La charge maternelle : Assumer le fardeau du travail de soins non rémunéré
Nomboniso Bunu soupira en pétrissant la pâte en une boule avant de la déposer dans une casserole d’eau bouillante. Il était 8 h dans un quartier informel à la périphérie sud du Cap, en Afrique du Sud. Déjà, elle travaillait sans arrêt depuis deux heures et quart. Elle préparait différents petits-déjeuners pour ses trois fils, préparait des sacs d’école et des boîtes à lunch, allait chercher et faisait bouillir de l’eau pour le bain, habillait ses enfants, jouait à des jeux avec son plus jeune, faisait la vaisselle, changeait la literie et étendait le linge. Et sa journée ne faisait que commencer.
« Parfois, c’est trop », a déclaré Nomboniso, habitant dans sa maison actuelle depuis 2011. « C’est difficile d’être mère. »
À 8 h 30, elle a accompagné son fils de trois ans dans des ruelles non pavées jusqu’à la crèche locale, avant de revenir préparer des repas pour son frère et ses beaux-parents. Vers 9 h, elle a enfin pu préparer son propre petit-déjeuner. Elle s’est ensuite assise sur un tabouret bas en plastique pour manger, savourant brièvement la paix et la tranquillité d’une maison vide. Pourtant, à peine avait-elle mangé le reste de sa bouillie que le ménage commença. Tout, des couverts aux sols, doit être impeccable. En tant que mère de famille, c’est ce que la société attend d’elle.
Au moment où elle s’est finalement habillée pour son travail dans une organisation locale à but non lucratif, vers midi, elle était déjà épuisée. Lorsque le travail est calme, a-t-elle noté, la première chose qu’elle fait est de faire une sieste sur son bureau.
« C’est le moment pour moi de me détendre », a-t-elle expliqué.
Tout cela n’est qu’une petite partie de ce qu’une équipe de recherche de l’Université du Cap a appelé « la charge maternelle », la responsabilité disproportionnée du travail de soins non rémunéré assumée par les mères à faible revenu en Afrique du Sud. Le projet de recherche, qui est financé conjointement par le CRDI et Affaires mondiales Canada dans le cadre du programme Mettre à l’échelle les innovations en soins en Afrique, sur lequel travaille cette équipe vise à mieux comprendre les complexités de cette charge de travail non rémunéré, tout en espérant lutter contre les normes liées au genre concernant le travail de soins non rénumérés et influencer l’élaboration des politiques.
« Le changement des normes liées au genre est une lutte mondiale », a déclaré la professeure Ameeta Jaga, chercheuse principale du projet. « Certains fardeaux liés au travail de soins sont indifférents à la classe sociale et à la race, mais ils sont exacerbés dans un contexte où la pauvreté, l'insécurité, les déficiences infrastructurelles et les inégalités structurelles sont omniprésentes. »
« Nous étions intéressés de voir comment ces vulnérabilités s'entrecroisent. »
Les recherches existantes, a-t-elle expliqué, se sont souvent concentrées sur les situations individuelles des mères, et souvent du point de vue de la classe moyenne et du Nord global. Le projet lié à la charge maternelle, en revanche, visait à faire entendre la voix des mères à faible revenu à repenser les réponses intégrées adaptées à leur contexte local afin de répondre à leurs besoins.
Pour Nomboniso, les défis du contexte local ajoutent de manière significative à son expérience de charge maternelle. Sa maison est un petit bâtiment de deux pièces en bois et en tôle situé à flanc de colline dans un bosquet de pins. La famille utilise une pièce pour dormir. L’autre sert de pièce à vivre et de cuisine. Il n’y a pas de salle de bain ni d’eau courante. L’électricité passe par un enchevêtrement de câbles, lorsque les voleurs n’ont pas pillé les lignes électriques pour vendre la ferraille. Lorsque le robinet près de sa maison cesse de fonctionner, comme il l’a fait plus tôt cette année, elle doit aller chercher de l’eau dans un trou de forage éloigné, un aller-retour d’environ une heure.
Parfois, elle approche sa limite. Un dimanche en mai de cette année, alors qu’elle préparait le petit-déjeuner, elle s’est effondrée.
« J’avais l’impression d’avoir le vertige. Je ne pouvais même pas tenir debout », se souvient-elle. « Des larmes se sont mises à couler. »
Elle retourna se coucher et ne se réveilla qu’à midi. Par le temps qu’elle se lève, elle était assez certaine de comprendre la cause du problème. Elle était tout simplement épuisée, complètement épuisée par les contraintes physiques, mentales, financières et émotionnelles du travail de soins. Quand elle a essayé d’expliquer cela à son mari, il a eu du mal à comprendre.
