En 2021, la professeure Fania Ogé-Victorin est arrivée à l’une des universités publiques en région d’Haïti pour donner un cours de gestion des ressources humaines et a remarqué une certaine excitation dans l’air. Elle a supposé qu’un événement social en était la cause, mais elle s’est rapidement rendu compte que les étudiantes et étudiants, au nombre d’environ 150, réclamaient la chance d’entendre sa conférence. Mme Ogé-Victorin raconte son expérience en pleurant : « En Haïti, il y a tellement de jeunes qui veulent une formation. Ils veulent apprendre, mais il n’y a pas de professeurs [et professeures] pour leur enseigner. Depuis ce jour, je me consacre à l’enseignement de ces jeunes. C’est ma passion. »
Le taux de croissance démographique annuel rapide d’Haïti, associé à une participation nettement plus élevée à l’école secondaire, a entraîné une augmentation de la demande d’enseignement supérieur. Selon un rapport publié par l’UNESCO, le nombre moyen de diplômés et diplômées du secondaire qui souhaitent poursuivre des études supérieures en Haïti est passé de 5 315 en 1987-1990 à 43 213 en 2011-2017. Voilà la bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle est que le système d’enseignement supérieur d’Haïti n’avait de place que pour environ 1,26 % de ces personnes.
En 2013, des universitaires haïtiens et des membres de la diaspora se sont réunis pour créer l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti (ISTEAH) pour aider à combler cet écart croissant. Le CRDI a commencé à soutenir le projet en 2013 et, en 2021, l’ISTEAH était devenu la plus grande université du pays consacrée à l’enseignement supérieur et à la formation au niveau du baccalauréat, de la maîtrise et du doctorat dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM).
Contrairement à son désir, Fania Ogé-Victorin n’a pas pu entreprendre des études supérieures immédiatement après l’obtention de son diplôme de premier cycle en sciences de la gestion en 2008, en raison du manque d’écoles supérieures dans sa région. Après la création de l’ISTEAH en 2013, Mme Ogé-Victorin a obtenu une bourse complète, financée par le CRDI, et a pu terminer sa maîtrise (2017) et son doctorat (2021) en sciences de l’éducation : gestion des systèmes éducatifs.
L’ISTEAH présente de nombreux attraits : en plus d’offrir des cours en personne, tous les cours qu’il offre sont disponibles dans un format asynchrone en ligne. Selon ce modèle, les cours enregistrés sont donnés à distance aux étudiantes et étudiants, qui peuvent ainsi effectuer leurs travaux scolaires à leur rythme. Cela signifie que des personnes comme Mme Ogé-Victorin — qui vit loin de la capitale, Port-au-Prince, où se trouvent la plupart des universités d’Haïti — peuvent visionner les conférences où et quand elles le souhaitent. Ce modèle permet non seulement aux étudiantes et étudiants de s’acquitter de leurs tâches et responsabilités domestiques, mais il contribue également à atténuer les problèmes d’accès à Internet et à l’électricité dans les collectivités rurales. Enfin, le modèle d’enseignement de l’ISTEAH permet à des universitaires à l’étranger d’enregistrer à distance des cours magistraux à des fins d’utilisations multiples, pendant que l’ISTEAH met sur pied un bassin de professeures et professeurs locaux attitrés. À l’heure actuelle, l’ISTEAH compte six professeurs et professeures titulaires locaux attitrés, dont quatre, comme Fania Ogé-Victorin, sont des femmes.
L’ISTEAH a pour objectif de former 1 000 professionnelles et professionnels en sciences et technologies d’ici 2033. À ce jour, 117 étudiantes et étudiants ont obtenu leur diplôme. Il s’agit d’un taux élevé pour les universités haïtiennes au niveau des cycles supérieurs. La plupart des universités n’offrent qu’une formation de premier cycle et celles qui offrent des programmes d’études supérieures ont peu de programmes, particulièrement en sciences et en génie. En conséquence, il a toujours été difficile pour les universités, les institutions privées et les centres de recherche haïtiens de trouver et de recruter des candidates et candidats qualifiés.
Avant de fréquenter l’ISTEAH, Mme Ogé-Victorin travaillait déjà comme professeure d’université, bien qu’elle n’ait détenu qu’un baccalauréat (licence). Selon elle, c’est la norme. Elle déclare : « En Haïti, les étudiantes et étudiants terminent leurs études de premier cycle et sont ensuite appelés à enseigner dans les mêmes programmes, car il n’y a tout simplement personne qui soit plus qualifié ». À mesure que l’ISTEAH forme de plus en plus de professionnelles et professionnels locaux qualifiés pour enseigner dans les universités et occuper des postes de direction de haut niveau, ceux-ci contribuent à combler cette lacune. L’administration de l’ISTEAH a souligné le 10e anniversaire de l’institution en la renommant « ISTEAH : l’université de la nouvelle Haïti ».
