Aller au contenu principal
 

Sharon Okiya, 22 ans, le regard concentré, met un peu de plâtre sur son grattoir et l’applique en douceur sur le mur de ciment brut d’un immeuble d’appartements inachevé à l’extérieur de la capitale du Kenya, Nairobi. Elle travaille ici depuis plusieurs semaines, le dernier d’une série d’emplois dans le secteur de la construction qui lui procurent désormais un revenu stable qui est inaccessible pour de nombreuses femmes kenyanes. 

Elle aime la nature physique de ce travail et  elle tire une certaine satisfaction à savoir que ses finitions intérieures seront un jour admirées par les futurs occupants de l’immeuble. Le travail lui a également permis d’économiser. En plus d’avoir fait de petits investissements, elle a récemment acheté une vache pour ses parents dans le village rural où elle a grandi.

Okiya est diplômée en 2022 de Buildher, une entreprise sociale à but non lucratif qui préconise une approche innovante et holistique pour aider à attirer davantage de femmes dans le secteur de la construction en plein essor, mais majoritairement dominé par les hommes.

Partout en Afrique de l’Est, la ségrégation entre les genres sur le marché du travail relègue la plupart des femmes à des emplois peu rémunérés  et leur impose davantage de tâches liées aux soins non rémunérées qui doivent être effectuées à la maison. Faire participer davantage de femmes à des industries lucratives, mais traditionnellement dominées par les hommes, pourrait avoir un impact majeur non seulement sur leur vie, mais aussi sur leur famille, leur communauté et la société. Les femmes ne représentent toujours que 3 % de la main-d’œuvre dans le secteur de la construction au Kenya, qui représentait 6,9 milliards de dollars canadiens en 2019 . Les obstacles à la correction du déséquilibre sont considérables.

Dalberg Research au Kenya s’est associé à Buildher pour tirer des enseignements précieux du modèle de formation innovant qui pourraient contribuer à l’autonomisation des femmes dans le secteur de la construction et dans d’autres secteurs de la région. La recherche est financée par Croissance de l’économie et débouchés économiques des femmes – Afrique de l’Est, qui vise à lutter contre les inégalités entre les genres sur le marché du travail.

« Nous nous sommes associés à Buildher principalement parce que l’organisme fait un travail fantastique pour aider les jeunes femmes à entrer, à réussir et à grandir dans le secteur de la construction », déclare Murugi Kagotho , directeur de recherche chez Dalberg. « Nous voulons évaluer son efficacité et voir quels aspects réussis du modèle de formation Buildher nous pouvons cerner et mettre à l’échelle. »

Okiya, qui a fait face à de nombreux défis en tant que femme dans le secteur de la construction au Kenya, affirme que son passage chez Buildher l’a préparée à la fois techniquement et mentalement pour les rigueurs du travail et pour faire face aux doutes de ses employeurs.

« Buildher m’a donné l’impression d’être une femme forte », soutient-elle. « Les superviseurs n’acceptent pas facilement les femmes ici, mais il suffit de leur montrer ce que vous pouvez faire. » 

Un programme de formation complet pour les travailleuses de la construction

À quelques kilomètres du chantier de construction où travaille Okiya, une nouvelle cohorte de femmes Buildher s’occupe de tout, de la formation en menuiserie aux cours de bien-être. Un groupe d’étudiants se penche sur le sujet de la conscience de soi lors d’une session de développement des compétences générales dans une salle de classe au rez-de-chaussée. La musique de danse retentit à travers le plafond d’un cours de conditionnement physique se déroulant à l’étage supérieur. 

Au rythme de la musique, l’enseignante en compétences générales demande aux femmes quels adjectifs positifs elles utiliseraient pour se décrire. Elles commencent à énumérer des mots dans leurs cahiers. « Je suis audacieuse », écrit l’un d’elles. « Je suis déterminée », écrit une autre. 