« Tu es simplement fatiguée? » lui demanda-t-il, surpris. « C’est pour ça que tu étais comme ça? »
Il a insisté pour sortir acheter des médicaments, même si elle lui a dit qu’elle n’était pas malade. Nomboniso a déclaré que chaque fois qu’elle se tait ou semble un peu mal à l’aise, sa famille suppose qu’elle est malade. L’idée que la lourde charge de travail de soins pourrait être épuisant semble rarement s’inscrire.
Selon Nomboniso, son mari est plus impliqué que la plupart. Parfois, lorsqu’elle n’est pas là, il s’occupe de ses tâches matinales habituelles avant le départ de l’école. Pourtant, il l’appelle pour s’assurer qu’il fait bien, a-t-elle fait remarquer, même si elle a préparé la nourriture et les vêtements à l’avance pour lui faciliter la tâche. Et quand elle rentre à la maison, elle ressent le besoin tacite de le féliciter.
Elle est consciente que la situation n’est pas toujours évidente pour lui non plus. Quand il sort pour chercher de l’eau pour elle ou qu’il suspend le linge pour le faire sécher, les voisins se moquent de lui, a-t-elle déclaré. On dit qu’il gâte sa femme.
« Tu fais la lessive pour ta femme! » s’exclament-ils. « Tu es un homme! Ce n’est pas normal! »
La société sud-africaine, a observé Ameeta, reste profondément patriarcale et le travail de soins est encore largement considéré comme la responsabilité de la mère. Le projet a commencé en se concentrant uniquement sur les mères, mais il est vite devenu évident que pour comprendre les obstacles à l’augmentation de la participation des hommes, il fallait également écouter les pères. Les mères elles-mêmes l’ont demandé.
« Elles ont dit "vouloir le problème dans la pièce", faisant référence aux hommes comme étant le problème », a expliqué Ameeta.
« Nous avons reconnu que pour faire ce travail, nous devions en fait impliquer les hommes également et connaître leurs points de vue. Que pensent actuellement les hommes du travail de soins non rénumérés? Quels sont les obstacles qui empêchent les hommes de s'engager dans le travail de soins rénumérés? »
Après avoir travaillé séparément avec une dizaine de mères et une dizaine de pères pendant un an et demi, les deux groupes se sont réunis pour la première fois en août dans le cadre d’un atelier conjoint dans une salle communautaire de Plumstead, un quartier de la ville. Parmi eux se trouvaient Nomboniso. Le groupe a mené un « exercice selon la méthode d’observation » dans lequel les mères se sont assises en cercle pour discuter, tandis que les pères ont observé et écouté. Ensuite, les rôles ont été inversés.
Les mères ont commencé par exprimer ce que signifie la charge maternelle pour elles en faisant d’abord part de leurs inquiétudes par rapport à la sécurité, puis au stress d’être tenues responsables de la sécurité de leurs enfants, même lorsque le père est présent.
« Les questions me seraient posées », a déclaré Nomboniso. « Les gens me demanderaient : À quand remonte la dernière fois que vous avez vu l’enfant? Où a-t-il dit qu’il allait? Donc, je serais curieuse et je me demanderais pourquoi, en tant que mère, je suis celle qui est interrogée alors qu’il y a deux personnes dans le ménage qui devraient s’occuper des enfants et assurer leur sécurité. »
La conversation est très variée pendant que les pères écoutent. « Peut-être que… c’est la façon dont [les hommes] ont grandi qui leur fait penser que le travail de soins est la responsabilité d’une femme, que le travail rémunéré est la responsabilité d’un », a déclaré Nomboniso. « Mais les choses ont changé au fil du temps; tout le monde doit s’adapter à cette évolution. »
Lorsque le tour des hommes est venu, on leur a demandé ce qu’ils sont venus apprendre sur le travail de soins en participant à ce projet, et après avoir écouté les mères.
« Lorsque je me suis joint à ce projet, je savais déjà que je devais aider – faire la vaisselle, cuisiner, prodiguer des soins. Je savais que je n’en mourrais pas », a déclaré un père. « Mais les normes sociétales rendent cela presque impossible. Il y a tellement d’ego et de fierté. En participant à ce projet, ces conversations m’ont libéré. J’ai enfin eu le courage d’agir dans mon propre foyer après en avoir parlé. »
Un autre père s’est joint à la conversation : « Je pense qu’une partie de l’élimination de la lourde charge maternelle dans les ménages », a-t-il déclaré, « consiste pour les pères comme nous à intervenir et à parler aux pères qui n’ont pas été exposés à ces conversations. » D’autres hochent la tête en signe d’accord. L’un d’eux a déclaré que les mères devraient être payées comme des vedettes du football pour leur travail.
