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Par: Isabelle Grégoire

Refuser aux femmes l’accès à Internet est un moyen très efficace de les dominer. C’est ce qui se passe dans de nombreux pays en développement, dont l’Inde, où des organisations s’efforcent de lutter contre des attitudes profondément ancrées pour connecter les femmes au monde numérique et transformer leur vie.

À 18 ans, Radha croyait que son destin était complètement tracé : elle allait travailler dans les champs, aux tâches les plus ingrates, comme ses parents et ses ancêtres avant elle. En tant que membre de la communauté Dalit, anciennement appelée les intouchables, la jeune femme ne pouvait rêver d’une vie meilleure. Mais en 2009, l’arrivée d’Internet dans son village du Karnataka, dans le sud-ouest de l’Inde, lui a permis d’élargir ses horizons.

Formée par l’ONG indienne IT for Change, Radha n’a pas seulement eu l’occasion de se familiariser avec le Web, elle est même devenue « infomédiaire ». Elle aide les agriculteurs, et surtout les agricultrices, à se connecter à Internet pour trouver du travail, de la formation et de l’aide sociale. « Dans le passé, il fallait se rendre dans les bureaux du gouvernement à 40 km d’ici et perdre une journée de travail », dit-elle, avec un sourire confiant. « Aujourd’hui, on leur offre tout cela à proximité. »

Dans ce pays de 1,3 milliard d’habitants, où la discrimination contre les castes inférieures persiste malgré son interdiction depuis 1947 (date de l’indépendance de l’Inde et de la fin de la colonisation britannique), Radha lutte pour convaincre les villageois de se rendre à l’infocentre rural, sous sa responsabilité. Un modeste immeuble connecté à Internet, délibérément situé dans une ruelle réservée aux Dalits. « Ceux et celles des castes supérieures manipulaient l’ordinateur et l’imprimante avec mépris parce que je les avais touchés », dit-elle en faisant tinter ses bracelets de verre. « J’ai beaucoup pleuré, mais j’ai tenu bon et maintenant ils ne peuvent plus se passer de moi. » Radha souhaite que ses deux petites filles ne subissent jamais le même rejet. « Elles me rejoignent à l’infocentre tous les jours après l’école et savent déjà comment se débrouiller seules sur l’ordinateur et le Web. »

Situé à Bangalore, la capitale indienne de la haute technologie, IT for Change emploie sept infomédiaires, dont chacune travaille dans une dizaine de villages. L’ONG s’associe à des groupes de femmes et à des leaders masculins locaux pour changer les attitudes. « L’Internet permet aux femmes d’accéder à des renseignements essentiels et de faire entendre leur voix au sein des conseils de village, et même d’être élues à ces conseils », explique Sarada Mahesh, 24 ans, l’avocate chargée du projet à l’organisme, « et leur procure des moyens pour défendre leurs droits ».

C’est tout un défi dans un pays où les femmes, encore considérées comme inférieures aux hommes, sont souvent soumises à des rites ancestraux, comme le mariage arrangé et précoce ou l’obligation de porter des vêtements traditionnels et de nouer leurs longs cheveux. Si ces conditions médiévales touchent principalement les femmes vivant en milieu rural, elles n’ont pas complètement disparu des grandes villes.

À la fine pointe de la technologie, mais toujours dominée par le patriarcat, la « plus grande démocratie du monde » continue en fait à exclure la plupart des femmes d’Internet : les femmes représentent moins du tiers (29 %) des internautes dans le pays. Seulement 28 % des Indiennes possèdent un téléphone cellulaire, contre 45 % des hommes; la pauvreté étant un obstacle, même si le coût des téléphones et des données est peu élevé en Inde. L’appareil est souvent utilisé moins pour l’indépendance des femmes que pour une surveillance étroite par leur mari, leur père ou leur employeur. Les Panchayats (conseils de village, le plus souvent composés d’hommes) de divers États ont même décidé, sous prétexte de les protéger, d’interdire aux adolescentes les téléphones cellulaires. Il en va de même dans les autres pays en développement, où la majorité des femmes n’ont toujours pas accès à Internet.

