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Par: Raphaëlle Derome / Québec Science

Alors que la désinformation et ses méfaits préoccupent le monde entier, l’écrasante majorité des recherches porte sur les pays du Nord. Or, le phénomène est encore plus présent dans les pays du Sud. « Et cela date de bien avant 2016 et l’élection de Donald Trump ! » constate Herman Wasserman, professeur de journalisme à la Stellenbosch University, en Afrique du Sud.

Ce dernier pilote un projet pour documenter le contexte particulier des pays du Sud, une recherche financée par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI). Un premier rapport touffu, disponible en ligne, fournit un état de la situation et recense les initiatives prometteuses nées en réponse au phénomène dans chaque grande région : Asie, Amérique latine et Caraïbes, Moyen-Orient et Afrique du Nord, Afrique sub­saharienne. Québec Science s’est intéressé à cette dernière région, moins souvent abordée dans les médias d’ici. 

La désinformation y prend plusieurs formes. Des partis politiques embauchent par exemple des trolls et des firmes de ciblage numérique pour tenter d’influencer les résultats électoraux. Des messages haineux qualifiant certains groupes ethniques de « vermine » ne sont pas efficacement détectés et retirés des réseaux sociaux, car proférés en langues locales. Et la moitié des 452 personnes interrogées dans un sondage en ligne mené au Cameroun, au Nigéria et au Sénégal estimaient que l’abondance d’informations contradictoires au sujet de la COVID-19 les faisait hésiter à adopter les recommandations de santé publique. 

Au-delà des « fausses nouvelles »

Un univers médiatique en évolution rapide et un univers politique de plus en plus fragmenté et populiste : voici le cocktail parfait pour engendrer les désordres de l’information. Selon Herman Wasserman, il s’agit d’une « contamination à large échelle de la sphère publique par des rumeurs, des discours haineux, des théories du complot dangereuses, des malentendus nocifs et des campagnes de désinformation ». 

Mésinformation : partage de fausses informations, mais sans intention de nuire. 

Désinformation : partage délibéré de fausses informations, avec l’intention de nuire. 

Malinformation : partage d’informations vraies, avec l’intention de nuire : fuites de documents, divulgation des coordonnées personnelles d’adversaires politiques sur les réseaux sociaux, etc.

Une histoire qui laisse des traces 

La désinformation en Afrique subsaharienne existait bien avant les réseaux sociaux, rappelle Herman Wasserman. « Pendant l’ère coloniale, le journalisme était sous la haute surveillance des pouvoirs en place. » Les médias n’étant pas fiables, des voies de communication parallèles se sont mises en place – et existent toujours aujourd’hui. Rumeurs, musique populaire, humour, satire… tous les moyens étaient bons pour saper le discours dominant et soutenir les luttes politiques. 

Même dans l’ère post-coloniale, les États ont gardé la mainmise sur l’information. Les rares médias appartenaient souvent au gouvernement. Il y a eu une certaine libéralisation des médias dans les années 1990, mais le manque de transparence politique et la répression des journalistes sont encore des choses communes. Avec pour conséquence qu’il persiste en Afrique « une grande méfiance face aux médias, même lorsque ceux-ci sont légitimes et indépendants », explique le chercheur, lui-même ancien journaliste. 

Alors que l’Occident dispose d’un accès généralisé à Internet et aux médias d’information, les inégalités sont marquées en Afrique entre les régions urbaines et rurales. On trouve aussi des pays très branchés, comme l’Afrique du Sud, et d’autres comme le Burkina Faso, où le taux de pénétration d’Internet est très faible. « Il faut absolument tenir compte des interactions entre ce qui se passe en ligne et hors ligne. Ce qui se dit dans les lieux de prière, notamment, peut amplifier certains messages de désinformation », souligne le politologue Scott Timcke, chercheur chez Research ICT Africa. Ce groupe de réflexion basé en Afrique du Sud est spécialisé dans les questions de communications et de numérique. 

L’histoire coloniale a aussi mené à l’existence de deux « écosystèmes » de désinformation bien distincts : l’Afrique de l’Ouest – plutôt francophone – et l’Afrique de l’Est – plutôt anglophone. 

L’effet WhatsApp

Autre particularité africaine : la forte popularité de la messagerie WhatsApp, où les contenus circulent d’un individu à l’autre ou au sein de groupes de discussion fermés. Comme les échanges sont cryptés (confidentiels), la plateforme ne peut modérer ou bannir les contenus et les usagers problématiques. 

