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Sharon Okiya, 22 ans, le regard concentré, met un peu de plâtre sur son grattoir et l’applique en douceur sur le mur de ciment brut d’un immeuble d’appartements inachevé à l’extérieur de la capitale du Kenya, Nairobi. Réfléchissant à son travail, elle affirme aimer sa nature physique et tire une certaine satisfaction à savoir que ses finitions intérieures seront un jour admirées par les personnes qui occuperont l’immeuble.

Son travail dans le secteur de la construction lui procure le genre de revenu stable qui est inaccessible à de nombreuses femmes kenyanes. Ses gains quotidiens d’environ 13 CAD reflètent non seulement son expertise croissante, mais aussi sa capacité à se maintenir en tant que femme de métier indépendante.

Aujourd’hui dans la mi-vingtaine, Sharon est diplômée de Buildher en 2022, une entreprise sociale à but non lucratif qui préconise une approche holistique novatrice pour aider à attirer davantage de femmes dans le secteur de la construction en plein essor, mais majoritairement dominée par les hommes.

Partout en Afrique de l’Est, la ségrégation entre les genres sur le marché du travail relègue la plupart des femmes à des emplois peu rémunérés et leur impose davantage de tâches liées aux soins non rémunérées qui doivent être effectuées à la maison. Faire participer davantage de femmes à des industries lucratives, mais traditionnellement dominées par les hommes pourrait avoir un impact majeur non seulement sur leur vie, mais aussi sur leur famille, leur communauté et la société. Les femmes ne représentent toujours que 3 % de la main-d’œuvre dans le secteur de la construction au Kenya, qui représentait plus de 20 milliards de dollars canadiens en 2023. Les obstacles à la correction du déséquilibre sont considérables.

Dalberg Research au Kenya s’est associé à Buildher pour tirer des enseignements précieux du modèle de formation innovant qui pourraient contribuer à l’autonomisation des femmes dans le secteur de la construction et dans d’autres secteurs de la région. La recherche est financée par l’initiative Croissance de l’économie et débouchés économiques des femmes – Afrique de l’Est, laquelle est appuyée par le CRDI avec d’autres bailleurs de fonds afin de lutter contre l’inégalité entre les genres sur le marché du travail.

Sharon, qui a fait face à de nombreux défis en tant que femme dans le secteur de la construction au Kenya, affirme que son passage chez Buildher l’a préparée à la fois techniquement et mentalement pour les rigueurs du travail et pour faire face aux doutes de ses employeurs. 

« Buildher m’a fait sentir que je suis une femme forte », soutient-elle. « Les superviseurs n’acceptent pas facilement les femmes ici, mais il suffit de leur montrer ce que vous pouvez faire. »

Un programme de formation complet pour les travailleuses de la construction

À l’académie Buildher, les femmes s’occupent de tout, de la formation en menuiserie aux cours de bien‑être. Un groupe d’étudiantes se penche sur le sujet de la conscience de soi lors d’une session de développement des compétences générales – des traits interpersonnels comme la résolution de problèmes, le travail d’équipe et la communication qui complètent les compétences spécialisées – dans une salle de classe au rez-de-chaussée, alors que la musique de danse retentit à travers le plafond d’un cours de conditionnement physique se déroulant à l’étage supérieur.

Au rythme de la musique, l’enseignante en compétences générales demande aux femmes quels adjectifs positifs elles utiliseraient pour se décrire. Elles commencent à énumérer des mots dans leurs cahiers. « Je suis audacieuse », écrit l’une d’elles. « Je suis déterminée », écrit une autre.

L’approche de Buildher utilise tout, des cours de yoga aux séances de gestion de l’argent, pour préparer les femmes techniquement, physiquement et émotionnellement aux défis auxquels elles seront confrontées. Mais ses cours n’étaient pas toujours aussi diversifiés. Son programme s’est adapté en réponse aux commentaires reçus de la part des diplômées et des employeurs.

Lorsque les employeurs ont signalé que les premières diplômées de Buildher manquaient d’endurance, l’académie a mis en place des cours de conditionnement physique. Lorsqu’il est apparu que la transition des femmes vers le travail causait souvent des frictions avec leurs conjoints ou leurs parents, et que cela en poussait certaines à démissionner, Buildher a intensifié ses efforts de sensibilisation dans la communauté afin de persuader les familles des avantages de l’entrée sur le marché du travail des femmes. Et lorsqu’une combinaison de harcèlement au travail et d’une faible estime de soi nuisait à la capacité des femmes à obtenir et à conserver un emploi, Buildher a introduit le coaching en santé mentale et les « mercredis du bien-être ».

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Une femme kenyane en salopette et casque de protection applique du plâtre sur un mur sur un chantier de construction.
CRDI/Tommy Trenchard
Grace Maina est diplômée en 2021 de Buildher, une entreprise sociale qui donne aux femmes kenyanes des compétences techniques en construction et la capacité de relever les défis du travail.

Renforcer la confiance en soi pour faire face à l’opposition et à l’adversité

Taruri Gatere, responsable de la santé mentale de Buildher, estime que de nombreuses femmes dans les secteurs à prédominance masculine, en particulier celles des communautés marginalisées ou sous-financées, sont entravées par un manque de confiance en elles qui les empêche de trouver et de conserver un emploi.

« Il y a beaucoup de harcèlement et de stéréotypes [au travail] et si elles ne possèdent pas les compétences nécessaires pour y faire face, cela peut être très préjudiciable à leur carrière », déclare‑t‑elle.

