Leah Kyalo, les cheveux finement tressés et le visage poupin, est assise sur le canapé brun de son salon-cuisine. Elle tient dans ses bras sa fille de six semaines, Oliva, emmitouflée dans une couverture bleu ciel aux motifs de lapins blancs. L’après-midi est calme dans cette tour d’habitation de Wote, la localité centrale du comté de Makueni, au sud du Kenya. D’une petite voix, la jeune femme de 23 ans affirme : « En tant que nouvelle mère, je suis rassurée par les messages sur ma capacité à élever un bébé, car je ne l’ai jamais fait. » Les messages en question, ce sont ceux que Jacaranda Health, une organisation à but non lucratif, envoie très régulièrement sur son téléphone pour la conseiller sur ses habitudes alimentaires et physiques, et apaiser ses inquiétudes à ce moment si particulier de sa vie.
Sans ce soutien par texto dont elle bénéficiera jusqu’au premier anniversaire de sa fille, elle n’aurait pas su, par exemple, que le fait de manger beaucoup de haricots pouvait expliquer les épisodes de constipation de son bébé allaité.
Alors qu’elle n’était qu’à deux semaines de grossesse, Leah Kyalo a été « enrôlée » par les infirmières de l’hôpital de référence de Wote dans le programme PROMPTS, pour Promoting Mothers through Pregnancy and Postpartum. Elle a ainsi reçu une série d’informations pratiques, des rappels de visite ou des messages sur les signes inquiétants pouvant survenir lors de la grossesse.
Elle peut aussi poser n’importe quelle question liée à la santé : une réponse arrive en moins de cinq minutes. Elle s’est ainsi tournée vers son téléphone quand elle vomissait à chaque prise des compléments alimentaires de fer (le programme lui a conseillé de persister) ou quand elle s’est réveillée avec du sang dans ses draps (PROMPTS l’a envoyée à l’hôpital le plus proche).
Le but du programme, mis sur pied en 2017, est d’informer les jeunes et futures mères pour réduire, indirectement, la mortalité maternelle. Au Kenya, malgré les progrès sanitaires importants, la mortalité maternelle reste malheureusement élevée depuis les années 1990. Le pays de 50 millions d’habitants, situé sur la côte de l’océan Indien, en Afrique de l’Est, a enregistré 530 décès maternels pour 100 000 naissances vivantes en 2020, s’alignant sur la moyenne continentale. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime même que ce taux s’est dégradé depuis 2017, augmentant de 55 % ; le recensement national de 2014 l’établissait à 362 décès par an. On est donc loin de l’objectif de développement durable des Nations unies, qui vise à faire passer la moyenne mondiale à moins de 70 décès maternels pour 100 000 naissances d’ici 2030 (au Canada, elle est inférieure à 20).

Le Kenya dispose d’un territoire très vaste et principalement rural, que les infrastructures routières insuffisantes peinent à couvrir. Parmi les facteurs qui influent sur la mortalité maternelle se trouvent le manque de ressources, humaines et matérielles, au sein des établissements de santé, mais aussi les longues distances à parcourir pour s’y rendre et le manque de transports.
Le contexte est propice à ce que les spécialistes nomment les trois retards : le retard dans la décision d’avoir recours aux soins, le retard pour accéder à l’établissement de santé et le retard pour bénéficier des soins dans la structure sanitaire. Dans cette équation complexe, PROMPTS s’attaque au premier facteur (en cause dans le tiers des décès), pour s’assurer que les femmes se mettent en route le plus tôt possible vers l’hôpital lorsque cela est nécessaire.
Répondre à toutes leurs questions
« Je pose beaucoup de questions, avoue Leah en riant. Je crains même que le système me connaisse déjà par mon nom ! » Et effectivement, à l’autre bout de la ligne, à quelque 140 kilomètres de là, Melody Muyula peut parfois reconnaître le style des patientes, bien que leur nom et leurs coordonnées lui soient cachés. Depuis les bureaux de Jacaranda Health, à Nairobi, l’agente d’assistance analyse des centaines de messages par jour à travers ses lunettes carrées. Les questions arrivent en anglais ou en langue kiswahili sur son interface : « Je suis enceinte de trois mois, mais j’ai toujours mes règles, quel peut être le problème ? », « Quand il fait trop chaud, surtout la nuit, comment garder le bébé pas trop chaud ni trop froid ? », « Ma fille a une diarrhée d’eau » ou encore « C’est comme s’ils ne m’avaient pas bien recousue en bas, j’ai besoin de votre aide ».
