.
« L’un des problèmes les plus flagrants est que les femmes ne s’inscrivent pas en raison d’un manque de sensibilisation et de mésinformation, car certaines disent “J’ai entendu dire que l’inscription était très coûteuse”, alors qu’elle est gratuite », a déclaré Helen Otieno, maître de conférences à l’école de commerce de l’Université de Strathmore.
Pour sensibiliser les femmes d’affaires, l’équipe de recherche a mis au point et dispensé un programme de formation de quatre jours sur les marchés publics à l’intention des femmes entrepreneures, en partenariat avec le Trésor national, l’Autorité de régulation des marchés publics et l’Autorité fiscale kenyane. L’école de commerce réfléchit à la manière d’intégrer le cours dans son programme entrepreneurial existant.
« Les femmes peuvent se regrouper au sein d’un consortium », a souligné madame Otieno. « Nous avons déjà vu, lors de certaines discussions de groupe, que les femmes se sont regroupées en chambres de commerce et qu’elles mettent leurs ressources en commun, ce qui leur permet de répondre ensemble à des appels d’offres. »
Pour que davantage de femmes accèdent aux marchés publics, des interventions sont nécessaires à plusieurs niveaux. Au cours de leurs travaux, les chercheurs et chercheuses se sont engagé·e·s avec des prestataires de services de développement des entreprises qui peuvent contribuer à renforcer les capacités, avec des institutions financières qui peuvent améliorer l’accès au financement, et avec des gouvernements nationaux et régionaux qui peuvent soutenir la politique de discrimination positive, lutter contre la corruption parmi les responsables des marchés publics et faire respecter les règles.
L’équipe de recherche kenyane nous fait également part de ses conclusions avec d’autres chercheurs et chercheuses travaillant sur la sexospécificité et les marchés publics en Tanzanie et dans cinq pays d’Afrique de l’Est, également avec le soutien de CEDEF de l’Afrique de l’Est.
Si les appels d’offres publics ont permis à Anne Munyao et Ann Mwaniki de faire de bonnes affaires, ils peuvent devenir des tremplins pour d’autres femmes, qui pourront également prospérer.
« L’AGPO m’a donné des possibilités », a déclaré Ann Mwaniki. « Cela a transformé mon état d’esprit et m’a montré que tout est possible. »