Rahab Kiarie, 33 ans, diplômée de Buildher en 2021, le résume ainsi : « Au début, les gens nous sous-estimaient, mais maintenant ils nous respectent. » Dans une série exiguë de bâtiments en tôle ondulée du quartier informel de Kariobangi North, elle et cinq autres diplômées de Buildher, âgées de la mi‑vingtaine au début de la cinquantaine, mettent à profit leurs compétences en menuiserie pour fabriquer des cercueils. Ce sont les premières femmes à travailler pour leur entreprise et les premières femmes à fabriquer des cercueils dont on se souvient.

« Buildher m’a appris à travailler le bois. Mais cela m’a aussi appris à faire face à mon stress, à gérer ma colère, à me connaître moi-même », soutient Rahab.

Après avoir acquis suffisamment de confiance en elle et économisé suffisamment de capital, elle a lancé une entreprise rentable dans le secteur de la beauté et des cosmétiques qui lui rapporte de 13 à 65 CAD par jour.

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Deux femmes kenyanes sont assises dans une camionnette remplie de cercueils.
CRDI/TOMMY TRENCHARD
Rahab Kiarie (à gauche) et Cordelia Waweru (à droite), anciennes étudiantes de Buildher, qui travaillent pour une entreprise de fabrication de cercueils dans le quartier de Kariobangi North à Nairobi, au Kenya.

Tester le modèle à l’aide de méthodes scientifiques

L’équipe de recherche utilise des méthodes scientifiques pour évaluer l’efficacité du modèle Buildher et les stratégies qui fonctionnent le mieux pour surmonter les obstacles – que ce soit à la maison, au travail et sur le marché du travail – qui empêchent les femmes de participer au secteur de la construction. Elle interroge des étudiantes de Buildher, ainsi que des hommes et des femmes de l’industrie qui ont été formés ailleurs. Les entrevues et les discussions en petits groupes mettent en lumière les motivations comportementales et attitudinales propres aux diplômées de Buildher, aux employeurs, aux collègues masculins et aux membres de la communauté.

La recherche révèle que 65 % des diplômées de Buildher travaillent toujours dans le secteur de la construction un an après la fin du programme de formation. Non seulement les diplômées apprécient les compétences techniques et générales qu’elles ont acquises, mais leurs employeurs apprécient également les stagiaires de Buildher pour leur approche méthodique du travail et le professionnalisme dont elles font preuve sur le lieu de travail.

Les résultats façonnent déjà les politiques

Dalberg et Buildher communiquent les résultats aux parties prenantes du secteur, comme d’autres établissements de formation, les employeurs, les associations de l’industrie et la National Construction Authority. La collaboration avec le Groupe BSD garantit que les leçons parviennent aux décisionnaires afin de stimuler l’élaboration de politiques.

Grâce à un partenariat local, Buildher partage son programme d’études avec les établissements d’enseignement et de formation techniques et professionnels locaux. Il a élaboré des lignes directrices sensibles au genre à l’intention d’autres institutions afin d’améliorer la prestation de la formation, les pratiques de recrutement et la conception des installations.

Les résultats de la recherche contribuent également à créer un environnement propice à l’entrée d’un plus grand nombre de femmes dans le secteur de la construction. Par exemple, la National Construction Authority a couvert les frais d’accréditation pour 200 stagiaires de Buildher. En collaboration avec l’organisation de réseautage et de défense des droits Women in Real Estate Kenya, Buildher et Dalberg ont collaboré avec le programme de logement abordable, une initiative du gouvernement du Kenya, pour intégrer des installations et des équipements sexospécifiques sur les chantiers de construction –des toilettes pour femmes aux combinaisons de bonne taille.

Dalberg et Buildher s’engagent dans l’élaboration d’un nouveau code du bâtiment au Kenya afin de s’assurer qu’il tient compte du genre. Parmi les problèmes qu’ils soulèvent figure la nécessité d’imposer un pourcentage minimum de femmes à embaucher pour les projets de construction, l’obligation pour les employeurs de fournir des installations et de l’équipement adaptés aux femmes, et la nécessité de mettre en place des systèmes qui permettent aux femmes de signaler en toute sécurité les incidents de harcèlement sexuel.

La première dirigeante de Buildher, Tatu Gatere, croit que la culture entourant les femmes dans la construction commence enfin à changer. Son objectif est de faire passer le pourcentage de femmes dans le secteur de la construction au Kenya de 3 à 10 % au cours de la prochaine décennie.

Une meilleure formation pour les travailleuses de la construction de demain et des politiques et des pratiques plus accueillantes ne sont pas seulement bénéfiques pour les femmes qui font leur entrée dans le secteur : l’accès des femmes à des emplois mieux rémunérés qui étaient traditionnellement l’apanage des hommes est une voie vers l’autonomisation économique des femmes qui réduit la pauvreté et stimule la croissance économique et la prospérité pour tous.

Pendant ce temps, chaque diplômée de Buildher qui réussit à entrer dans le secteur agit en tant qu’ambassadrice non officielle des femmes dans les secteurs à prédominance masculine, dissipant ainsi les idées fausses sur leur capacité à effectuer le travail et devenant des modèles pour les autres femmes.

« C’est à nous de sensibiliser les gens maintenant », insiste Caroline Jonathan, une autre stagiaire de Buildher. « Il est important que nous croyions aux femmes et que nous les autonomisions, car les femmes sont toujours marginalisées dans le secteur de la construction. En ce moment, ma nièce sait que je suis en formation pour devenir menuisière et elle est tellement excitée. Elle va grandir en sachant qu’elle peut faire tout ce qu’elle veut. »

Image en haut : CRDI/Tommy Trenchard. Sharon Okiya, diplômée de l’académie Buildher en 2022, au travail sur un chantier de construction à Nairobi, au Kenya.