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Par: Isabelle Grégoire / L’actualité
 

Dix ans après le printemps arabe, les jeunes Tunisiens s’activent toujours pour bâtir un pays qui leur ressemble. Les réformes se font attendre, la pandémie n’arrange rien, mais le vent de changement souffle encore, et de façon parfois surprenante.

Ce n’est pas une émission du genre Occupation double ni La voix qui a cartonné les dimanches soir en Tunisie à l’automne 2019. Plutôt « I Am the President », une téléréalité politique en huit épisodes, diffusée sur la chaîne nationale privée Carthage+ et sur Facebook. Des centaines de milliers de téléspectateurs l’ont suivie. Chaque semaine, 24 aspirants présidents de 20 à 31 ans devaient débattre des enjeux réels du pays — de l’amélioration du système de santé à la défense des libertés individuelles, en passant par la lutte contre la corruption ou le terrorisme — et imaginer des solutions concrètes. Diffusée pendant la période des élections présidentielles et législatives, l’émission a parfois dérouté les téléspectateurs. « Certains nous ont pris pour de vrais candidats ! rigole Amine Zaafouri, 31 ans. On a vraiment fait le buzz ! » À la fin, c’est un étudiant en gestion de 24 ans, Mehdi Ben Ameur, qui a été élu.

La téléréalité, dont on prévoit une deuxième saison, se veut bien plus qu’un simple divertissement. « L’objectif est de redonner aux jeunes le goût de l’engagement politique », explique Khadija Maalej, gestionnaire de projet au sein de Search for Common Ground, une ONG internationale présente en Tunisie depuis le soulèvement qui a donné naissance au printemps arabe, en 2011. La série vise aussi à rétablir la confiance du public envers les jeunes, souvent perçus comme des citoyens inactifs et incompétents, écartés de la vie politique après cette révolution, dont ils avaient pourtant été le fer de lance.

Dans les pays où le printemps arabe a enflammé les manifestants — en Égypte, en Syrie et en Libye, entre autres — les braises sont aujourd’hui tachées de sang. Pas en Tunisie, où les élections d’octobre 2019, comme celles de 2011 et de 2014, se sont déroulées dans le calme et la transparence, avec des débats télévisés comme dans n’importe quelle démocratie occidentale. Les électeurs avaient l’embarras du choix, les partis — plus de 200 ! — ayant proliféré depuis la révolution. Mais 10 ans après la chute du président-dictateur Ben Ali (exilé en Arabie saoudite, où il est mort en 2019), le 14 janvier 2011, c’est sur un fond de désenchantement que le grand laboratoire de la démocratie continue de bouillonner.

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Une affiche géante de Mohamed Bouazizi est exposée au centre de Sidi Bouzid, en Tunisie.
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Le terrorisme a certes relativement épargné le plus petit pays du Maghreb, où vivent 12 millions de personnes. Mais les réformes espérées ne sont pas toutes survenues, surtout en matière de justice sociale. La situation de l’économie, basée essentiellement sur l’agriculture (blé, olives, dattes…), le tourisme ainsi que les industries manufacturière et chimique (phosphates), est aussi mauvaise qu’avant la révolution, voire pire dans certaines régions. Il faut dire que le tourisme, qui commençait à peine à reprendre après deux attentats ayant ciblé des touristes, en 2015, et ayant été revendiqués par le groupe armé État islamique, a replongé avec la pandémie de COVID-19. Le taux de chômage au pays est de 18 % depuis la crise sanitaire et pourrait monter à 21 %, selon des estimations. Il est de 23 % chez les femmes et grimpe jusqu’à 40 % chez les jeunes en fonction des régions. Chez les jeunes diplômés, il reste inchangé à 30 %.

D’ailleurs, des jeunes scolarisés, ce n’est pas ce qui manque : 40 % des Tunisiens ont moins de 25 ans, et le taux de scolarisation au primaire frôle les 100 %. Le décrochage est tout de même préoccupant : près de 100 000 jeunes, surtout âgés de 13 à 17 ans, interrompent leurs études chaque année, soit 5 % de la population scolaire totale. Les inégalités persistantes, notamment entre les villes et les régions rurales, minent le moral des troupes. Il en va de même pour la corruption et les lourdeurs administratives. Bien des diplômés voient leur horizon bouché, faute d’appartenir à telle grande famille ou à tel parti politique. Car les élites qui étaient au pouvoir du temps de Ben Ali ne sont pas vraiment parties.