L’approche de Buildher utilise tout, des cours de yoga aux séances de gestion de l’argent, pour préparer les femmes techniquement, physiquement et émotionnellement aux défis auxquels elles seront confrontées. Mais les cours offerts par l’organisme n’étaient pas toujours aussi diversifiés. Son programme s’est adapté en réponse aux commentaires reçus de la part des diplômés et des employeurs. 

Lorsque les employeurs ont signalé que les premiers diplômés de Buildher manquaient d’endurance, l’académie a mis en place des cours de conditionnement physique. Lorsqu’il est apparu que la transition des femmes vers le travail causaient souvent des frictions avec leurs conjoints ou leurs parents, et que cela en poussait certaines à démissionner, Buildher a intensifié ses efforts de sensibilisation dans la communauté afin de persuader les familles des avantages de l’entrée des femmes sur le marché du travail. Et lorsqu’une combinaison de harcèlement au travail et d’une faible estime de soi nuisait à la capacité des femmes à obtenir et à conserver un emploi, Buildher a introduit le coaching en santé mentale et les « mercredis du bien-être ». 

Media
Une femme kenyane en salopette et casque de protection applique du plâtre sur un mur sur un chantier de construction.
CRDI/Tommy Trenchard
Grace Maina est diplômée en 2021 de Buildher, une entreprise sociale qui donne aux femmes kenyanes des compétences techniques en construction et la capacité de relever les défis du travail.

Renforcer la confiance en soi pour faire face à l’opposition et à l’adversité

Taruri Gatere, responsable de la santé mentale de Buildher, estime que de nombreuses femmes dans les secteurs à prédominance masculine, en particulier celles des communautés marginalisées ou sous-financées, sont entravées par un manque de confiance en elles qui les empêche de trouver et de conserver un emploi. 

« Il y a beaucoup de harcèlement et de stéréotypes [au travail] et si elles ne possèdent pas les compétences nécessaires pour y faire face, cela peut être très préjudiciable à leur carrière », déclare Gatere. 

Rahab Kiarie, 33 ans, diplômée de Buildher en 2021, le résume ainsi : « Au début, les gens nous sous-estimaient, mais maintenant ils nous respectent. » Dans une série exiguë de bâtiments en tôle ondulée du quartier informel de Kariobangi North, elle et cinq autres diplômés de Buildher âgés de la mi-vingtaine au début de la cinquantaine mettent à profit leurs compétences en menuiserie pour fabriquer des cercueils. Ce sont les premières femmes à travailler pour leur entreprise et les premières femmes à fabriquer des cercueils dont on se souvienne. 

« Buildher m’a appris à travailler le bois. Mais cela m’a aussi appris à faire face à mon stress, à gérer ma colère, à me connaître moi-même », soutient Kiarie. 

Lorsqu’elle aura accumulé suffisamment de capital, elle prévoit d’ouvrir sa propre entreprise de fabrication de cercueils. « Qu’il pleuve ou que le soleil brille, les gens auront toujours besoin de cercueils », ajoute-t-elle. 

Jusqu’à ce qu’un ami lui parle de Buildher, Jane Kiiyo, 52 ans, menait une existence précaire en tant que vendeuse de journaux à domicile et n’avait jamais envisagé de chercher un emploi dans le domaine de la menuiserie ou de la construction. « Je pensais que c'était le travail des hommes », confie-t-elle. 

Deux ans plus tard, elle gagne entre 1 200 et 1 600 shillings kenyans (8,40 et 11,20 CAD) par jour en fabriquant des cercueils, tout en économisant de l’argent et en éduquant ses petits-enfants. Elle a même réussi à acheter une télévision et une cuisinière à gaz pour la maison familiale. 

