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Pendant des siècles, l’insecte ne dérangeait personne dans ce coin reclus. Mais à mesure que les villes envahissent son territoire, le mal se répand. Soutenus par le CRDI, les chercheurs travaillent à améliorer les mesures de prévention et de lutte face à l’émergence, et à la propagation de la maladie dans les zones frontalières.

Valter Luiz, un Brésilien de 63 ans, est mort en janvier dernier, emporté par la leishmaniose. C’est officiellement le premier être humain à avoir succombé à la maladie dans l’État brésilien du Paraná, plus précisément à Foz de Iguazu, la toute dernière ville du Brésil avant la frontière de l’Argentine. « Valter a été hospitalisé le lundi, et le vendredi il était décédé. Ça a été fulgurant. On ne comprenait pas. Personne ne nous avait parlé de cette maladie, la leish…, quelque chose », souffle la belle-soeur du défunt, Tereza de Jesus Fernandez Batista.

La leishmaniose, ou la fièvre noire comme l’appellent certains, est une maladie parasitaire transmise par une petite mouche, le phlébotome. Tout comme le moustique tigre, vecteur de la dengue et du zika, notamment, la femelle du phlébotome se nourrit de sang. En piquant, elle injecte un parasite du genre Leishmania, qui s’attaque aux organes vitaux, à la peau ou aux muqueuses.

La leishmaniose viscérale, la forme la plus sévère de la maladie, se manifeste par des poussées de fièvre, une perte de poids, une anémie et une augmentation importante du volume du foie et de la rate. C’est ce qui est arrivé à Valter Luiz. Mais les médecins qui l’ont traité n’ont pas su poser le bon diagnostic. Les Fernandez étaient en route pour le cimetière quand ils ont appris la véritable cause du décès, par téléphone. « Avant, on nous avait dit que c’était une leucémie aiguë », dit Mme Fernandez.

Il est probable que le cas de Valter Luiz ne soit que la pointe de l’iceberg. La maladie est en effet méconnue au point que très peu de médecins pensent à la diagnostiquer. C’est que, contrairement à la dengue, la leishmaniose ne fait pas la manchette. Pourtant, 20 000 à 30 0000 personnes meurent des différentes formes de cette maladie chaque année dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le Brésil est particulièrement frappé par la forme viscérale avec en moyenne 3500 nouveaux cas par année, pour un total de 48 720 cas recensés entre 2001 et 2014, selon l’Organisation panaméricaine de la santé.

À la frontière sud du Brésil, le Paraguay et l’Argentine voient eux aussi le nombre de cas augmenter constamment. La frontière entre les trois pays affiche actuellement la plus lourde charge de morbidité due à la leishmaniose viscérale en Amérique latine, indique le docteur Oscar Daniel Salomon, directeur de l’Institut national de médecine tropicale (INMET), basé en Argentine, à Puerto Iguazu, ville soeur de Foz de Iguazu.

L’urbanisation en cause

Ce mal est souvent associé à la pauvreté et à l’insalubrité, mais les Fernandez sont un exemple patent que le parasite n’épargne aucune classe sociale. Loin des chemins de terre rouge, des chiens errants et des amoncellements d’immondices, la famille habite un quartier cossu de Foz de Iguazu construit récemment sur un terrain qui accueillait auparavant un vaste boisé.

« Ce qui explique l’émergence de la maladie ce n’est pas la pauvreté, mais l’entrée de personnes dans la forêt et la déforestation, le changement d’usage de la terre et l’urbanisation », explique de docteur Salomon.

À la différence du moustique tigre, le phlébotome, aussi surnommé mouche de sable, se reproduit non pas dans l’eau stagnante, mais dans la matière organique laissée au sol. Il loge dans les tapis de feuilles mortes, les souches et les fruits pourris tombés par terre. En forêt, l’insecte se nourrissait du sang d’animaux sauvages, mais maintenant que des villes ont poussé sur son territoire, il s’attaque à la source de sang la plus disponible : les chiens domestiques et les humains.

Le docteur Salomon piste la leishmaniose depuis qu’elle est apparue en Argentine, dans les années 1980. « Bien qu’on ait dès le départ fait beaucoup d’efforts pour contenir l’épidémie, dans les années 1990, on a dépassé le cap des 1 000 cas de leishmaniose cutanée en Argentine [NDLR: une autre forme de la maladie qui provoque des lésions sur la peau, principalement des ulcères purulents]. Quant à la leishmaniose viscérale, qui jusque-là avait été rurale, elle est devenue urbaine à très grande vitesse », explique-t-il.

