Depuis près de 15 ans, Maya Kumari aide sa famille à subvenir à ses besoins en brodant des tissus colorés de manière experte. Les vêtements qu’elle a embellis dans sa modeste maison rurale près d’Udaipur, dans l’État indien du Rajasthan, ont été vendus par une grande marque indienne qui exporte vers 40 pays.
La personne qui finira par porter sa création ne saura rien d’elle ni des conditions dans lesquelles elle travaille. Comme des millions d’autres artisans, Kumari fait partie intégrante, mais de manière invisible, des chaînes d’approvisionnement mondiales qui atteignent les foyers à faible revenu des pays en développement.
« La broderie et l’embellissement hautement spécialisés réalisés à faible coût par les femmes dans leur foyer ajoutent de la valeur aux vêtements », a déclaré Janhavi Dave, coordinatrice internationale du groupe de défense HomeNet International. « En fait, leur dur labeur permet à la mode éphémère d’exister. »
Veuve, vivant avec ses fils adultes et leurs familles, Kumari a plus de chance que la plupart des travailleurs à domicile de la région, rémunérés à la pièce. Elle a été la première de sa communauté à rejoindre Sadhna, une entreprise sociale qui crée des emplois pour plus de 700 femmes vivant dans des foyers à faible revenu à Udaipur et dans ses environs.
Formée par Sadhna en tant que chef de groupe, Kumari a pu combiner ce rôle avec la prise en charge de ses jeunes petits-enfants pendant que leurs parents travaillent. Elle et ses collègues sont tous de proches voisins et, en temps normal, ils se relaient pour surveiller les enfants qui entrent et sortent de chez eux.
La fatigue oculaire et les douleurs dorsales sont des risques professionnels liés à ce travail, et le fait d’appartenir à Sadhna permet à Kumari de bénéficier d’examens de santé réguliers. Le groupe aide également ses membres à accéder aux régimes d’assurance gouvernementaux et aux programmes d’aide qui ont apporté un certain soutien pendant les confinements obligatoires dus à la COVID-19.
Réseaux vitaux en temps de crise
Peu avant le début de la crise de la COVID-19, HomeNet Asie du Sud étudiait un sous-ensemble de travailleurs à domicile du secteur du vêtement qui, comme Kumari, appartiennent à des organisations constituées de membres qui servent d’intermédiaires, aidant leurs membres à obtenir des commandes et à livrer des produits de qualité. Cette étude, appuyée par le CRDI, a permis de constater que ces groupes offrent à leurs membres une gamme d’avantages sociaux et économiques importants et une protection contre l’exploitation.
Ces organisations atténuent également les répercussions des crises sur les travailleurs à domicile. Par exemple, un rapport décrit la réponse de deux organisations de commerce équitable de Katmandou – SABAH Nepal et Sana Hastakala – au grave tremblement de terre qui a frappé le Népal en 2015. Les efforts de ces deux organisations au lendemain de la catastrophe – de la distribution de nourriture à la consultation traumatologique et à la reconstruction des moyens de subsistance – ont préfiguré les réponses à la pandémie et les efforts de reprise après la pandémie des collectifs de travailleurs à domicile.
Lorsque la première vague de la pandémie a frappé l’Asie du Sud au début de l’année 2020, les femmes effectuant des travaux de broderie, de tricot et de tissage à domicile ont été parmi les premières à sentir la tempête approcher. Les importations de matières premières se sont soudainement arrêtées, les commandes ont été brusquement annulées, et les moyens de subsistance déjà précaires se sont figés.
Les personnes les plus pauvres et les moins protégées des chaînes d’approvisionnement ont été contraintes d’absorber les risques du système de production et de supporter le poids de l’urgence.
Le CRDI a prolongé son soutien à la recherche de HomeNet Asie du Sud afin de documenter la façon dont les organisations constituées de membres dans sept pays d’Asie du Sud ont aidé les travailleurs à domicile à faire face à la pandémie. La recherche a permis de trouver de nombreux exemples de ces groupes collectifs qui se sont montrés à la hauteur de la situation et ont fourni un soutien essentiel ainsi qu’un filet de sécurité dans l’urgence.