Chaque jour, entre 4000 et 15 000 messages arrivent de plusieurs comtés du Kenya et, en 2024, 650 000 mères ont été enregistrées sur la plateforme.

Jacaranda Health a pourtant débuté à petite échelle en tant que simple maternité, fondée en 2011 à l’initiative de l’Américain Nick Pearson, dans l’idée de développer commercialement les soins maternels de haute qualité dans les zones périurbaines de Nairobi. Très rapidement, l’équipe a lancé un service de rappel des rendez-vous et d’enquête de satisfaction par SMS, mais une simple erreur a fait évoluer le projet, raconte Jay Patel, le directeur technologique. « Nous voulions lancer un service à sens unique, mais, accidentellement, nous avons mis en place un service à double sens et nous n’en avons pris conscience que lorsque les mères ont commencé à nous envoyer des textos. Nous avons dû mettre en place très rapidement notre service d’assistance et trouver comment répondre à leurs questions. » Depuis ses bureaux lumineux de Nairobi, il se remémore l’augmentation du volume des messages jusqu’à atteindre rapidement plus de 1000 par jour. L’équipe a alors dit stop.
Pour l’aider à faire face, un premier programme d’intelligence artificielle (IA) a été intégré en 2019, permettant d’envoyer des réponses préécrites, mais, surtout, de trier les textos selon l’urgence de la situation des patientes.
La nouvelle version, achevée en 2024 grâce à une bourse de la fondation Google sur les initiatives numériques en santé et à un financement du Centre de recherches pour le développement international, est d’une autre ampleur. Jacaranda Health a construit le premier grand modèle de langage (plus connu sous son appellation anglaise large language model, LLM) de santé en kiswahili au monde, appelé UlizaLlama. Un LLM est un programme d’apprentissage automatique, capable de reconnaître le langage humain et de générer du texte.
Lorsque Leah pose une question, par exemple sur la nutrition, le système reconnaît certains mots et y répond automatiquement, en prenant en compte le stade de la grossesse ou l’âge du bébé. Si la mère n’est pas satisfaite de la réponse, un humain prend le relais – Jacaranda Health estime que le programme fait encore des erreurs dans 30 % des cas. Cependant, si des signes de danger sont repérés dans un texto (7 % des cas), un appel est automatiquement programmé avec un des 13 membres de l’équipe qui comporte des infirmiers, des nutritionnistes et d’autres professionnels de santé, pour s’assurer de l’état de la patiente et la diriger vers les urgences si nécessaire. Les saignements, la diminution des mouvements du foetus, la fièvre et la jaunisse des nourrissons sont les alertes les plus fréquentes que reçoit Melody Muyula. Même si la majorité des femmes réagissent à temps d’elles-mêmes, il arrive que l’intervention des agentes soit cruciale. Melody Muyula se souvient d’une femme enceinte de 7 mois, enrôlée peu avant dans le programme, qui perdait beaucoup de sang depuis trois jours, sans s’inquiéter. « Lors de l’appel, elle m’a dit innocemment : “Je pensais que c’était normal !” On s’aperçoit que cette future mère n’avait pas les connaissances sur les signes de danger à surveiller pendant la grossesse. »
Les situations sensibles comme celles-ci requièrent de la compréhension et de l’empathie, et c’est pourquoi la technologie n’est pas seule à la barre. « Ayant travaillé avec le système et ayant vu son amélioration au fil du temps, je peux dire que la précision de l’IA a vraiment augmenté, tout comme sa transparence, sa capacité à rendre des comptes et sa complémentarité », souligne Melody Muyula, nutritionniste entrée dans l’entreprise il y a quatre ans.
Qui dit IA dit données
Ce qui fait la fiabilité de PROMPTS, c’est le fait que l’algorithme a été entraîné sur des données sanitaires locales. Sur le continent africain, l’absence d’un système commun d’information sur la santé et les problèmes de qualité, d’uniformité et de délais d’enregistrement des données rendent la construction d’un LLM spécialisé difficile ; les initiatives d’ampleur sont rares. Les milliers de messages reçus tous les jours par PROMPTS représentent, eux, le parfait débit d’approvisionnement. Ils ont permis d’entraîner et d’enrichir UlizaLlama, un programme disponible en open source pour qui veut utiliser ou adapter le modèle. « Je pense que l’IA sera capable d’apporter des soins aux populations qui n’y ont habituellement pas accès et de permettre aux systèmes de santé de servir un peu mieux leur clientèle », dit Jay Patel. Le programme fonctionne aussi avec le hausa et le yoruba du Nigeria, et le xhosa et le zoulou d’Afrique du Sud, et il a été déployé à l’Eswatini (2021), au Ghana (2022), au Nigeria et au Népal (2024).