Le tout premier cas de leishmaniose viscérale, en Argentine, a été enregistré en 2006. La victime était un petit garçon de huit ans originaire de la province de Misiones, frontalière du Brésil et du multiplie d’année en année. En 2008, la même province enregistrait 34 cas, dont 4 décès et, en 2012, le parasite migrait vers une seconde province du pays. Quatre ans plus tard, il fait des victimes dans 4 provinces de l’Argentine, surtout chez les enfants de moins de 15 ans.

Inquiets, les scientifiques argentins ont alerté leurs collègues brésiliens et paraguayens. Une opération de surveillance multinationale s’est mise en place. Soutenus par le Centre de recherches en développement international (CRDI) du Canada, les chercheurs travaillent désormais à améliorer les mesures de prévention et de lutte face à l’émergence, et à la propagation de la maladie dans les zones frontalières.

Du chien à l’humain

Essentiellement tropicale, la leishmaniose se déplace vers les zones tempérées et les centres urbains en suivant les flux de migration des humains, mais surtout de leurs chiens qui sont les principaux réservoirs du parasite à l’extérieur de la forêt.

C’était le cas de Mel, une des quatre chiennes qui vivait avec Valter Luiz. Comme beaucoup de ses congénères, elle était asymptomatique. Mais tous les phlébotomes qui la piquaient étaient susceptibles de transmettre le mal au reste de la famille. Les Fernandez ont découvert qu’elle était porteuse du parasite peu après le décès de Valter Luiz. Pour protéger ses autres maîtres, le caniche a dû être euthanasié.

La docteure Eliane Maria Pozzolo, vétérinaire membre de l’équipe du docteur Salomon, surveille l’avancée de l’épidémie, quartier par quartier. Aujourd’hui, sa tournée l’amène dans une zone défavorisée de Foz de Iguazu où elle pose régulièrement des pièges à phlébotomes et fait des prises de sang aux chiens pour vérifier si le parasite est présent.

En arrivant sur place, une résidante vient tout de suite à sa rencontre. Marinha, une de ses chiennes, est mourante. « Je crois qu’elle a la maladie, la leish…, quelque chose », dit-elle. Une plaie béante dévore l’oreille de la petite chienne. Pour la docteure Pozzolo, il n’y a pas de doute, c’est la leishmaniose. Marinha devra être euthanasiée.

La petite Isadora Ramos Hobold, qui habite à moins de 1 km des Luiz, vivait elle aussi avec un chien infecté. Les organes vitaux de l’enfant étaient déjà atteints quand les médecins ont détecté le parasite. « Quelques jours de plus sans traitement et on l’aurait perdue », murmure sa maman, Daniela.

Sept mois plus tôt, Isadora avait déjà passé quatre semaines à l’hôpital pour ce qu’on croyait alors être la dengue. Les médecins admettent aujourd’hui qu’il s’agissait déjà de la leishmaniose, mais qu’ils n’avaient pas su la reconnaître.

Informer les médecins

«Il faut que les professionnels de la santé soient mieux formés, qu’ils pensent à la leishmaniose quand ils reçoivent un patient. Sans ça, ils ne peuvent pas faire un diagnostic rapide et sauver les malades », soutient la docteure Eliane Maria Pozzolo. L’équipe du docteur Salomon a de fait lancé une campagne de sensibilisation des professionnels de part et d’autre de la frontière. Elle a également mis en place une formation en biologie moléculaire pour apprendre aux laborantins à détecter le parasite.

Car si le médecin suspecte la maladie lors de l’examen clinique, il doit solliciter des tests parasitologiques ou sanguins pour confirmer le diagnostic. Mais il arrive bien souvent que le parasite ne soit pas décelé alors qu’il est bien présent. « Ça dépend beaucoup de l’expérience du professionnel qui regarde dans le microscope », déplore le docteur Esteban Couto, médecin infectiologue à l’INMET.

Pour la leishmaniose viscérale, la branche brésilienne de l’équipe du docteur Salomon a poussé à l’adoption du test ELISA basé sur la recherche d’anticorps dans le sang. C’est grâce à cette méthode que la petite Isadora a été sauvée. « Au Paraná, le test est maintenant institutionnalisé. On souhaite que ce soit le cas dans tous les pays qui font partie du projet (le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay) », indique la docteure Pozzolo.

Ce test ne fonctionne toutefois pas à tout coup pour la leishmaniose cutanée, plus courante de l’autre côté de la frontière, en Argentine. Dans ce cas, il faut plutôt prélever un échantillon de peau en bordure de la lésion pour y chercher la présence du parasite. Mais, là encore, la clé est de penser à demander l’examen.