Ce sont ceux et celles qui administrent les groupes qui doivent s’en charger… avec des résultats très variables. Le fait que les membres de ces groupes se connaissent généralement dans la vraie vie rend les choses plus délicates : « Vous pouvez très bien être favorable à l’égalité pour les personnes LGBTQ+ sans pour autant vouloir en débattre avec votre communauté … » illustre Scott Timcke. Et donc, laisser passer des commentaires insultants ou des mythes à leur sujet. 

La nature décentralisée des échanges sur WhatsApp complique aussi le travail de « veille » des journalistes et des organismes de vérification de faits. Ne sachant pas toujours quels discours haineux ou fausses nouvelles circulent, ils peinent à en contrer l’influence. 

Durant la pandémie, en Afrique comme ailleurs, la désinformation sur la COVID-19 était très présente. « Généralement, les décideurs n’ont pas de connaissances scientifiques », dit la chercheuse Penka Marthe Bogne, qui travaille pour eBASE Africa, une ONG camerounaise qui mène des projets en santé et en éducation. « Sans accès à la bonne information, ils peuvent être plus portés à répondre aux pressions d’un public anxieux qu’à prendre la meilleure décision d’un point de vue scientifique. Il ne suffit pas que les leaders aient accès aux données, il faut aussi qu’ils soient prêts à en tenir compte », écrit-elle dans un autre rapport réalisé grâce à la Bourse Anciens-Rachel DesRosiers, attribuée par l’association des anciens employés du CRDI. 

Media
Graphique d'un téléphone entouré de grandes bulles de texte.
Québec Science/Danielle Sayer/Shutterstock

Le pouvoir des histoires

Ceux et celles qui produisent la désinformation ont mieux compris que les scientifiques comment s’adresser au public, croit l’experte. « Ils utilisent ce que les gens connaissent : des vidéos, des chansons, des informations faciles à comprendre. Alors qu’en science, typiquement, on communique nos résultats avec des statistiques complexes, des webinaires peu accessibles ou des études cachées derrière des murs payants… Rien pour capter l’attention de milliers de personnes ! »

Que faire, alors ? Utiliser le pouvoir des histoires, idéalement en demandant à quelqu’un de faire part de son expérience personnelle. « Les gens s’imagineront vivre eux-mêmes la situation décrite. » Quand personne ne peut témoigner directement de sa réalité (par exemple, si personne n’est vacciné dans une communauté), on peut alors utiliser des histoires fictives.

C’est l’approche retenue par Africa Check, une organisation de vérification des faits, pour un projet de radio-théâtre visant à lutter contre la désinformation liée aux vaccins contre la COVID-19. Après avoir entendu une courte dramatique interprétée par des acteurs et actrices, les membres du public pouvaient téléphoner pendant l’émission, « prendre la place » d’un personnage et expliquer ce qu’ils auraient fait différemment. L’émission était diffusée en wolof au Sénégal et en pidgin au Nigéria. Une approche prometteuse sur un continent où des millions de gens ont un faible niveau de littératie et un accès difficile à Internet.

Pour changer les comportements, une communication officielle de style très « factuel » est généralement peu efficace, estime Penka Marthe Bogne. « En Afrique, beaucoup de gens doutent de la science. » La fiction tient compte du contexte local pour créer un message qui résonne davantage avec le public.

Ingérences étrangères ?

À l’heure où l’Afrique et ses ressources attirent toutes les convoitises, doit-on craindre l’interférence étrangère ? Plusieurs acteurs mènent effectivement des campagnes de désinformation sur le continent. Mais Scott Timcke constate une « tendance à en surestimer l’impact géopolitique. Je doute que des millions d’Africains soient convaincus par ces messages ou que cela change le résultat d’élections nationales ».

À son avis, des événements comme les coups d’État survenus entre 2020 et 2023 (Gabon, Niger, Burkina Faso, Guinée, Tchad et Mali) s’expliquent davantage par la relation compliquée entre la France et ses anciennes colonies, ou par l’échec politique à servir le bien commun, que par les campagnes d’opinion menées par la Russie ou la Chine, par exemple.

« Ceux qui blâment les acteurs étrangers ne maîtrisent peut-être pas les affaires africaines de manière aussi subtile qu’ils le devraient ! Des forces sociales beaucoup plus fondamentales peuvent expliquer ces événements. »

Le nombre de visionnements est un bien piètre indice pour juger de l’impact d’un message. « S’alarmer parce que des millions d’Africains ont visionné telle ou telle vidéo pro-russe est révélateur des préjugés occidentaux, poursuit le spécialiste. Je n’ai pas encore vu de preuves que [les vidéos très partisanes] transforment véritablement les croyances des gens. Elles ont surtout pour effet de confirmer ce qu’ils pensent déjà. » Dans ce contexte, certains experts redoutent que les mises en garde au sujet des fausses nouvelles aient l’effet pervers de réduire la confiance générale dans les médias.