Tester le modèle à l’aide de méthodes scientifiques

L’équipe de recherche utilise des méthodes scientifiques pour comprendre à quel point le modèle Buildher est efficace et quelles stratégies fonctionnent le mieux pour éliminer les obstacles à la maison, au travail et sur le marché du travail qui empêchent les femmes de participer efficacement au secteur. L’équipe compare les résultats du sondage menée auprès des étudiantes de Buildher avec les résultats d’étudiants et d’étudiantes en formation pour des professions similaires dans d’autres établissements de Nairobi. Les entrevues et les discussions en petits groupes mettent en lumière les motivations comportementales et attitudinales propres aux diplômées de Buildher, aux employeurs, aux collègues masculins et aux membres de la communauté. 

Au cours des prochains mois, Dalberg partagera ses résultats avec les intervenants de l’industrie, tels que les employeurs, les associations de l’industrie, la National Construction Authority et les ministères gouvernementaux concernés. 

L’équipe de recherche espère que certaines des connaissances acquises en étudiant les travaux de Buildher pourront être appliquées à un certain nombre d’autres industries dans lesquelles les femmes restent sous-représentées. Même parmi les diplômées du programme, bon nombre ont déjà constaté que leur formation les avait aidées à trouver du travail en dehors du secteur de la construction. 

Media
Remote video URL

Regardez une vidéo avec les participantes à Buildher et les partenaires de GrOW East Africa issus d’organismes de recherche et de gouvernements d’Éthiopie, du Kenya et d’Ouganda qui travaillent à améliorer les possibilités d’emploi des femmes grâce au renforcement des compétences et à la préparation au travail. 

Les premiers résultats façonnent déjà les politiques

Déjà, les résultats des premières étapes de la recherche commencent à façonner les politiques. Ils ont mis en évidence le manque d’installations et d’équipements sexospécifiques sur les chantiers de construction (des toilettes pour femmes aux combinaisons de bonne taille), la prévalence du harcèlement sexuel sur le lieu de travail et le manque d’accès des femmes à la formation. 

En 2023, Dalberg et Buildher s’engagent dans l’élaboration d’un nouveau code du bâtiment au Kenya afin de s’assurer qu’il tienne compte du genre. Parmi les problèmes qu’ils soulèvent figurent la nécessité d’imposer un pourcentage minimum de femmes à embaucher pour les projets de construction, l’obligation pour les employeurs de fournir des installations et de l’équipement adaptés aux femmes, et la nécessité de mettre en place des systèmes qui permettent aux femmes de signaler en toute sécurité les cas de harcèlement sexuel. 

La première dirigeante de Buildher, Tatu Gatere, croit que la culture entourant les femmes dans la construction commence enfin à changer. Son objectif est de faire passer le pourcentage de femmes dans le secteur de la construction au Kenya de 3 % à 10 % au cours de la prochaine décennie. 

En décembre 2022, le président kényan William Ruto a annoncé à la foule lors de la cérémonie d’inauguration d’un nouveau projet de logement social : « Le secteur de la construction a trop longtemps été colonisée par les hommes, mais il doit changer, à commencer par ce projet… On a demandé à l’entrepreneur d’offrir des possibilités aux femmes qui sont artisanes, électriciennes et plombières afin que nous commencions à voir que ce que les hommes peuvent faire, les femmes peuvent le faire encore mieux. » 

Pendant ce temps, chaque diplômée de Buildher qui réussit à entrer dans le secteur agit en tant qu’ambassadrice non officielle des femmes dans les secteurs à prédominance masculine, dissipant ainsi les idées fausses sur leur capacité à effectuer le travail et devenant des modèles pour les autres femmes. 

« C’est à nous de sensibiliser les gens maintenant », insiste Caroline Jonathan, une stagiaire de 30 ans chez Buildher. « C'est notre devoir. En ce moment, ma nièce sait que je suis en formation pour devenir menuisière et elle est tellement excitée. Elle va grandir en sachant qu’elle peut faire tout ce qu’elle veut. Si c’est quelque chose qui vous passionne, vous n’avez qu’à le faire. » 

Image en haut : CRDI/Tommy Trenchard