Une avalanche de peaux de bananes, de mangues, d’avocats et autres épluchures vient d’être livrée par camion aux installations d’InsectiPro, à 30 km au nord-ouest de Nairobi, la capitale du Kenya. C’est le repas quotidien de l’élevage de mouches soldats noires de cette fructueuse entreprise établie sur le terrain d’une mégaferme horticole familiale. Les petites bêtes d’InsectiPro ingurgitent chaque jour 30 tonnes de ces détritus qui, autrement, se retrouveraient à la décharge, et les convertissent en protéines pour la nourriture animale et en engrais pour les champs. « Ce sont mes bébés », dit en souriant la PDG Talash Huijbers, 26 ans, tout en plongeant la main dans un bac d’élevage grouillant de larves blanchâtres. Celles-ci sont le « chaînon manquant » pour mettre en place une agriculture circulaire, non dommageable pour la planète.
Aux yeux de Talash Huijbers, qui a fondé InsectiPro en 2018 après avoir fait aux Pays-Bas une maîtrise en alimentation internationale et agro-industrie, les insectes sont des superhéros. Source de protéines abordable et de qualité, ils sauvent la vie des fermiers du Kenya, minés par la hausse faramineuse du prix des aliments traditionnels (farines de soya, de maïs, de poisson) pour nourrir la volaille et le bétail. Et dans ce pays de près de 56 millions d’habitants, où le tri des déchets et le compostage sont encore pratiquement inexistants, ils permettent aux marchés, cafétérias, fabricants de jus, etc. de se débarrasser des rebuts à bon escient. Quant au fumier généré par les insectes, il fournit un puissant fertilisant, qui de plus est bio.
L’élevage d’insectes est d’ailleurs en plein essor au Kenya, où 60 % de la population a moins de 25 ans et où 27 % du PIB provient de l’agriculture. De grandes entreprises s’y intéressent, comme InsectiPro, mais aussi des milliers de petits producteurs contraints d’abandonner l’élevage de poulets, porcs ou poissons en raison des coûts trop élevés de l’alimentation animale. Des chercheurs croient même que, dans un avenir pas si lointain, l’élevage d’insectes pourrait représenter le modèle à suivre vu que les ressources sont étirées dans tous les coins du monde, y compris au Canada. Et pas seulement pour nourrir les animaux.
« L’alimentation du bétail est en concurrence directe avec celle des humains. La demande de soya importé du Brésil est énorme à cause de la croissance de la population. On constate également un intérêt grandissant pour les protéines animales… Nous ne militons pas pour que les gens cessent de manger du bœuf, mais la façon dont on le produit n’est pas durable pour la planète, pour nous tous », dit la phytopathologiste éthiopienne Segenet Kelemu, qui dirige le Centre international de physiologie et d’écologie des insectes (ICIPE), un institut de recherche en entomologie fondé à Nairobi en 1970.
Si le Kenya est l’un des leaders du domaine en Afrique, c’est grâce à son climat tropical favorable à l’élevage d’insectes et surtout à l’expertise de l’ICIPE, surnommé Duduville (« ville des bibittes », en swahili).
Établi sur un campus fleuri, Duduville héberge des colonies d’insectes, depuis les transmetteurs de maladies jusqu’aux parasites du bétail ou des cultures, en passant par les aliments potentiels, comme les grillons, les sauterelles, les charançons du palmier et les mouches soldats noires. L’ICIPE, créé entre autres pour favoriser l’émergence de la recherche scientifique sur les insectes dans l’Afrique postcoloniale, accueille des étudiants et des chercheurs du monde entier.