Beaucoup de Tunisiens rêvent de s’exiler en Europe ou au Canada — près de 100 000 jeunes ont quitté le pays depuis 2011, dont une majorité de diplômés de haut niveau, selon l’OCDE. Et aussi des harraga (brûleurs de frontières), qui risquent leur vie en s’embarquant sur des radeaux, sans passeport ni visa, espérant rejoindre l’Europe : 5 655 ont été recensés au premier semestre 2020, contre 858 en 2019, selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, une ONG créée en 2011, qui se proclame « indépendante de tout parti politique et de toute institution religieuse ». Ce mouvement d’exode a été amplifié par la pandémie, qui a accru le pessimisme ambiant.

Mais ceux qui restent n’ont pas perdu espoir en un avenir meilleur. Et ils s’organisent pour le faire savoir. Signe d’un vent de changement, à l’élection présidentielle de l’automne 2019, Kaïs Saïed, 62 ans, un novice en politique, a été élu président de la République avec 72 % des voix au second tour. Quelque 90 % des électeurs de 18 à 25 ans ont choisi ce professeur de droit constitutionnel retraité à l’allure sévère, qui veut ranimer l’esprit de la révolution en reprenant les idéaux de liberté, de dignité et de justice sociale, trahis selon lui et ses jeunes fidèles par les élites politiques.

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« Faut-il abolir le test anal sur les personnes soupçonnées d’homosexualité ? Permettre l’ouverture des cafés durant le ramadan ? Supprimer l’inégalité hommes-femmes dans l’héritage ? Abolir l’obligation de présenter un contrat de mariage pour passer une nuit en couple à l’hôtel ? »

Ce sont là quelques-unes des questions qui ont été posées aux partis politiques sur Chnowa Barnemjek ? (« quel est ton programme ? », en arabe), la version tunisienne de la Boussole électorale, cet outil de Radio-Canada permettant aux électeurs de comparer leurs positions avec celles des partis. « L’idée est de reconnecter les jeunes avec la politique en leur parlant de ce qui les préoccupe », me dit avec un débit de mitraillette Mohamed Ghedira, médecin résident de 26 ans à l’hôpital de Sousse et cofondateur de la plateforme avec un groupe d’amis.

Une telle liberté de ton aurait été impensable avant la révolution de 2011 — le pays étant jusque-là verrouillé par la censure. La plateforme a reçu plus de 500 000 visites durant les deux mois précédant les élections présidentielles et législatives. En majorité des jeunes de 18 à 35 ans, qui s’étaient inscrits pour la première fois sur les listes électorales. Mohamed Ghedira et ses amis ont mis en ligne la deuxième phase. « On suit la réalisation ou pas des promesses des élus », dit le médecin.

Certes, la liberté d’expression semble bien acquise, mais les libertés individuelles sont loin de l’être. L’homosexualité, par exemple, est passible de trois ans de prison depuis 1913, à l’époque de la colonisation française, et la police peut encore exiger le fameux test anal.

« Moi, j’affiche ouvertement sur Facebook ma présence dans les cafés durant le ramadan », crâne Samar Tlili, 29 ans, enseignante de français dans un lycée de Tunis et militante dans l’âme depuis l’adolescence, en se faufilant avec aisance dans le trafic de la capitale au volant de sa Mini Cooper.

Vêtue à l’occidentale — jean ajusté et pull rose vif — comme beaucoup de jeunes femmes de son âge à Tunis, Samar fait partie du groupe Facebook Fater (je ne fais pas le jeûne). Les jeunes s’y refilent les adresses des établissements où l’on peut boire un verre durant le mois saint.