Combler l’écart entre les sexes
Depuis sa création, l’ISTEAH soutient l’augmentation du nombre de femmes dans les sciences, en tant qu’étudiantes et en tant que professeures. En juin 2021, Rose-Michelle Smith, professeure à l’ISTEAH, est devenue la première titulaire d’une chaire UNESCO en Haïti et l’une des titulaires des 15 chaires mondiales consacrées à la recherche sur les femmes et la science. En tant que professeure de chimie de formation, Mme Smith se passionne pour la promotion des carrières scientifiques auprès des femmes et des filles. « Si vous voulez changer les choses, vous devez agir », dit-elle. Dans sa jeunesse, Mme Smith voulait être ingénieure en électromécanique. On lui a dit que les femmes ne travaillaient pas dans ce domaine, mais elle se demande toujours : « Et si j’avais eu la chance d’assister à une conférence sur les carrières en STIM et que j’avais constaté qu’il y avait des ingénieures? J’aurais peut-être poursuivi cette passion. » Aujourd’hui, Rose-Michelle Smith encourage les femmes travaillant dans le domaine des STIM à partager leurs expériences avec un public plus jeune en organisant des ateliers, des conférences et des séances d’orientation. En tant que titulaire d’une chaire UNESCO, elle organise les Olympiades nationales des sciences pour permettre aux élèves du secondaire de tester leurs connaissances en mathématiques, chimie, physique, biologie et programmation.
De plus, Mme Smith travaille avec des chercheuses en STIM pour « faire valoir leurs réussites, mettre en évidence leur travail et les aider à progresser dans leur carrière ». Par exemple, la titulaire d’une chaire UNESCO a continué à développer des partenariats avec des professeures et des chercheuses à l’étranger. Ce travail offre aux chercheuses haïtiennes davantage de possibilités de collaboration universitaire et de mentorat professionnel. Le travail de Mme Smith avec des chercheuses en STIM s’inscrit dans le cadre des efforts de l’ISTEAH pour former 100 femmes dans les disciplines STIM au cours des cinq prochaines années dans l’espoir que, comme l’a déclaré le président de l’ISTEAH, Samuel Pierre, « on puisse atteindre une masse critique afin que les femmes deviennent vraiment des moteurs de changement ».
Fania Ogé-Victorin croit que son travail de professeure lui fournit l’occasion de contribuer à forger un avenir meilleur pour Haïti. De fait, elle considère comme une obligation morale envers son pays de continuer à enseigner en Haïti, ce qu’elle fait à distance tout en poursuivant ses travaux au Canada grâce à une bourse postdoctorale. Elle revient régulièrement en Haïti pour enseigner en personne, en donnant des conférences six à sept jours par semaine et en enseignant jusqu’à sept cours au cours d’une période de trois mois. C’est pourquoi Fania Ogé-Victorin estime que la contribution la plus importante de l’ISTEAH à Haïti a été d’aider à former des professeures et professeurs locaux plus qualifiés.
L’ISTEAH est l’œuvre d’Haïtiennes et d’Haïtiens à l’extérieur et à l’intérieur du pays qui luttent contre l’exode des cerveaux, et l’Institut continue d’exploiter les énergies et les talents de la diaspora haïtienne et de leurs vastes réseaux. La force de cette collaboration réside dans le nombre de stages de recherche internationaux de l’ISTEAH offerts dans les universités canadiennes à des étudiantes et étudiants à la maîtrise et au doctorat dans le cadre du programme Future Leaders of America. C’est la première fois que des étudiantes et étudiants haïtiens participent à un tel programme, financé par Affaires mondiales Canada par le biais du Bureau canadien de l’éducation internationale. Ces stages se sont avérés une excellente occasion pour les étudiantes et étudiants de l’ISTEAH. De plus, l’ISTEAH s’est associé à l’Institute of Data Valorization pour offrir des bourses de stage en recherche supervisée aux étudiantes et étudiants des cycles supérieurs et de la formation continue de l’ISTEAH à l’Université de Montréal, à Polytechnique Montréal et à HEC Montréal. Fania Ogé-Victorin est actuellement titulaire de l’une de ces bourses postdoctorales à l’Université de Montréal.
La collaboration positive entre l’ISTEAH et le CRDI dans le secteur de l’enseignement supérieur en Haïti a contribué à améliorer l’accessibilité, la qualité et la pertinence des programmes, mais il reste encore beaucoup de travail à faire. Par exemple, le modèle d’enseignement à distance asynchrone de l’ISTEAH nécessite toujours un accès à Internet et à l’électricité, et l’ISTEAH a lui-même un accès limité à la littérature scientifique payante et aux revues évaluées par des pairs. Néanmoins, il est impressionnant de voir à quel point la nouvelle université a réussi malgré les troubles politiques et économiques que connaît Haïti. Selon Mme Ogé-Victorin, « des organisations comme l’ISTEAH renforcent les capacités des populations locales afin qu’elles soient les seules à faire le travail de développement dans leur contexte. Lorsque vous vivez dans un pays, vous avez une connaissance intime de ses problèmes. Une formation de haute qualité vous permet donc d’acquérir la perspective nécessaire pour étudier les problèmes de votre pays et proposer des solutions. J’espère que dans 15 ou 20 ans, il y aura plus de professeures et professeurs sur place qui, comme moi, auront reçu une bonne formation, investiront dans la recherche et pourront régler certains des problèmes de notre pays. Je ne pourrais rêver meilleur scénario. »