En 2012, Segenet Kelemu, qui voyait le potentiel des recherches réalisées à l’ICIPE, a mis en place le programme Insects for Food, Feed and Other Uses (INSEFF). C’est là que tout a démarré. Soutenue par le fonds Cultiver l’avenir de l’Afrique, un partenariat de 35 millions de dollars entre le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), à Ottawa, et le Centre australien pour la recherche internationale en agriculture, l’initiative a permis de démontrer la rentabilité de la production d’insectes à grande échelle. Des techniques novatrices de récolte et d’élevage ont été mises au point, et des normes ont été élaborées par l’État pour rendre possible la commercialisation des produits. « En matière de technologies, c’est l’un des démarrages les plus rapides que j’aie jamais vus : le secteur privé — comme InsectiPro et Sanergy [géant kényan de la collecte des déchets] — a très vite embarqué », ajoute Segenet Kelemu, rencontrée sur la terrasse du resto de Duduville. Le programme, lancé au Kenya et en Ouganda, s’étend aujourd’hui à une vingtaine de pays d’Afrique.
Les insectes faisant partie de l’alimentation de nombreux Africains depuis des lustres, un des buts du programme était de trouver comment en fournir toute l’année. « Ce sont traditionnellement les femmes et les enfants qui récoltent les insectes dans la forêt — un travail harassant en saison de pointe. Les rendre accessibles libère les femmes de cette corvée », dit Segenet Kelemu.
Parmi les objectifs : réduire la malnutrition au Kenya, où environ 3,1 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire grave en 2022, selon le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire, auquel se réfèrent notamment des gouvernements et des agences des Nations unies. D’après une étude réalisée en 2020 par l’équipe de Segenet Kelemu, remplacer 50 % de l’alimentation traditionnelle des animaux par des insectes permettrait d’avoir assez de poisson et de maïs pour nourrir chaque année 4,8 millions de Kényans de plus.
Engraissées avec des déchets alimentaires fournis gratuitement par des marchés et écoles du voisinage, les mouches s’avèrent lucratives : Bugs Life en vend une tonne par mois à un producteur local d’aliments pour animaux
Le Kenya subit de plein fouet les changements climatiques. Depuis trois ans, une sécheresse extrême sévit dans le nord du pays — comme dans d’autres régions de la Corne de l’Afrique —, affamant la population et décimant le bétail. « Les insectes sont une source durable de nourriture qui peut contribuer à la sécurité alimentaire du Kenya et de l’Afrique en général », estime l’entomologiste agricole Chrysantus Tanga, 45 ans, chef du programme INSEFF, interviewé à Duduville. « D’autant que leur élevage exige beaucoup moins d’eau et de terre que celui du bétail. »
S’il a publié une centaine d’articles dans des revues scientifiques, Chrysantus Tanga, originaire du Cameroun, n’a rien du chercheur cloîtré dans son labo : il est connu tant des patrons de grandes entreprises que des petits exploitants agricoles. Sous sa gouverne, plus de 11 000 fermiers kényans et ougandais ont reçu la formation intensive d’une semaine offerte par Duduville pour qu’ils puissent nourrir leurs animaux et éventuellement vendre leurs surplus, ainsi qu’un kit de départ de cinq kilos d’œufs de mouches soldats noires. Parmi les participants : environ 40 % de femmes, qui ont pu lancer leur production à la maison, en dépit de moyens financiers limités et d’une mobilité réduite en raison de leur rôle traditionnel.
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«Les insectes m’ont permis de relancer l’entreprise », affirme Doreen Mbaya Ariwi, 40 ans, propriétaire d’une ferme avicole et fondatrice en 2019 de Bugs Life, qui emploie sept personnes. Depuis la capitale, il faut compter deux heures de route cahoteuse pour rejoindre son exploitation, dans le comté de Machakos. Une zone semi-aride où l’on croise des zèbres, des gnous et des vaches faméliques. Doreen Mbaya Ariwi a essuyé une faillite en 2015, faute de pouvoir payer les aliments pour sa volaille.