SABAH Nepal, par exemple, a aidé les femmes à se reconvertir en passant du tricotage et du tissage de produits destinés à l’exportation à la production de denrées alimentaires ou à la fabrication de linge d’hôpital, de masques et d’autres équipements de protection à usage local. Au Bengale-Occidental, en Inde, où les habitants ont également dû faire face à un super cyclone dévastateur en mai 2020, SEWA Bangla a aidé ses membres à améliorer leurs compétences numériques afin qu’ils puissent vendre des produits en ligne. Une étude de suivi portant sur la deuxième année de la pandémie est en cours, ainsi que d’autres recherches sur les répercussions des changements climatiques sur les travailleurs à domicile et la violence sexospécifique dans le secteur.
Une main-d’œuvre cachée
Au cours des deux dernières décennies en particulier, les chaînes de valeur mondiales du secteur du vêtement ont fourni des emplois à certaines des populations les plus vulnérables économiquement dans le monde. Bien que les statistiques officielles du travail soient incertaines, il pourrait y avoir environ 300 millions de travailleurs à domicile dans le monde.
« De nombreuses études de recherche ont cartographié les chaînes d’approvisionnement du secteur du vêtement, mais elles s’arrêtent généralement au niveau de l’usine ou de l’atelier et ne vont pas jusqu’aux travailleurs à domicile », a déclaré Janhavi Dave. « Les employeurs mondiaux et nationaux ont trouvé pratique de les garder cachés dans leurs chaînes d’approvisionnement pour augmenter leurs propres profits. »
Une recherche avant la pandémie de HomeNet Asie du Sud a été menée auprès de quatre entreprises sociales et d’un syndicat afin de documenter les expériences de leurs membres. Près de 500 travailleuses à domicile ont participé à des enquêtes, à des entretiens en profondeur et à des discussions de groupe, dans les États indiens du Rajasthan et du Bengale-Occidental et dans la vallée de Katmandou au Népal.
Les femmes travaillaient soit chez elles, soit avec des voisins dans des espaces publics à l’extérieur, soit dans de petits ateliers situés à distance de marche. Mais en tant que membres d’une organisation, elles étaient toutes distinctes des travailleurs non syndiqués qui traitent individuellement avec les sous-traitants, sans bénéficier du pouvoir de négociation du groupe.
L’équipe de recherche a tenté d’évaluer la valeur pour les femmes de l’appartenance à des organisations constituées de membres. Elle a utilisé les quatre piliers du travail décent adoptés par l’Organisation internationale du Travail (OIT), avec l’égalité des genres comme thème transversal :
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possibilités d’emploi
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droits au travail
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protection sociale (accès aux soins de santé, sécurité au travail et sécurité de la vieillesse, par exemple)
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dialogue social (défense des intérêts, organisation et négociation collective)
Protection sociale, sécurité et confiance
Les conclusions détaillées et nuancées des chercheurs sont propres aux contextes étudiés. Cependant, ils ont déterminé un certain nombre de bonnes pratiques qui offrent des exemples utiles de ce qui peut fonctionner pour créer des conditions décentes pour les travailleurs à domicile qui se trouvent au bas des chaînes de valeur mondiales.
Comparée à un petit échantillon de travailleurs à domicile non syndiqués, la recherche « a révélé que les femmes qui appartenaient à des entreprises sociales avaient un travail plus régulier, ainsi qu’un meilleur accès aux marchés et des possibilités de formation durables », a déclaré la chercheuse principale Ratna Sudarshan. « La plupart des organisations avaient mis en relation leurs membres avec les programmes de protection sociale du gouvernement, et quelques-unes ont mis en place leurs propres programmes. »
L’adhésion à des organisations de soutien a également renforcé la confiance, l’estime de soi et la mobilité des femmes. Ratna Sudarshan a constaté que l’absence de ce type d’avantage non économique chez les travailleurs à domicile non syndiqués était la plus importante.