« Il ne faut pas céder à l’intimidation. Notre liberté de conscience est garantie par les lois et par la Constitution », dit Samar, qui m’a accompagnée comme interprète durant ce reportage. « Mais cette bataille n’est pas gagnée : beaucoup de jeunes n’osent pas s’exposer en train de consommer de l’alcool. »

La société tunisienne est paradoxale, comme le souligne Asma Nouira, professeure de sciences politiques à l’Université de Tunis El Manar. « Elle est considérée comme la plus moderniste du monde arabe en raison de sa façon d’être, de s’habiller, de boire de l’alcool et même de blasphémer… pire que celle des Québécois, dit-elle en souriant. Mais la société tunisienne demeure profondément conservatrice. »

Si janvier est depuis longtemps le mois de la révolte en Tunisie — la révolution de 1952 en faveur de l’indépendance de la France, la grève générale de 1978, les émeutes du pain en 1984, le soulèvement de 2011 —, celui de 2020 a été intense. Manifs, occupations, grèves et autres blocages se sont multipliés pour la défense des libertés individuelles, la lutte contre la pauvreté, la pollution, dans les grandes villes comme dans les zones défavorisées. Les mouvements de protestation ont bien sûr chuté avec le confinement dès le mois de mars, mais ils ont redémarré en juin : au total, quelque 9 000 de ces actes ont été comptabilisés en 2020, selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. Ils sont surtout le fait de travailleurs ayant perdu leur emploi.

« Malgré le désespoir qui se répand, on a une population très vivante, qui essaie de changer les choses, observe Samar Tlili. Pour beaucoup, il ne s’agit plus seulement de changement politique, mais de nécessité vitale : des familles n’ont plus de moyens de subsistance depuis des mois. »

Les jeunes Tunisiens, et surtout les Tunisiennes, sont notamment experts en coups d’éclat spontanés. Comme celui qui a eu lieu à Tunis, en janvier 2020, durant les funérailles de Lina Ben Mhenni, icône de la révolution, cyberactiviste et auteure du blogue Tunisian Girl, morte de maladie à 36 ans. Non seulement les femmes se sont présentées en masse au cimetière — alors que la tradition proscrit leur présence aux enterrements —, mais ses amies ont aussi porté elles-mêmes son cercueil en chantant et en poussant des youyous, ces cris modulés des femmes arabes lors de cérémonies. Une première. Et un sacrilège pour les religieux orthodoxes. S’en est suivi un torrent d’injures sur les réseaux sociaux. Et l’ire des imams, qui ont craché leur colère depuis les haut-parleurs de leur mosquée avant l’appel à la prière du vendredi.

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Le parti islamiste Ennadha (renaissance), illégal sous Ben Ali, a obtenu le pourcentage de voix le plus élevé lors des premières élections après la révolution, en 2011. Durant les trois années d’élaboration de la nouvelle Constitution (2011-2014), ce sont les droits des femmes qui ont été les plus touchés, comme le rappelle la politologue Asma Nouira. « Les religieux poussaient pour l’application de la charia [loi islamique], qui va en bonne partie à l’encontre des acquis des femmes, précise-t-elle. Il a notamment été proposé de ne pas inscrire l’égalité des hommes et des femmes dans la Constitution, mais plutôt leur complémentarité, et même de légaliser la polygamie », interdite depuis l’indépendance, en 1956. Finalement, c’est le mouvement laïque et séculariste qui a gagné, ce qui n’empêche pas les militantes féministes de demeurer aux aguets.

Ennadha a perdu du terrain aux élections législatives de 2019, mais demeure, avec 52 députés (18 % des sièges), le premier parti. Faute de détenir la majorité à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Ennadha n’a pas pu imposer un premier ministre de son choix. Il a cependant conduit le premier ministre nommé en février 2020, Elyes Fakhfakh, soupçonné de conflit d’intérêts, à démissionner à la mi-juillet. La priorité du nouveau chef du gouvernement, Hichem Mechichi, entré en fonction en septembre : le redressement des finances publiques et l’amélioration de la situation économique et sociale.

La perte de terrain d’Ennadha n’empêche pas certains ultraconservateurs de faire la morale aux « mécréants ». Parmi ces ultras se trouve l’imam et député Saïd Jaziri, 52 ans, réfugié au Canada sous Ben Ali. Médiatisé au Québec durant la crise des accommodements raisonnables, Saïd Jaziri a été expulsé du Canada pour situation irrégulière en 2007.

Élu en 2019 au sein du parti Errahma (la miséricorde), d’orientation salafiste (courant fondamentaliste de l’islam sunnite), l’imam Jaziri prêche depuis la station qu’il a fondée, Radio Coran. En décembre dernier, en ondes, il a qualifié les femmes de « machines à procréer » et encouragé le mariage des mineures. D’autres font des visites-surprises, accompagnés d’huissiers et caméra à l’appui (les vidéos sont ensuite diffusées sur Facebook), dans des cafés et restos servant de l’alcool durant le ramadan, dans l’espoir de faire ensuite fermer ces établissements par la police. Le flou juridique semble savamment entretenu autour d’une circulaire datant de 1981 interdisant de servir de l’alcool aux Tunisiens durant le ramadan, en contradiction avec la Constitution, qui garantit la liberté de conscience. Or, même si cette circulaire a rapidement été annulée, elle est encore invoquée : ainsi, depuis 2011, des cafés ouverts durant le ramadan ont été visités par les forces de l’ordre, et certains auraient préféré fermer par peur des représailles.