Aujourd’hui nourris aux mouches soldats noires, ses 3 000 poulets sont en bonne santé. « Ils engraissent plus vite et j’en tire un meilleur prix qu’avant », assure cette petite femme énergique, confirmant les recherches menées par l’ICIPE. « Les œufs sont aussi plus abondants. » À voir la bousculade autour des mangeoires ce matin, les gallinacés semblent apprécier le régime à base de mouches. Elles-mêmes engraissées avec des déchets alimentaires fournis gratuitement par des marchés et écoles du voisinage, les mouches s’avèrent lucratives : Bugs Life en vend une tonne par mois à un producteur local d’aliments pour animaux, qui en réclame davantage. « Je ne fournis pas à la demande », dit Doreen Mbaya Ariwi.
Car les défis sont nombreux dans cette région sans eau courante ni électricité. « C’est difficile de régler la température », explique Lincy Osore, 27 ans, directrice technique de Bugs Life, uniforme vert menthe et toque sur la tête. « Durant les mois très chauds, beaucoup de larves meurent. » Rien de tel pendant ma visite, en juin, en plein hiver kényan : la température extérieure tourne autour de 20 °C et aucun décès prématuré n’est à signaler. Au contraire. Sous la serre où nous nous trouvons, les mouches soldats noires s’accouplent à qui mieux mieux dans leurs « nids d’amour » : des dizaines de cages sans barreaux, mais avec filets, fixées à des structures métalliques. Une fois fécondées, les mouches déposent leurs microscopiques œufs jaunes entre les plaquettes de bois prévues à cet effet.
Lincy Osore dénoue le filet d’une cage et faufile son bras à l’intérieur pour me montrer une plaquette. « Aucun risque de se faire piquer ou mordre, me rassure-t-elle. Les mouches adultes n’ont pas de bouche. » À cet ultime stade de leur courte vie (autour de 40 jours, dont 7 seulement de vie adulte), elles subsistent grâce à leurs réserves, et se consacrent à la reproduction et à la ponte. Pour les y encourager, les éleveurs doivent placer un appât odorant dans les cages. « Des poulets en décomposition », précise Lincy en ouvrant un récipient rempli d’une mixture grise pestilentielle. « Ça pue, mais ça les excite ! »
Nicholas Ndekei, diplômé en économie et finances de 24 ans, s’est lui aussi lancé dans l’élevage de mouches soldats noires en 2019, après une formation à l’ICIPE. Il a aménagé deux serres sur une terre appartenant à sa famille non loin d’InsectiPro, dans le verdoyant comté de Kiambu, riche en exploitations de thé et de café. L’abattoir porcin local lui fournit des restes nauséabonds dont raffolent ses bestioles. Après beaucoup d’essais-erreurs, son entreprise de produits destinés aux animaux est aujourd’hui profitable. « On pourrait croire que produire des insectes est facile, mais ça ne l’est pas, et la concurrence est féroce », dit ce costaud à la voix douce. Il déplore notamment que les grands acteurs du milieu gardent leurs recettes secrètes. « Les défis sont nombreux, ne serait-ce que pour se débarrasser des fourmis prédatrices sans nuire au cheptel de mouches. »
Le jeune entrepreneur commercialise sa production (larves vivantes ou déshydratées et fumier d’insectes) sous la marque Zihanga — une déformation de zero hunger, ou faim zéro, l’un des objectifs de développement durable de l’ONU. Préoccupé par la pauvreté qui ronge son pays, ce fils d’un ingénieur et d’une militante pour les droits des femmes a également fondé une entreprise d’économie sociale, Y Minds Connect, qui regroupe 70 vingtenaires — étudiants et sans-emplois (le chômage touche 40 % des jeunes). « La demande en produits d’insectes est énorme et peut rapporter gros, affirme-t-il. Notre ambition est de créer une ferme d’action collective [NDLR : une coopérative] pour que chaque membre travaille et obtienne un revenu décent. »
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C’est à une tout autre échelle que Sanergy participe à la vie collective. Fondée en 2011, cette entreprise de 500 employés spécialisée dans la collecte et la valorisation des déchets s’est lancée en 2013 dans l’élevage d’insectes. Aujourd’hui, elle est l’un des plus importants producteurs au Kenya. Ses mouches soldats noires profitent des 60 000 tonnes de détritus qu’elle traite chaque année : alimentaires et agricoles surtout, mais aussi sanitaires. Ces derniers proviennent des toilettes sèches que Sanergy fournit aux bidonvilles de Nairobi, où s’entassent des millions de personnes. Tous ces résidus sont transformés en produits utiles : aliments à base d’insectes pour les animaux, engrais bios et briquettes combustibles.