Il faut dire que les résultats sont encourageants. Selon une étude publiée dans BMC Pregnancy and Childbirth en 2024 et menée auprès de plus de 700 femmes kenyanes, les mères inscrites au programme étaient deux fois plus nombreuses à effectuer des visites postnatales que les mères non inscrites, par exemple. Une autre étude publiée dans PLOS en 2025 et portant sur plus de 6000 femmes enceintes a estimé que le programme leur permettait d’améliorer leurs connaissances, leur préparation à l’accouchement, les soins au nouveau-né et leur vigilance face aux symptômes inquiétants.
Freins du recours aux soins
Au Kenya, PROMPTS est disponible dans 23 des 47 comtés, mais pas encore dans les régions du nord semi-arides, pourtant les plus touchées par les difficultés d’accès aux soins. À Garissa, à Mandera et à Wajir, le nombre de femmes ayant visité l’hôpital au moins quatre fois durant leur grossesse – un indicateur de sensibilisation à l’importance des soins – n’atteint que 31 %, 40 % et 45 %, quand la moyenne nationale est de 66 %. La mortalité des enfants de moins de 1 an, période pendant laquelle le programme encadre encore les mères, est aussi plus élevée en moyenne que dans le reste du pays.

In Kenya, 89% of the population has access to a cell phone
L’équipe de Jacaranda Health est consciente des nécessités de la zone, mais fait face à des défis : « Il existe des problèmes opérationnels à s’étendre dans les grands comtés du Nord. L’un d’entre eux est que les populations y sont majoritairement nomades, ce qui rend difficile l’inscription initiale à PROMPTS. Un autre est que le programme renvoie les mères vers des soins en établissement, et c’est beaucoup plus difficile à faire sans le type de réseau d’installations sanitaires qui existe dans le sud du Kenya. »
Même avec de bons indicateurs, le comté de Makueni, où vit Leah et où ne pratiquent que quatre gynécologues, fait face à son lot de défis, comme l’insécurité alimentaire et une topographie vallonnée, qui provoque l’isolement de certaines habitations pendant la saison des pluies, parfois pendant une ou deux semaines. Mais les facteurs ne sont pas toujours géographiques ou économiques, souligne Christine Muteria, responsable de la maternité à l’hôpital de référence de Wote.
« Il y a une peur de certaines femmes de venir à l’hôpital, un mélange de superstitions et de culture. Elles ne veulent pas porter malchance à leur grossesse. Cela retarde la recherche de soins et le début des visites prénatales », affirme-t-elle, dans une pièce remplie de cahiers, de classeurs et de tableaux statistiques de l’aile administrative de l’hôpital. Elle explique d’une voix assurée que la situation s’est tout de même améliorée et que les interventions comme PROMPTS ont aidé à rassurer les mères par rapport au suivi médical. Dans le comté, le taux de mortalité maternelle a fortement baissé, passant de 96 décès pour 100 000 naissances en 2014 à 53 pour 100 000 en 2024.
Christine Muteria pianote sur son téléphone et son ordinateur à la recherche des derniers avis de patientes. Le programme de télémédecine demande systématiquement un retour des mères sur les visites, et leurs réponses informent la direction de l’hôpital des points à améliorer. Jacaranda Health travaille en partenariat rapproché avec les gouvernements de comté et peut faire remonter les incidents avec le personnel de santé, comme un manque de respect (si la mère y consent), mais aussi les tendances sanitaires locales. Au fil des questions, l’organisation avait par exemple repéré que les mères de Mombasa, sur la côte du Kenya, cherchaient particulièrement à se faire masser. Après concertation avec les autorités, une campagne d’information sur les risques et précautions à prendre par rapport aux massages a été déployée dans le comté.
Pour Christine Muteria, cette éducation des mères a changé la donne dans le travail quotidien des infirmières et a amélioré la prise en charge : « Les files d’attente sont longues et il y a une pénurie d’infirmières, alors, parfois, on peut presque travailler en pilote automatique. Quand la patiente est consciente des examens et des services qu’elle devrait recevoir à ce stade, ça mobilise les infirmières. » Et tout le monde en sort gagnant.


Le programme décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international du Canada.
Cet article a été publié initialement dans le numéro d’avril-mai 2025 du magazine Québec Science.