« Ça ne nous empêche pas d’y aller ! » assure Samar Tlili, assise à la terrasse du Café l’Univers, à Tunis.

En ce début février doux comme un printemps, toutes les tables du café sont occupées, tant par des filles — la plupart chevelure au vent — que par des gars. On ne sert ici ni bière ni vin, mais les « directs » (café au lait) et les « capucins » (café noisette) coulent à flots. Les jeunes militants se retrouvent sous les parasols rouges déployés sur le trottoir de la bourdonnante avenue Habib-Bourguiba, haut lieu des manifs dans la capitale.

Khalil Abbess, chercheur en sociologie politique de 31 ans, milite depuis ses 13 ans. « J’ai passé mon adolescence dans les postes de police ! » s’amuse-t-il en tirant une bouffée de sa Camel. Auparavant l’un des porte-paroles de l’aile jeunesse du Parti des travailleurs, l’ancien Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), interdit sous Ben Ali, Khalil a longtemps agi dans la clandestinité. Depuis 2011, il a quitté le PCOT et s’active au grand jour avec un but suprême : l’avènement d’une nouvelle forme de démocratie.

C’est ce que les jeunes qui ont fait la révolution de 2011 demandent, selon Khalil Abbess. « Une démocratie de base, où nous pourrons nous exprimer et décider », dit-il, les yeux brillants au-dessus de la barbe noire bien taillée. « Mais jusqu’ici, la soi-disant transition démocratique n’est que la reproduction du modèle précédent, avec une touche esthétique. »

Or, un nouveau venu a promis de reconstruire le système « du bas vers le haut » : Kaïs Saïed, le président de la République, élu sans parti ni promesses électorales, mais avec l’ambition de décentraliser le pouvoir, de soutenir la jeunesse et de combattre la corruption.

L’ancien professeur de droit constitutionnel, surnommé « Robocop » en raison de sa diction mécanique, a répété aux jeunes durant la campagne de 2019 qu’il leur donnait la parole pour qu’ils reprennent les choses en main. Il n’a toutefois pas caché ses opinions conservatrices, qui reflètent celles d’une bonne partie de la population : il est contre l’abolition de la peine de mort, contre la légalisation de l’homosexualité, contre l’égalité des hommes et des femmes dans l’héritage (selon une interprétation du Coran, les femmes reçoivent toujours la moitié moins que les hommes à degré de parenté égal).

Des milliers de jeunes se sont organisés en comités et groupes de soutien Facebook (crucial quand on sait que le pays compte 8 millions de comptes Facebook pour 12 millions d’habitants !) afin d’inciter les électeurs à voter. « Pour les jeunes activistes, cette reconquête de la scène politique hors des partis traditionnels est une revanche sur l’establishment », observe le sociologue Mounir Saidani, professeur à l’Université de Tunis El Manar. « Et un pas vers la reconstruction du système. » Mais il faut signaler, me fait-il remarquer, que c’est du ressort de Kaïs Saïed de dire comment s’y prendre : comment fera-t-il pour reconstruire par le bas maintenant qu’il est lui-même au sommet ?

« Avec la pandémie, la reconstruction du système politique est devenue plus urgente que jamais, commente le militant Khalil Abbess. Cette crise a démasqué davantage la classe politique tunisienne : celle-ci se préoccupe de ses seuls intérêts alors que le peuple souffre et que la mortalité explose. »

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Malek Sghiri, 33 ans, croit en la reconstruction du système que propose le président Saïed. Détenu et torturé durant la révolution, ce militant endurci n’a jamais abandonné son idéal de Tunisie plus juste et égalitaire. Dans le bar enfumé de Tunis où nous avons rendez-vous, il est facilement repérable avec sa haute stature et sa casquette-béret typique des intellos de gauche tunisiens. Ex-enseignant au collège et journaliste à la télé, aujourd’hui chercheur en histoire contemporaine, Malek Sghiri a soutenu Kaïs Saïed, mais reste vigilant. « Il ne faut pas relâcher la pression. La jeunesse doit continuer de s’indigner et le peuple, de descendre dans la rue. Sinon, rien ne changera », dit-il d’un ton posé, dans son français aux « r » roulés.