Même en ligne, les femmes demeurent désavantagées; elles sont la cible d’humiliations et de harcèlement. En 2018, Rana Ayyub, journaliste d’enquête indienne de 35 ans, a été victime d’appels au viol collectif et à l’assassinat sur Twitter, son visage a été intégré dans une vidéo porno et la photo de sa mère a été « modifiée par tous les moyens possibles », a-t-elle déclaré à Reporters sans frontières. Au Pakistan, en 2016, la vedette des médias sociaux Qandeel Baloch, 26 ans, acclamée et critiquée pour sa liberté de ton, a été assassinée par son frère, revendiquant un crime d’honneur. Une vague d’insultes et de menaces en ligne a suivi à l’égard des femmes pakistanaises.

En 2019, le Réseau de recherche sur l’Internet féministe est lancé dans le but de mieux comprendre les types de discrimination numérique auxquels les femmes sont confrontées. Financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) à Ottawa, il réunit des chercheurs, en majorité des femmes, de différents pays, dont l’Inde, pour examiner l’écosystème numérique sur une période de trois ans et demi (voir l’encadré).

« Internet est encore loin de respecter la diversité et les droits de la personne en ligne », affirme Ruhiya Seward, administratrice de programme principale au CRDI. « La moitié de la population mondiale n’y a toujours pas accès et d’importantes fractures numériques subsistent, en particulier entre hommes et femmes. » Le Réseau de recherche sur l’Internet féministe a pour objectif de collecter des données et de stimuler les changements dans les politiques et les lois en matière d’Internet pour s’assurer que les besoins des femmes, ainsi que ceux des personnes de diversité sexuelle et sexospécifique, soient pris en compte.

Les femmes indiennes ne restent pas les bras croisés à attendre que les choses changent. Dans les mégalopoles de Delhi, Bangalore et Bombay, de nombreux collectifs féministes travaillent à l’élimination du fossé numérique. Ces groupes oeuvrent partout au pays, tant dans les régions urbaines que rurales. Elles sont encadrées par des Indiennes formées à l’université, passionnées par les nouvelles technologies et les médias sociaux, et dont le public ne cesse de croître. Parmi celles-ci figure Venu Arora, directrice fondatrice de l’ONG Ideosync Media Combine (IMC), qui propose des formations Internet et multimédia dans deux bidonvilles du sud de Delhi.

« Les femmes indiennes sont aux prises avec les mêmes inégalités sur Internet que dans la vie réelle », explique cette ancienne cinéaste, rayonnante dans sa tunique jaune citron. « Leur mobilité est également limitée. » Titulaire d’une maîtrise en communication, Venu Arora a travaillé pour le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) avant de se consacrer à la cause sur le terrain.

Nous sommes à Tajpur Pahadi, un bidonville de 60 000 habitants, principalement des migrants qui ont fui les inondations qui ravagent régulièrement le nord de l’Inde. Dans une petite maison bleue transformée en salle de classe par IMC, dix adolescents, autant de filles que de garçons, sont venues discuter de ces inégalités avec la journaliste canadienne. Ils se trouvent dans une pièce sans ventilateur, alors qu’il fait 48 °C à l’ombre en début juin.

L’inégalité est un sujet auquel les adolescents ont été sensibilisés dans le cadre du programme Free-Dem, une formation multimédia de 14 semaines (28 heures) qu’ils viennent de terminer. Suleman, un jeune moustachu de 17 ans au regard espiègle qui veut devenir électricien, dit qu’il vient de donner un téléphone cellulaire à sa mère et lui apprend à s’en servir en cachette quand son père n’est pas à la maison. « Mais j’ai bloqué l’accès à Facebook, c’est trop risqué. Ses photos pourraient être détournées et elle risquerait d’être intimidée. »

C’est une anecdote familière aux adolescentes présentes. Elles aussi ont peu ou pas du tout accès au cellulaire familial et recourent souvent une fausse identité pour naviguer sur Facebook. J’utilise le compte de mon frère aîné, chuchota Priya, une élève timide de 16 ans en 10e année. « Nombreux sont les parents qui pensent que seules les “mauvaises filles” publient sur les médias sociaux », note Venu Arora, qui traduit la conversation, principalement en hindi.

Komal, 16 ans, experte en égoportraits amusants, a un peu plus de latitude. Elle publie parfois ses photos sur WhatsApp et Instagram. Toutefois, si sa mère la soutient dans son rêve de devenir mannequin, son père ne veut pas en entendre parler.