« La différence ne réside pas tant dans la rémunération à la pièce que dans tous les autres aspects entourant le travail », a-t-elle déclaré. « Ces travailleurs étaient beaucoup plus isolés, avaient un accès limité à la sécurité sociale et étaient vulnérables à l’exploitation. »
Par exemple, la plupart des travailleurs non syndiqués étaient payés en espèces, l’absence de trace écrite compromettant sérieusement la transparence et la responsabilité. En revanche, tous les membres de Sadhna et Rangsutra, une autre entreprise sociale du Rajasthan, ont été payés dans les 30 jours, directement sur leur compte bancaire.
Les collectifs de travailleurs à domicile sont une aubaine
La promotion d’un travail décent pour les travailleurs à domicile est une formule gagnante pour tout le monde, souligne HomeNet Asie du Sud.
Ces types d’emplois sont nécessaires. Ils « constituent un point d’entrée pour les femmes dans la population active et permettent à beaucoup d’entre elles de continuer à travailler malgré l’inégalité de la charge des soins et les normes patriarcales », a déclaré Janhavi Dave.
L’économiste du développement Lin Lim, qui a préparé un document complémentaire sur les codes de conduite des entreprises dans les chaînes d’approvisionnement du textile, a expliqué que les entreprises mondiales bénéficient de la présence de solides organisations constituées de membres, qui défendent les travailleurs à domicile. Bien que nombre de ces entreprises disposent de codes de conduite visant à promouvoir l’éthique commerciale en matière de droits et de conditions de travail, ces codes ne s’appliquent souvent pas aux femmes qui travaillent à domicile ou dans les centres artisanaux des villages.
« Les entreprises sociales qui négocient les conditions des ordres de travail au nom de leurs membres peuvent également veiller au respect des normes éthiques », a déclaré Lin Lim.
Reprise après la crise de la COVID-19
Pour survivre à la perte de revenus pendant la pandémie, de nombreux travailleurs à domicile ont dû épuiser leurs maigres économies et s’endetter lourdement, mettant en péril leur capacité à se remettre de la crise. Des millions de personnes risquent de tomber dans l’extrême pauvreté si les plans nationaux de rétablissement des moyens de subsistance ne les incluent pas.
Depuis 2000, HomeNet Asie du Sud fait pression pour que les dizaines de millions de travailleurs à domicile de huit pays d’Asie du Sud sortent de l’ombre et prennent la place qui leur revient dans les chaînes de valeur éthiques. En février 2021, l’organisation a uni ses forces à celles d’autres réseaux de défense des droits en Asie, en Afrique et en Amérique latine pour former HomeNet International. Les groupes régionaux ont désormais une voix plus forte au niveau mondial et font pression pour la ratification de la Convention no 177 de l’OIT sur les droits des travailleurs à domicile, l’inclusion dans les lois nationales du travail et les programmes de protection sociale, et l’organisation des travailleurs à domicile isolés en groupes collectifs. L’organisation naissante a fort à faire dans les luttes urgentes qui l’attendent.
« La pandémie n’a fait qu’amplifier les problèmes auxquels les travailleurs à domicile ont été confrontés au fil des ans et a mis en évidence les failles des programmes d’aide gouvernementaux », a déclaré Janhavi Dave. « Nous avons un slogan : Rien pour nous sans nous. Les travailleurs à domicile doivent être inclus dans la conception et la mise en œuvre des plans de reprise, afin que ceux-ci soient durables, inclusifs et justes. La reprise commence à la maison et avec les travailleurs à domicile. »
Lire les rapports de HomeNet Asie du Sud sur l’emploi décent pour les travailleurs à domicile :
Promoting Decent Work for Women Home-Based Workers in Value Chains: Cases from India and Nepal [Aperçu] (en anglais seulement)
Impact of COVID-19 on Women Home-Based Workers in South Asia (en anglais seulement)