Malek Sghiri s’est notamment engagé dans le mouvement Manich Msamah (je ne pardonne pas), une campagne de protestation qui, de 2015 à 2017, s’est déployée sur le Web et dans la rue pour empêcher l’adoption de la loi de réconciliation économique et financière, qui visait à amnistier les gens d’affaires et les 2 000 à 7 000 hauts fonctionnaires corrompus (le nombre exact n’a pas été publicisé) sous les anciens régimes.

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Des personnes marchent et crient lors d’une manifestation antigouvernementale le 18 janvier 2011 à Tunis, en Tunisie.
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Après plus de deux ans de blocage, la loi de réconciliation a finalement été adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP, le Parlement tunisien), avec une modification : seuls les hauts fonctionnaires corrompus, une minorité sur les 600 000 que compte le pays, ont été amnistiés. Un succès en demi-teinte du point de vue administratif, donc. Mais sur le plan social, le mouvement a redonné la flamme à toute une génération. Avec son logo-choc — le marteau de la justice cerclé de rouge —, Manich Msamah a frappé fort. « On a rassemblé des gens qui n’avaient jamais collaboré : étudiants, familles de martyrs de la révolution, chômeurs… », précise Malek Sghiri. Le mouvement a aussi attiré des députés de différents partis opposés à la loi.

Les militants se sont inspirés des comités citoyens formés durant la révolution et ont organisé la campagne de façon « horizontale », c’est-à-dire sans chef ni hiérarchie, mais avec des porte-paroles et des décisions prises par consensus, quitte à débattre pendant des jours avant d’y parvenir. Autre originalité de ce mouvement : son côté festif avec force tambours, slogans crus et mobilisations éclair (flash mobs) rigolotes. « On a repris les chants des jeunes supporters de foot, en y ajoutant du contenu politique, raconte en riant Samar Tlili, l’enseignante de français. Du coup, ces groupes ultras [NDLR : partisans qui soutiennent leur équipe sportive de manière fanatique], d’habitude très isolés, nous ont rejoints et nous ont donné une autre résonance. »

Les protestataires bravaient ainsi l’état d’urgence, avec interdiction de manifester, décrété par le président de l’époque, Béji Caïd Essebsi, à la suite des attentats terroristes de 2015 au musée du Bardo, à Tunis, à la station balnéaire de Port El-Kantaoui et dans un bus de la garde présidentielle. Les manifestations des jeunes ont entraîné des dizaines d’arrestations en 2015 et en 2016. « On a répliqué en décrétant un état d’urgence populaire… en portant le t-shirt du mouvement partout, au concert, dans les stades ou à la plage », dit Samar Tlili.

Malgré leur réussite législative limitée, les militants de Manich Msamah estiment avoir marqué des points. « La société civile et les partis politiques ont enfin accepté d’écouter les jeunes, en première ligne des protestations, souligne Samar Tlili. On a démontré notre capacité de s’organiser sans eux et la rue a repris de ses couleurs. » D’autres campagnes de protestation ont suivi, comme Fech Nestanew (qu’est-ce qu’on attend) en 2018, et Basta ! (ça suffit !) en 2019, contre les mesures d’austérité imposées par la loi de finances, mais sans toujours avoir le succès escompté.

« On progresse lentement, mais sûrement », résume Malek Sghiri, qui se rend régulièrement dans d’autres pays de la région pour rejoindre des camarades qui s’élèvent eux aussi contre l’absence de réforme et les difficultés économiques. En Irak, en Algérie, au Liban et au Soudan, des activistes parlent ainsi de « nouveau printemps arabe », une formule reprise par des médias et des chercheurs. La jeunesse arabe était en effet en première ligne des protestations de 2019-2020 dans ces pays qui ont des réalités différentes, mais où les manifestants ont la même exigence : le démantèlement des pouvoirs en place et la fin de l’injustice économique.