Seule Mansi, minuscule dans son jean et son T-shirt style occidental, prétend être libre d’aller où elle veut sur Internet et possède son propre téléphone, acheté avec son argent de poche. « J’ai de la chance, parce que mes parents n’ont pas cette mentalité patriarcale », déclare la future enseignante de 19 ans, dont l’anglais est impeccable. Fille d’un mécanicien d’ascenseur et d’une institutrice, elle explique qu’ils l’encouragent à s’ouvrir sur le monde. « Ils me font confiance et ne veulent pas que je reste à la maison pour cuisiner », ajoute-t-elle avec confiance. « Ils comprennent que les garçons et les filles de ma génération ont les mêmes droits et qu’une fille peut exercer le métier de son choix, tout comme les garçons. »­

Si les adolescents sont déjà convaincus de l’utilité du Web, leurs aînés sont plus difficiles à attirer. « Apprendre les bases de l’Internet quand on est illettré, ou lorsqu’on ne comprend pas l’anglais, peut être effrayant », explique Venu Arora. L’Inde se classe 129e au monde avec un taux d’alphabétisation de 71,2 %, soit 81,3 % chez les hommes et 60,6 % chez les femmes. « Et comme ces femmes n’ont souvent même pas le droit de quitter leur rue, on donne des cours devant leur maison, sur un tapis, à même le sol. »

Au milieu de l’après-midi, lorsque les maris et les fils sont au travail, une dizaine d’entre elles se réunissent pour apprendre à utiliser un téléphone cellulaire et faire une recherche vocale sur Google, une solution idéale pour celles qui ne savent ni lire ni écrire.

C’est dans l’une de ces ruelles étroites que je trouve cinq de ces apprenties, pleines d’entrain dans leurs saris colorés, malgré la chaleur. « Je pensais que la technologie n’était pas pour moi, mais je sais maintenant comment utiliser toutes les fonctions d’un téléphone intelligent », dit Sonmati, 48 ans, qui a un trait de sindoor mis sur la raie des cheveux, une poudre vermillon indiquant qu’elle est mariée. Cette mère de six enfants, ancienne coupeuse de fils dans l’industrie textile, a été payée moins d’une roupie (deux cents) pour 15 heures de travail quotidien jusqu’à ce qu’elle cesse de travailler pendant sa première grossesse en 2001. Sa plus grande fierté a été de réaliser l’année dernière une vidéo dans laquelle elle raconte comment elle a vécu les inondations qui ont frappé son Uttar Pradesh natal en 1998. « Le monde entier peut le regarder en ligne ! » dit-elle, amusée. La vidéo est diffusée sur le site Web du programme Free-Dem à partir d’images d’archives glanées sur le site Web du programme Free/Dem.

Toutes sont ravies d’énumérer les compétences qu’elles ont récemment acquises : chercher une recette sur YouTube, suivre les nouvelles de leur village natal, magasiner en ligne et envoyer des SMS à leur famille.

Toutefois, aucune des cinq n’a son propre téléphone. « Mon mari part le matin et ne le ramène que tard le soir, après son travail », raconte Premwati, 40 ans, une ancienne ouvrière chez un fabricant de climatiseurs, tout en chassant les mouches attirées par l’odeur des latrines. « Mon fils ne me le prête jamais de peur que je le brise », ajoute leur voisine Kunti en levant les yeux. « Le mien retire la carte SIM quand il sort », dit Renu, une femme d’une cinquantaine d’années ayant un air résigné, qui tient un petit magasin de variétés dans le bidonville. Elles s’éclatent toutes de rire de l’absurdité de leur situation. « Nous finirons bien par pouvoir en acheter un chacun », conclut Sonmati avec sagesse.

Les géants du Web et des télécommunications ont l’intention de conquérir cette énorme clientèle potentielle. La concurrence est féroce : depuis 2016, les téléphones cellulaires et les services de données sont offerts à prix réduit, et le nombre d’abonnés indiens à la téléphonie mobile a doublé pour atteindre 500 millions.

La chute des prix ne suffit pas. En 2015, Google Inde s’est associé à Tata Trusts, la division philanthropique de l’empire industriel indien Tata, dans le but de fournir une formation Internet de base de deux jours dans quelque 210 000 villages de l’Inde. À ce jour, 22 millions de femmes indiennes vivant en milieu rural ont bénéficié de son programme Internet Saathi (amie, en Hindi). S’appuyant sur un réseau de 58 000 volontaires recrutés dans ces communautés, cette initiative a permis d’augmenter la proportion de femmes utilisant l’Internet en Inde rurale de 1 sur 10 en 2015 à 3 sur 10 en 2017.