« Ils m’ont fait cinq ou six tests avant qu’on sache que c’était cette maladie. J’ai dû arrêter de travailler pendant plus de sept mois », raconte Mauro Urnao, assis sur un long banc de bois près de son potager. Son corps est couvert de dizaines de cicatrices. La leishmaniose cutanée n’est habituellement pas mortelle, mais elle laisse des marques indélébiles qui défigurent parfois.

« Ça ressemblait à des brûlures de cigarettes, il en sortait du liquide, explique Mauro Urnao. Mon nez est devenu énorme. J’avais l’air d’un clown. Mes doigts se sont mis à gonfler. J’avais les mains toutes déformées. Je ne pouvais plus rien toucher.»

Propriétaire d’une petite terre agricole, ce journalier vit modestement avec son épouse et son fils de six ans dans une minuscule maison de bois sans eau courante adossée à la forêt. « Quand le docteur est venu ici la première fois, Mauro l’a salué de loin en se cachant les mains sous les bras. Il ne voulait pas se montrer. Il avait honte », confie son épouse Walquiria Perera de Souza.

Vers une solution durable

Après un mois de traitement, Mauro Urnao a repris le chemin des champs. « Ça va beaucoup mieux. Regarde, je peux même prendre une petite bière », sourit-il en levant son verre avant d’embrasser son accordéon. Encore couverts de cicatrices, ses doigts ont désenflé et il peut enfin appuyer sur les touches de son instrument.

Pour traiter la forme cutanée de la maladie, tout comme pour la leishmaniose viscérale, les médecins prescrivent un antiparasitaire qui s’administre par le biais d’une injection intramusculaire quotidienne et douloureuse. Utilisé depuis près de un siècle avec succès partout dans le monde, le traitement, qui dure un mois, a fait ses preuves. Toutefois, en raison de sa toxicité cardiaque, rénale et pancréatique, il impose un suivi étroit et est contre-indiqué chez plusieurs patients.

« C’est très invasif, mais on n’a rien de mieux pour le moment », indique le docteur Couto qui a finalement soigné M. Urnao.

En effet, malgré plusieurs décennies de recherche, aucun vaccin ou traitement préventif contre la leishmaniose n’ont pu être mis au point pour l’humain. Mais, pour le docteur Salomon, la solution n’est pas dans une éprouvette de laboratoire.

« Avec un vaccin, on pourrait réduire le problème, mais on ne l’éradiquerait pas, prévient-il. Il y a une médicalisation de la santé qui nous pousse à accorder une confiance trop grande aux pharmaceutiques, et qui nous fait penser qu’il y a un médicament pour tout. »

C’est pourquoi son équipe souhaite s’attaquer à la source du problème : l’urbanisation galopante des territoires infestés. Comme il est impossible d’éradiquer le risque ou d’éloigner les gens de ces zones, le docteur Salomon recommande de modifier les habitudes de vie et de responsabiliser les acteurs publics et privés « qui modifient le territoire, donc qui peuvent provoquer une flambée de leishmaniose ». « Qu’ils surveillent l’apparition des insectes et qu’ils protègent les personnes exposées, en particulier les travailleurs en leur offrant notamment de bonnes assurances maladie », insiste-t-il. Son équipe a entrepris des discussions à ce sujet avec les compagnies forestières, les syndicats et les élus.

« Ce sont des changements qui nécessitent du temps, mais qui sont durables. Nous croyons que le succès d’une politique de santé publique dépend de communautés solidaires et de gouvernements qui ont à cœur l’équité sociale », conclut le scientifique argentin.

Le projet de recherche décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international.

Un pirate de l’immunité

La leishmania est un minuscule parasite protozoaire composé d’une cellule unique, mais fort efficace. Elle a en effet la capacité de manipuler les globules blancs qui, normalement, sont chargés de dévorer tous les agents infectieux qui pénètrent dans l’organisme pour le défendre. La leishmania prend ainsi le contrôle de l’ensemble du système immunitaire.

La leishmaniose en chiffres (Source : OMS)

  • 98 pays où la maladie est endémique
  • 1,3 million de nouveaux cas chaque année
  • 20 000 à 30 000 décès
  • 350 millions de personnes à risque
  • 90 % des cas de leishmaniose viscérale sont répertoriés au Bangladesh, au Brésil, en Éthiopie, en Inde, au Soudan et au Soudan du Sud.
  • 95 % des cas de leishmaniose cutanée surviennent dans les amériques, dans le bassin méditerranéen, au Moyen-Orient et en Asie centrale
  • 20 espèces de parasites du type leishmania
  • 90 espèces de phlébotomes vecteurs

Cet article a été publié initialement dans l'édition de décembre 2016 du magazine Québec Science.