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« Ce qu’on a pu prendre pour un désintérêt des jeunes pour la politique après 2011 n’est qu’une autre manière de faire de la politique », dit Sarah Anne Rennick, du Centre pour une initiative arabe de réforme (ARI), à Paris, un groupe de réflexion qui vise le changement démocratique et la justice sociale dans le monde arabe.

L’ARI a voulu « faire prendre conscience aux jeunes de l’importance de leur rôle, et leur donner des outils pour renforcer leurs moyens d’agir », explique Sarah Anne Rennick, qui a dirigé le programme Les jeunes Arabes comme acteurs politiques, étalé de 2016 à 2019. Financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) à Ottawa, celui-ci a permis de mieux comprendre les nouvelles formes de mobilisation en Tunisie, en Algérie, au Liban et en Syrie.

Le réseautage entre les militants des quatre pays concernés a été encouragé. « C’est crucial de promouvoir ce dialogue Sud-Sud, observe Roula El-Rifai, spécialiste de programme principale au CRDI. Les jeunes apprennent beaucoup plus lorsqu’ils se parlent entre eux dans la même région, avec la même langue et un contexte similaire. »

Ce programme de l’ARI a mené à la réalisation d’un documentaire et à la création de 62 courtes vidéos (en arabe sous-titré en anglais), en ligne sur YouTube, dans lesquelles de jeunes activistes — parmi lesquels Samar Tlili et Malek Sghiri — parlent de leurs expériences et de leurs difficultés à titre de militants. Cinq de ces vidéos, présentées sur Facebook et Twitter lors d’une campagne spéciale de l’ARI début 2020, ont été vues par 3,4 millions de personnes.

Chaque vidéo répond à des questions concrètes : comment gagner en visibilité, obtenir des fonds privés et publics, contrer les risques liés à la sécurité, collaborer avec les acteurs politiques traditionnels… Autant d’outils pratiques destinés à stimuler la confiance des jeunes et à les inciter à s’engager à leur tour.

Autre particularité du programme de l’ARI : le regard différent porté sur les jeunes Arabes par les chercheurs qui y ont participé. « Au sein de leurs sociétés respectives, ces jeunes sont souvent considérés comme un fardeau social, des victimes, des personnes marginalisées nécessitant beaucoup de services, explique Roula El-Rifai, du CRDI. C’est plus intéressant de voir leurs côtés positifs : à la fois énergiques et innovateurs, et capables de trouver des solutions en s’adaptant à la réalité de leur pays. » Y compris en situation de conflit, de violence, ou avec une liberté d’expression limitée, comme en Algérie, au Liban et en Syrie, ajoute-t-elle.

Beaucoup de militants tunisiens sont des citadins instruits, connectés et issus de la classe moyenne. L’engagement des jeunes activistes est tout aussi fort en région, mais la réalité y est bien différente. « Hors de la capitale et des grandes villes, les jeunes manquent de ressources pour s’organiser, même s’ils appartiennent eux aussi à la classe moyenne », souligne le sociologue Mounir Saidani, qui a dirigé la partie tunisienne liée au programme financé par le CRDI. « Ils y sont sujets à différentes sortes de pressions (famille, entourage, services de sécurité…) et leurs ressources matérielles sont dérisoires ou inexistantes : manque d’organisations avec des moyens logistiques, de locaux, d’aide pour l’acquisition de matériel de publicité… » Leur nombre est aussi moins élevé, entre autres parce que les plus mobilisés choisissent souvent de s’exiler à Tunis.

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Rénovée depuis la révolution, la route qui mène de Tunis à Sidi Bouzid, petite ville agricole du centre du pays, est plutôt en bon état et hérissée de dos d’âne à l’entrée de chaque village. On traverse des paysages arides, entre collines et plantations d’oliviers — l’une des richesses du pays, qui exporte 320 000 tonnes d’huile d’olive par an. Les figuiers de Barbarie y abondent également. Ce cactus a d’ailleurs été choisi par les militants locaux comme emblème de la révolution de 2011, alors que ceux de Tunis parlaient de révolution du jasmin. Un symbole qui marque l’opposition entre deux mondes. « Avec sa blancheur, son parfum, son image de carte postale, le jasmin est celui de la capitale et de ses banlieues huppées, observe Mounir Saidani. Le figuier de Barbarie est celui de la vie rurale, des régions pauvres, d’une vie rude à l’image du fruit aux épines piquantes. »

Il faut compter quatre heures de voiture depuis Tunis pour rejoindre Sidi Bouzid, là où le printemps arabe a commencé. C’est aussi la ville où est né Mohamed Bouazizi, ce marchand de fruits ambulant de 26 ans qui s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010, désespéré par le harcèlement incessant des autorités qui l’empêchaient d’exercer son métier et donc de faire vivre sa famille. Son geste a attisé la colère des habitants de la ville, avant d’embraser le reste du pays.