« Ce programme permet aux femmes d’accroître leur indépendance économique », observe Shahid Siddiqui, directeur général adjoint de la Digital Empowerment Foundation, une ONG indienne qui met en oeuvre Internet Saathi sur le terrain. La formation constituait le dernier élément dont plusieurs d’entre elles avaient besoin pour créer une microentreprise et vendre ce qu’elles produisaient par le biais de WhatsApp, Facebook ou Amazon, comme des sacs à main, des collations faites maison et des bijoux artisanaux. Pour s’assurer que les femmes aient accès à un téléphone cellulaire pendant leur apprentissage et par la suite, l’ONG leur en donne deux : un pour elle et un qui est susceptible d’être repris par les hommes de la famille !

Cela dit, les fournisseurs de services Internet ne sont pas toujours aussi conscients ou soucieux des besoins concrets des femmes. Preeti Mudliar, 35 ans, professeure adjointe à l’International Institute of Information Technology (IIIT) de Bangalore, a pu le constater au cours de ses recherches en 2018 dans une région rurale du Rajasthan, dans le nord-ouest du pays. « Même si l’accès WiFi gratuit se développe dans les régions rurales, les femmes qui y vivent n’en bénéficient pas », explique la chercheuse depuis son bureau situé dans le quartier de la ville électronique, l’un des plus grands parcs technologiques du pays. « Et ceci pour une raison très simple : comme elles ne sont pas autorisées à se montrer dans les espaces publics, sous peine d’être déshonorées, personne ne leur donne le mot de passe WiFi ! »

Selon la recherche de Preeti Mudliar, seules les femmes qui ont les moyens de s’abonner à un téléphone cellulaire peuvent accéder à Internet. En conséquence, elles ont tendance à rationner leur consommation et n’utilisent leurs données que pour des recherches liées à leurs études ou à leur emploi, « ... alors que les garçons et les hommes n’hésitent pas à s’en servir pour télécharger des films et des chansons ou pour regarder du porno. »

Qu’est-ce qu’un Internet féministe ?

Les travailleuses sont-elles plus ou moins exploitées lorsqu’elles sont recrutées en ligne ? Peuvent-elles évaluer les clients et être défendues si leurs droits ne sont pas respectés ? Et surtout : comment les employeurs recrutent-ils cette main-d’oeuvre, qui n’a généralement pas accès à Internet ? Ce sont là le type de questions auxquelles tente de répondre la chercheuse indienne Ambika Tandon, agente de politiques au Centre for Internet & Society (CIS), un organisme sans but lucratif de Bangalore qui mène des recherches interdisciplinaires sur Internet et les technologies numériques.

À cette fin, elle a choisi d’examiner les plateformes numériques de services d’entretien ménager et de soins à domicile – des métiers qui sont principalement exercés par des femmes. Le « concept vise à comparer les possibilités d’emploi et les conditions de travail offertes sur ces plateformes avec celles des agences de placement traditionnelles », explique cette diplômée de la London School of Economics et membre du Réseau de recherche sur l’Internet féministe.

Financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) à Ottawa, le Réseau de recherche sur l’Internet féministe est composé de chercheurs, en majorité des femmes, d’une douzaine de pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe orientale. Il est dirigé par l’Association for Progressive Communications (APC), une organisation internationale qui a contribué à l’élaboration des 17 « Principes féministes de l’Internet 2.0 ». Chacun des huit projets de recherche du Réseau sera lié à l’un de ces principes.

« Notre objectif consiste à accroître la visibilité de ces questions dans l’espace public, afin qu’elles puissent faire partie du discours », déclare Namita Aavriti, co-responsable de la mise en oeuvre des projets au sein de l’APC, « avec un accent particulier sur la violence contre les femmes en ligne, qui doit encore être reconnue dans de nombreux pays. »

À 400 km du Rajasthan, les femmes des régions agricoles de l’Haryana, près de Delhi, sont confrontées aux mêmes obstacles – des obstacles contre lesquels Jasmine Rose, directrice du Kamalini (fleur de lotus, en hindi) Vocational Training Centre, lutte au quotidien, avec son équipe d’enseignantes, toutes des féministes engagées.