C’est d’ailleurs peut-être là que réside le vrai pouvoir de la désinformation : non pas en changeant les résultats électoraux, mais en détruisant la confiance citoyenne. « En créant l’incertitude dans la population, on favorise l’émergence de leaders qui promettent des réponses et des certitudes. »

Cultiver la confiance

La chercheuse a constaté dans son étude que la mésinformation prend racine quand les interventions en santé publique ne tiennent pas compte du contexte local. « Si vous envoyez des travailleurs de la santé dans une communauté éloignée, personne ne les connaît, les gens ne leur font pas confiance. »

C’est pire dans les zones affectées par des conflits. Les gens tiennent le gouvernement pour responsable de leurs problèmes. Comment lui faire confiance quand il recommande le masque ou les vaccins ?

La clé, selon elle ? Créer des ponts avec les communautés, en commençant notamment par les leaders locaux : chefs de village, autorités religieuses, etc. « L’an dernier, nous avons organisé au Cameroun une séance de témoignages dans une communauté autochtone éloignée : 400 personnes sont venues. Les personnes les plus éduquées traduisaient dans la langue locale. » Un succès ! La chercheuse entame d’ailleurs un doctorat pour voir comment ce genre d’initiatives peut combattre l’hésitation vaccinale.

Le prix de la démocratie ?

Plusieurs pays africains ont adopté des lois « anti-fausses nouvelles ». Or, elles servent trop souvent à museler les médias ou à criminaliser les discours critiques du gouvernement, déplore Herman Wasserman. « Le risque d’abus est bien présent, car la liberté d’expression et le débat démocratique sont encore fragiles ici. »

Les gouvernements recourent trop souvent au blocage d’Internet. Ce fut le cas au Bénin le 28 avril 2019, jour des élections législatives. Et durant la guerre civile au Tigré, en Éthiopie, 5 millions de personnes ont été privées de télécommunications… pendant deux ans !

On gagnera donc à agir à plusieurs niveaux pour contrer le désordre de l’information : « En vérifiant les faits, oui, mais aussi en soutenant l’éducation aux médias et le journalisme d’enquête », juge Herman Wasserman. Il faut que l’information de qualité ait les conditions pour s’épanouir.

« Il ne faut pas voir tout en noir, nuance Scott Timcke. Je ne crois pas que toute désinformation soit nécessairement une menace à la démocratie. » Ça fait en quelque sorte partie de la liberté d’expression : les gens ont le droit d’avoir tort ! « Mais s’il y en a trop, c’est signe que les démocraties n’ont pas rempli leur mandat aussi bien qu’elles le devraient. »

Pour remédier au problème, il vaut donc mieux travailler à promouvoir la démocratie. « Au lieu de s’échiner à vouloir rendre les réseaux sociaux plus responsables, on devrait renforcer les institutions, enseigner pourquoi la démocratie est importante, ce que sont les droits civiques, à quoi servent les élections… »

Herman Wasserman, qui poursuit ses recherches sur le sujet, constate que « les inégalités économiques et raciales, exacerbées dans les pays du Sud, constituent un terreau fertile à la désinformation : les thèmes et les messages qui reviennent constamment sont liés aux enjeux sociaux locaux ». En ce sens, la perspective offerte par les pays du Sud pourrait inspirer les démocraties occidentales dans leur lutte contre leurs propres désordres de l’information.

Prévenir plutôt que guérir

Une fois qu’une fausse information circule, elle est presque impossible à rattraper. Les organisations africaines s’emploient donc de plus en plus à la démystification préventive. En période électorale, par exemple, elles vont publier en amont les bonnes informations de manière très claire : lieux de vote, date exacte de l’élection, etc. Une mesure pertinente, mais dont on arrive mal à chiffrer l’efficacité, dit Scott Timcke. « Comme rien de grave ne se produit, on se demande après si tous ces efforts étaient vraiment nécessaires. » Un peu comme en santé publique...

Le projet de recherche décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développement international du Canada.

Cet article a été publié initialement dans l’édition de juillet-août 2024 du magazine Québec Science.

Image du haut : Sylvain Cherkaoui/Panos Pictures

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