Le projet collabore également avec les responsables des politiques afin de favoriser des changements qui rendront les interventions gouvernementales plus accessibles et mieux adaptées aux besoins des mères à faible revenu.
Comme exemples d’interventions bien intentionnées qui ne réussissent pas, Ameeta a cité une clinique mobile conçue pour soutenir les mères à faible revenu, mais qui ne pouvaient être atteinte qu’en marchant dans une zone dangereuse, obligeant ainsi les mères à payer une personne de la communauté pour les accompagner. Les effets de l'apartheid sur l'aménagement du territoire font que les communautés à faibles revenus sont généralement situées loin de la plupart des lieux de travail et que les mères doivent parcourir de longues distances et passer de nombreuses heures dans les transports, alors que la plupart des crèches n'ouvrent qu'après leur départ. Ou encore, les initiatives gouvernementales en matière d'emploi ne permettent pas de couvrir les frais de transport et de garde d'enfants.
« Nous tentons vraiment de changer la façon dont les politiques sont élaborées en ce moment », a déclaré Ameeta. « Dire que si vous élaborez une politique, vous devez vous engager avec ceux qui sont censés en bénéficier le plus. »
Pour aider les décisionnaires politiques à mieux répondre aux besoins des femmes à faible revenu, l’équipe de projet s’est associée au gouvernement du Cap-Occidental.
« Nous sommes engagés dans les conversations autour de la question "et alors" », a déclaré Tristan Görgens, directeur de la stratégie et des politiques au gouvernement du Cap occidental. « Quelles sont les implications pour le programme politique plus large? Comment pouvons-nous nous assurer que les voix des mères et les problèmes qu’elles veulent défendre deviennent visibles dans les bons espaces? »
Tristan a noté que la collaboration a déjà un impact tangible. En août, le gouvernement a lancé une initiative pilote, connue sous le nom de Khulisa Care, qui cible les mères enceintes et les mères de nouveau-nés présentant une insuffisance pondérale en leur offrant des bons alimentaires et un soutien aux soins afin de lutter contre le retard de croissance et la malnutrition.
« Tout cela est directement inspiré du genre de messages que nous entendions des mères dans le cadre du projet lié à la charge maternelle », a déclaré Tristan, ajoutant que les mères parlaient constamment des tensions financières et émotionnelles des premiers mois après l’accouchement. « Je pense que ce projet a vraiment attiré l’attention sur la complexité des soins, soit la mesure dans laquelle ils limitent toute une gamme d’autres choix dans leur vie. »
Cette année, pour la toute première fois, le plan stratégique quinquennal du gouvernement provincial déterminera ce qu’il appelle les « domaines d’impact intégrés », c’est-à-dire les domaines dans lesquels les ministères peuvent collaborer afin de faciliter la vie des personnes qui ont recours à leurs services. Cela était en partie le résultat, a-t-il expliqué, après avoir entendu les mères qui ont participé au projet parler du processus épuisant sur les plans financier et émotionnel d’avoir à traiter avec plusieurs ministères gouvernementaux.
« Cela fut un processus très puissant auquel participer », a déclaré Tristan, « à la fois en tant qu’individu, mais aussi en tant que représentant de l’État qui doit faire les choses différemment et mieux. Je suis chanceux d’avoir cette aspiration. »
Le projet cible également la population au sens large à l’aide des médias sociaux, ainsi que d’une exposition de photos prises par les mères et les pères, chacune d’entre elles témoignant de leur expérience du projet et invitant à passer à l’action.
Entre-temps, Nomboniso a fait remarquer que sa participation au projet a, en soi, eu un impact significatif sur sa vie. Avant d’y participer, elle n’avait jamais remis en question les défis extraordinaires auxquels elle était confrontée en matière de soins. C’était exactement ce que faisaient les mères. Si jamais elle se questionnait, c’est qu’elle devait être le problème, pensa-t-elle. Elle ne s’est jamais sentie capable de demander de l’aide sans honte.
« Cela m’a beaucoup ouvert l’esprit. J’ai supposé que c’était à moi de s’occuper du ménage et de la garde des enfants, et [mon mari] a supposé la même chose », a-t-elle déclaré. « Mais grâce à ces ateliers, j’ai appris qu’il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. »
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