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Un graffiti indique « donnez-moi la liberté » à Sidi Bouzid, en Tunisie.
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Aujourd’hui, le boulevard qui traverse la ville porte son nom. Le portrait de Mohamed Bouazizi, immense et souriant, est affiché sur la façade de la poste. Et un monument commémoratif représente son chariot, qui avait été confisqué par la police. Sidi Bouzid est attachée au gouvernorat du même nom, dont la situation économique s’est aggravée depuis le printemps arabe. Le taux de pauvreté de la région (430 000 habitants dans 17 municipalités) se situe autour de 30 % de la population. C’est le double du taux national. Et le chômage frappe les jeunes diplômés de plein fouet (38 %). Beaucoup survivent avec des petits boulots saisonniers, comme la récolte des olives. D’autres optent pour la contrebande — de cigarettes, de vêtements, de médicaments, de fruits, de carburant… — en dépit des risques encourus. Au bord des routes, on ne compte plus les revendeurs de bidons d’essence acquis dans l’Algérie voisine et revendus à vil prix.

Menzel Bouzaiane, à une soixantaine de kilomètres au sud de Sidi Bouzid, est l’une des villes les plus pauvres du gouvernorat. Une bâche blanche, ornée du drapeau rouge tunisien, est accrochée à un arbre et adossée au mur d’enceinte de la délégation (représentation locale du gouvernement). Quand je les rencontre, Ryadh, Issam et Soufiene, trois diplômés-chômeurs dans la mi-vingtaine, occupent le lieu depuis 114 jours pour réclamer un emploi et de meilleures conditions de vie pour leurs familles et la population. Ils vivent jour et nuit sous une petite tente faite de bric et de broc.

Les chaussures sont laissées à l’extérieur et on s’installe sur de minces matelas posés sur le sol en ciment de la cour de la délégation. Le soleil entre à flots dans la tente. Mais les nuits sont fraîches, comme en témoignent les couvertures rangées dans un coin. « L’État nous a complètement délaissés, lâche Issam, le regard sombre sous son bonnet de laine noire. On paie le prix de toutes les protestations qui ont eu lieu ici depuis la révolution. » Issam a une formation en mécanique, mais il n’a jamais pu trouver d’emploi dans son domaine. Même chose pour ses deux amis, qui ont étudié en informatique. « Si tu n’as pas de piston, tu n’as rien », dit Ryadh, dont le sourire triste tranche sur le visage poupin.

Comme tant d’autres « sit-inneurs », ces jeunes s’adressent au gouvernement pour qu’il leur fournisse des emplois dans la fonction publique et même dans le secteur privé, considérant que l’État peut négocier avec les entreprises. Ils en veulent aussi à l’État qui ne leur assure pas une formation adéquate. Le décalage avec la demande est énorme : ce qu’ils ont appris ne répond pas aux besoins du marché du travail, et la réforme de l’éducation, dont il est question depuis des années, tarde à être mise en place.

Bref, la situation risque de s’éterniser, compte tenu de l’indifférence de l’administration, qui tolère leur présence sans mot dire. Inutile d’ailleurs de poser des questions aux employés, sortis fumer à deux pas de la tente. « Si vous êtes venue pour soutenir les campeurs, vous pouvez rester, mais si c’est comme journaliste, vous devez quitter les lieux », me glisse un gardien.

Les occupants ne comptent pas baisser les bras. Depuis les dernières élections, ils ont reçu la visite de deux députés, qui ont promis de les aider. En attendant, ils vivotent avec l’aide de leurs parents. « Mais si rien ne bouge, ça va finir par exploser, dit Ryadh. De plus en plus de gens sont à bout, la frustration et la colère sont au même niveau qu’avant la révolution. »

Moyen d’expression privilégié de ceux qui n’ont plus rien, l’occupation est presque devenue banale à Kasserine, dans le gouvernorat du même nom, à 110 km à l’ouest de Sidi Bouzid. Profs, aides-soignants, gestionnaires… Ils sont des dizaines à camper sans relâche devant des bâtiments gouvernementaux pour réclamer un emploi. Sans que personne semble se soucier d’eux. Car ici, d’autres camps préoccupent les autorités.