« Cette économie circulaire permet de réduire la pollution des sols et les gaz à effet de serre émanant des décharges sauvages », explique Michael Lwoyelo, directeur général de Sanergy, un grand gaillard sympathique, intarissable sur le sujet. L’entreprise, née d’une initiative du Massachusetts Institute of Technology (MIT), compte reproduire ce modèle dans d’autres métropoles africaines, également aux prises avec la prolifération des rebuts.
Malgré la chaleur, le masque est le bienvenu à l’approche de l’usine de Sanergy, située sur un vaste terrain loué à l’État, à l’extérieur de Nairobi. Une puanteur tenace s’élève des monceaux de déchets qui attendent d’être broyés pour être servis aux mouches soldats noires (des ingrédients secs y sont ajoutés, selon des mélanges tenus secrets). Rien pour rebuter les marabouts géants qui survolent les lieux.
Le contraste est radical à l’intérieur des serres où se déroulent les différentes étapes de la production, depuis les pouponnières (où les larves mangent et grossissent) jusqu’à la zone de conditionnement, en passant par le lavage, la pasteurisation, le séchage et l’emballage des insectes. « Partout, les normes d’hygiène sont scrupuleusement respectées, dit le DG. Un contrôle de qualité indispensable pour garantir le meilleur taux de survie des larves possible et l’élimination de la moindre bactérie. »
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Une rigueur qui est loin d’être toujours applicable dans les petites fermes. Plusieurs exploitants visités pour ce reportage auraient sans doute du mal à obtenir une certification du Bureau des normes du Kenya pour commercialiser leurs produits. Comme Mama Wele, éleveuse de chèvres dans la région de Rumuruti, à 200 km au nord de Nairobi. Cette veuve d’une soixantaine d’années explique n’avoir d’autre place pour élever ses mouches soldats noires que dans sa chambre, une misérable pièce sans fenêtre. Pas facile non plus de maintenir les installations nettes quand on travaille quotidiennement avec des déchets organiques. « Certains n’ont pas les moyens d’engager le personnel nécessaire pour nettoyer, reconnaît Chrysantus Tanga. La plupart produisent des mouches soldats noires pour nourrir leur bétail et gardent les grillons pour leur consommation personnelle. » Alors que la vente de leurs excédents leur apporterait un revenu supplémentaire.
Monica Ayieko est bien consciente que l’élevage et la consommation d’insectes sont encore loin d’être accessibles à tous. Professeure de sciences de la consommation à l’Université des sciences et de la technologie Jaramogi Oginga Odinga (JOOUST), à Bondo, près du lac Victoria, elle y croit tout de même.
À 72 ans, cheveux blancs ras et regard allumé derrière ses lunettes, Monica Ayieko dirige le Centre d’excellence africain pour l’utilisation durable des insectes dans l’alimentation, et n’a aucune intention de prendre sa retraite. Logé sur le petit campus rural de JOOUST, le centre ouvert en 2017 est subventionné par la Banque mondiale. Il accueille des étudiants-chercheurs venus du Kenya et d’une dizaine d’autres pays africains, et forme des fermiers à l’élevage de grillons destinés à la consommation humaine.