Situé sur une route principale entourée de champs désertiques en raison de la saison sèche, le Centre est logé dans un bâtiment moderne en briques ocre. Ouvert en 2017, le centre accueille des étudiants d’une quinzaine de villages des environs. Les étudiantes, âgées de 17 à 35 ans, sont inscrites en technologie de l’information, en esthétique ou en couture. Leur transport en minibus ou tuktuk (tricycle motorisé) est assuré par le Centre. Ce service est essentiel pour qu’elles puissent suivre la formation; craignant pour leur sécurité, leurs parents ne les laisseraient pas s’y rendre par leurs propres moyens. « Convaincre les familles de les laisser quitter leur village pour apprendre un métier n’a pas été facile », confie l’énergique femme de 30 ans, en jeans et aux cheveux courts. « Et nous avons dû travailler aussi durement pour qu’elles soient autorisées à naviguer sur Internet, ce qui est essentiel pour approfondir leur apprentissage, trouver un stage ou démarrer une entreprise. »

Le discours féministe de Jasmine Rose et de son équipe porte ses fruits. Après six mois de formation, les diplômées de Kamalini ont fait d’énormes progrès. La plupart d’entre elles ont une confiance impressionnante en elles-mêmes et en leur capacité à travailler pour atteindre l’autonomie. Certaines ont pu se procurer un téléphone cellulaire grâce à de petits contrats liés à leurs études. Et toutes nous assurent qu’elles peuvent accéder facilement au Web. « C’est moi qui montre à mes petits frères et à mes parents comment utiliser l’ordinateur que mon père vient d’acheter », dit Nancy, une diplômée en informatique de 19 ans qui envisage de travailler dans une banque. La révolution est en marche, une connexion à la fois.

Isabelle Grégoire s’est rendue en Inde à l’invitation du CRDI, qui finance le Réseau de recherche sur l’Internet féministe.

Trois questions pour... Kanika Mishra,

Féministe, caricaturiste et vedette des médias sociaux

Kanika Mishra est une caricaturiste indépendante qui fait des vagues sur les médias sociaux en Inde, ainsi que sur différents sites indiens et internationaux et dans les revues. On trouve la plupart des liens sur son site Web, où figure sa jeune héroïne Karnika, qui s’exprime sur le droit des femmes au plaisir, l’interdiction de l’utilisation du téléphone cellulaire pour les adolescentes et la politique de Narendra Modi, premier ministre élu pour un second mandat en mai dernier. En 2014, elle a reçu le prix Courage in Editorial Cartooning Award du Cartoonists Rights Network International, un organisme non partisan établi aux États-Unis.

L’intimidation en ligne des femmes en Inde est-elle différente de ce qui sévit ailleurs dans le monde ?

Elle est pire en Inde en raison de la mentalité patriarcale et misogyne qui veut qu’une femme soit censée rester dans sa cuisine et ne doit pas avoir une opinion, et parce que le gouvernement Modi soutient cette manière de penser. Le gouvernement n’aime pas les femmes fortes et indépendantes, et c’est pourquoi des ministres nous disent comment nous habiller, de ne pas sortir seules, que les femmes hindoues doivent avoir au moins quatre enfants, etc. Celles qui ne suivent pas ces recommandations sont victimes d’intimidation, d’insultes et de menaces.

Vous êtes vous-même victime de harcèlement virtuel à cause de vos caricatures. Comment y réagissez-vous ?

Cela ne me touche plus. Je considère la violence en ligne comme faisant partie de mon travail. Je rappelle à mes agresseurs que l’Inde est une démocratie, que la liberté d’expression est un droit fondamental et que la peur ne me dissuadera pas. De nos jours, la plupart des médias indiens font l’éloge du gouvernement et dissimulent les faits, de sorte que les voix indépendantes comme la mienne doivent être plus vigilantes et actives que jamais.

La plupart des Indiennes n’ont toujours pas accès à Internet et aux téléphones intelligents. Comment voyez-vous la suite des choses ?

Heureusement, tout cela est en train de changer. J’ai rencontré des femmes, notamment dans les régions rurales, qui utilisent incroyablement bien ces outils, même lorsqu’elles n’ont pas le droit de quitter leur foyer. Il est vrai que ces communautés misogynes veulent toujours empêcher les femmes d’accéder à Internet de peur qu’elles ne deviennent autosuffisantes et n’y échappent. Cependant, avec la révolution technologique constante et la mondialisation inévitable, ces écoles de pensée dépassées finiront par perdre leur pouvoir et leurs voies seront réduites au silence.

Cet article a été publié dans l’édition de Septembre du magazine L’Actualité avec le soutien du CRDI.

Image en haut : IT for Change