Kasserine est située au pied des montagnes qui s’élèvent à la frontière de l’Algérie, une zone que les voyageurs doivent à tout prix éviter, selon Affaires mondiales Canada, « en raison d’opérations antiterroristes récurrentes ». À l’hiver 2020, les médias tunisiens ont en effet rapporté la découverte de trois camps de terroristes, établis sur les hauteurs de Kasserine. Deux hommes qui y vivaient retranchés ont été abattus par les unités spéciales de la Garde nationale.

À une soixantaine de kilomètres de là, la ville semblait pourtant paisible lors de mon passage, début février 2020. Mais les policiers sont sur les dents. Une simple photo prise de la rue m’a en effet valu de passer deux heures au poste de police, un bâtiment décati de trois étages sans ascenseur. Cinq agents se sont penchés sur mon cas, cherchant à en savoir plus sur le sujet de ce reportage, et notant toutes mes références. « Vous êtes la bienvenue en Tunisie, mais nous devons assurer votre sécurité », m’ont-ils répété.

La place des femmes, aussi, n’est pas la même en région. Beaucoup de celles que je souhaitais interviewer, même engagées dans des occupations, n’ont pas pu me rencontrer, leurs maris préférant qu’elles restent discrètes. Emna Zouidi, elle, n’a que faire de la discrétion.

Avec son joli foulard fuchsia et son rouge à lèvres assorti, cette activiste antipauvreté de 36 ans, de Menzel Bouzaiane, n’hésite plus à prendre la parole en public ni à organiser des réunions dans des cafés bondés d’hommes désœuvrés. Divorcée depuis peu, cette diplômée en arts visuels mène sa vie de militante en cumulant les emplois précaires. « Mon mari ne supportait pas que je sois si souvent à l’extérieur », dit celle qui a notamment organisé une marche de quatre jours depuis son village jusqu’à la capitale. Et fait trois grèves de la faim. Durant la pandémie, Emna Zouidi s’est mobilisée pour aider des mères de familles monoparentales et des foyers dans le besoin.

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Un drapeau tunisien flotte près de la tombe de Mohamed Bouazizi au cimetière de Garaat Bennour, à 15 km de Sidi Bouzid, sa ville natale. Le 17 décembre 2010, il s’est immolé en signe de protestation contre les autorités qui avaient confisqué son matériel de commerçant de rue.
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À Tunis, les militantes s’imposent chaque jour davantage. Comme Warda Atig, 27 ans, devenue en 2019 la toute première femme élue à la tête de l’Union générale des étudiants de Tunisie, pourtant créée en 1952. Ou Asrar Ben Jouira, 26 ans, chargée de l’Université féministe au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates, qui offre des formations aux jeunes hommes et femmes sur la laïcité, les droits sexuels et corporels, l’égalité… Ou Khawla Louhichi, 34 ans, une artiste peintre engagée avec son mari dans la Brigade des clowns activistes — qui égaie les manifs — et réalisatrice d’une vidéo d’art poignante sur le « syndrome du confinement », tournée du haut de sa terrasse, à Tunis. Ou Amal Amraoui, 31 ans, du collectif féministe Falgatna (y en a marre), qui a chorégraphié une puissante mobilisation éclair contre les violences sexuelles, réunissant 160 femmes aux yeux bandés de noir sur la place de la Kasbah, à Tunis.

Autant de mouvements qui participent au changement des mentalités et profitent à la société tout entière. « On est en bonne voie, résume Samar Tlili. Les révolutions ne se font pas en un jour : il faut du temps, du souffle et de la patience. » Et ça, les jeunes Tunisiens en ont à revendre.

Cet article a été publié initialement dans l'édition de mars 2021 du magazine L’actualité avec le soutien du CRDI.

Apprenez-en davantage sur la recherche menée par le Centre pour une initiative arabe de réforme, avec l’appui du CRDI :

Arab Youth as Political Actors – Arab Reform Initiative (arab-reform.net)

Les jeunes Arabes comme acteurs politiques : Renforcer la résilience par de nouvelles formes de mobilisation | CRDI - Centre de recherches pour le développement international (idrc.ca)

 

Image en haut : Panos