Spécialisée en sécurité alimentaire, Monica Ayieko s’intéresse depuis plus de 20 ans aux insectes comestibles, notamment les éphémères (mouches lacustres) et les termites. De retour au Kenya, son pays natal, après une maîtrise et un doctorat aux États-Unis, elle a dû se battre pour que son sujet de recherche soit accepté par la communauté scientifique. « D’abord parce que j’étais une femme, mais aussi parce que l’alimentation à base d’insectes était regardée de haut », raconte-t-elle. Si les insectes comestibles sont aujourd’hui largement étudiés, cette pionnière déplore que les jeunes Kényans des villes les dédaignent. « Ils ont été élevés avec l’idée que les personnes éduquées n’en mangent pas et que l’alimentation à l’occidentale est supérieure. »
Avec son équipe, Monica Ayieko s’emploie à démontrer le contraire. Elle vient de démarrer une étude sur l’incidence de la nourriture à base d’insectes sur la santé des enfants. Dans une centaine de villages du comté de Siaya, où se trouve le campus de JOOUST, des familles seront suivies durant quatre ans, depuis leur apprentissage de l’élevage de grillons jusqu’à la consommation quotidienne de ces orthoptères. Cette enquête subventionnée par le Danemark sera également conduite en Ouganda et au Ghana.
« En Afrique, on se plaint de la famine, alors que nous avons toute la nourriture nécessaire pour ne jamais avoir faim, dit-elle. Les insectes comestibles sont accessibles partout, toute l’année, y compris en période de sécheresse ou de pluies, mais ils sont gaspillés par manque de connaissances. »
Y a-t-il un risque de contracter des maladies en se nourrissant de bestioles ? « De nombreuses recherches sont en cours sur le sujet, mais jusqu’à présent, personne n’a signalé de zoonose transmise de cette façon », répond Monica Ayieko. Les personnes allergiques aux crustacés doivent toutefois se méfier : la chitine présente dans l’exosquelette des insectes est de la même nature que celle des crevettes.
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Manger des insectes ne date pas d’hier. Grillés, frits, rôtis ou bouillis, ils sont consommés depuis des siècles. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que deux milliards de personnes en croquent régulièrement, tant en Afrique qu’en Asie ou en Amérique du Sud. Scarabées, abeilles et chenilles figurent parmi les plus populaires des quelque 1 900 espèces comestibles répertoriées à ce jour. Leur réputation fluctue cependant selon les pays et les traditions : délicieux pour les uns, vulgaire nourriture de pauvres pour les autres.
Mais les choses bougent. Selon un rapport de la banque britannique Barclays publié en 2019, le marché mondial des insectes (pour l’alimentation humaine et animale) pourrait atteindre huit milliards de dollars américains d’ici 2030 (+24 % par an). Car le monde entier s’y intéresse, Canada inclus. La quatrième conférence internationale « Insects to feed the world » s’est d’ailleurs tenue à Québec en juin dernier. Au même moment, l’Université Laval créait la Chaire de leadership en enseignement en production et transformation primaire d’insectes comestibles — une première au pays. D’un océan à l’autre, des entreprises se lancent dans le domaine, comme Entosystem, à Sherbrooke, ou Enterra, à Maple Ridge, en Colombie-Britannique.
Savons, répulsifs antimoustiques, cosmétiques, médicaments, biodiésels… « Les possibilités sont infinies », s’enthousiasme le chercheur Chrysantus Tanga
« C’est plus facile d’élever des mouches soldats noires dans un climat tropical comme celui du Kenya que de les élever au Canada, souligne Chrysantus Tanga à Duduville. Au Canada, les producteurs doivent avoir des installations de thermorégulation importantes, les besoins en énergie y sont donc beaucoup plus grands. »
Si les mouches soldats noires et les grillons, des espèces endémiques qui se prêtent bien à l’élevage de masse (court cycle de vie et fort taux de reproduction), sont les insectes comestibles vedettes au Kenya comme ailleurs en Afrique, une foule d’autres espèces sont sous la loupe des chercheurs. Celles-ci sont analysées pour leurs propriétés nutritives — notamment sous forme d’huile —, mais pas seulement. Savons, répulsifs antimoustiques, cosmétiques, médicaments, biodiésels… « Les possibilités sont infinies », s’enthousiasme le chercheur Chrysantus Tanga, en me montrant les produits déjà mis au point à Duduville. Le programme INSEFF qu’il dirige explore divers débouchés commerciaux. Et ce, en collaboration avec les grandes entreprises du secteur, comme InsectiPro et Sanergy, qui ont les moyens d’investir dans la recherche.
À InsectiPro, on élève aussi des grillons destinés à la consommation humaine — nourris non pas de déchets, mais d’un mélange à base de légumes. Une fois déshydratés, une partie de ceux-ci sont transformés en grignotines funky (barbecue, sel et vinaigre, caramel et cannelle…), les Chirrup’s, vendues sur Internet à une clientèle branchée. « C’est comme du popcorn, mais meilleur pour la santé », dit Talash Huijbers en m’offrant d’y goûter. Guère appétissants, ces insectes noirs, rabougris, de un à deux centimètres de long… mais agréables au goût, qui évoque celui des cacahuètes. D’autres sont réduits en poudre et peuvent être inclus dans des biscuits ou des porridges pour enfants souffrant de malnutrition.
À l’ICIPE, des insectes nuisibles sont également mis à contribution. Comme les criquets pèlerins, une espèce de sauterelle honnie depuis l’Antiquité (la huitième plaie d’Égypte). En 2020-2021, des milliards d’entre eux ont envahi l’Afrique de l’Est, dévorant les récoltes et menaçant davantage la sécurité alimentaire de la région.
« On peut aussi les voir sous un angle optimiste », explique Chrysantus Tanga alors que nous entrons dans la petite salle accueillant les spécimens étudiés à l’ICIPE. Dans leurs cages de verre et d’acier, une dizaine d’entre eux sont en train de copuler. « Les criquets pèlerins sont l’une des plus importantes sources de protéines pouvant contribuer à nourrir les humains et le bétail », assure-t-il. Ses équipes ont testé des techniques de récolte efficaces et peu coûteuses pour que les fermiers locaux puissent recueillir ces bestioles tombées du ciel et les convertir en alimentation.
Une jeune pousse kényane, The Bug Picture, s’est lancée dans l’aventure lors des récentes invasions. « On a récolté 4,5 tonnes de criquets pèlerins en trois mois », dit Anne Scilla, directrice de projet, une Kényane d’ascendance britannique, propriétaire d’une ferme de poules et de lapins, qui élève également des mouches soldats noires dans la région de Nyahururu, à plus de quatre heures de route au nord de Nairobi. Conseillée par l’ICIPE, The Bug Picture a formé une centaine de fermiers, rémunérés au poids. Ils devaient récolter les criquets le soir, durant le sommeil de ceux-ci, perchés sur des arbres, en s’arrangeant pour les faire tomber dans de grands sacs.
Pas évident, toutefois, de traquer les essaims. Imprévisibles, ils peuvent changer de trajectoire en un clin d’œil. « Voire se poser dans des lieux difficilement accessibles », raconte Anne Scilla, qui a elle-même participé à ces collectes nocturnes. « Un soir, nous avons même été chassés par des éléphants ! »
Mais le jeu en valait la chandelle. Une fois broyés et séchés, les criquets pèlerins ainsi ramassés ont nourri le bétail des éleveurs locaux. La majeure partie de la récolte a cependant été remise aux réfugiés du camp de Kakuma, dans l’extrême nord du Kenya, dans la région du Turkana, ravagée par la sécheresse. « Ils les ont utilisés pour nourrir les poulets qu’ils élèvent sur place », précise la directrice de projet.
La huitième plaie d’Égypte transformée en cadeau au XXIe siècle ? Si on en croit Segenet Kelemu et ses collègues, les espèces pouvant être consommées tant par l’humain que par les bêtes pourraient représenter rien de moins que le salut de l’humanité.
Isabelle Grégoire s’est rendue au Kenya à l’invitation du CRDI, qui soutient le programme Cultiver l’avenir de l’Afrique (CultivAF), visant la sécurité alimentaire à long terme et l’amélioration de l’égalité entre les sexes.
Cet article a été publié initialement dans l'édition novembre 2022 de L’actualité.