En 2004, Shelley Jones s’envole pour l’Ouganda. Ses travaux de doctorat visent à identifier les obstacles à l’obtention du diplôme d’études secondaire chez les filles. La chercheuse canadienne s’attend à ce que les besoins financiers et de main-d’œuvre des familles, ainsi que les mariages précoces forcés, soient des freins à l’éducation des adolescentes. Des réalités effectivement bien présentes dans ce pays enclavé d’Afrique de l’Est qui traîne au 163e rang de l’indice de développement humain.
Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’un obstacle majeur est en fait une chose aussi simple que naturelle : les menstruations. « J’ai été très étonnée de réaliser que les 15 filles de 15 à 19 ans qui ont participé à mon étude manquaient l’école pendant leurs règles, alors que cela représente entre 20 % et 25 % des jours de classe », indique Shelley Jones jointe à l’Université Royal Roads, en Colombie-Britannique, où elle est aujourd’hui professeure
Sur place, la chercheuse constate que les jeunes Ougandaises n’ont pas accès aux produits d’hygiène féminine, des articles dispendieux offerts uniquement en ville. Résultat ? Bien des femmes se débrouillent avec ce qu’elles ont sous la main : lambeaux de vêtements, morceaux de mousse, feuillage, papier de toilette, avec tous les risques d’infection que cela suppose.
De plus, ces moyens peu hygiéniques occasionnent souvent des fuites, alors que plusieurs écoles n’ont même pas de toilettes avec de l’eau courante pour nettoyer les dégâts. Plu tôt que de se retrouver dans des situations embarrassantes, plusieurs filles décident tout simplement de manquer l’école lorsqu’elles ont leurs règles. « L’accès à l’éducation fait partie des droits de la personne. Et un manque d’accès aux produits d’hygiène féminine cause des inégalités entre les filles et les garçons », affirme Mme Jones dont les travaux ont été soutenus par le Centre de recherches pour le développement international.
Une fabrique de serviettes
À son retour au Canada, Shelley Jones songe à envoyer des serviettes hygiéniques en Ouganda. Une solution qui n’est toutefois ni durable ni viable financièrement. Elle discute de la problématique avec une autre étudiante, Carrie-Jane Williams.
Cette dernière contacte Lunapads, une entreprise de serviettes hygiéniques réutilisables en tissu installée à Vancouver, qui lui offre des serviettes comme échantillons et des patrons pour les répliquer. « Carrie-Jane Williams est partie à son tour en Ouganda et elle a distribué ces serviettes, raconte Shelley Jones. Les filles les ont trouvées confortables et faciles à utiliser. »
Il fallait maintenant lancer une entreprise locale pour produire des serviettes hygiéniques semblables. Carrie-Jane Williams a passé le relais à Paul et Sophia Grinvalds, un couple d’entrepreneurs sociaux formés à l’Université McGill. Après avoir réalisé un projet-pilote couronné de succès, ils fondent officiellement AFRIpads en 2010 — une entreprise soutenue par des actionnaires internationaux, dont Lunapads — et la dirigent toujours.
L’atelier de production est installé à Masaka, une région rurale du sud-ouest du pays. L’entreprise a rapidement fait ses preuves : plus de 750 000 ensembles de serviettes hygiéniques réutilisables ont été vendus jusqu’à ce jour en Ouganda et ailleurs en Afrique grâce à des bureaux de vente au Kenya et au Malawi.
De bons emplois
En plus de faciliter l’éducation de bien des jeunes filles, la création d’AFRIpads a permis l’embauche d’environ 200 personnes, principalement des femmes dont la vie socioéconomique s’est trouvée transformée.
« Des 15 participantes à l’étude en 2004, trois travaillent toujours chez AFRIpads et ont maintenant des postes de direction », donne en exemple Daniel Ahimbisibwe qui était l’assistant de recherche de Shelley Jones sur le terrain et qui a continué à suivre de près l’évolution de l’entreprise
C’est le cas de Safina [nom fictif] qui a commencé à travailler comme tailleuse, puis est devenue responsable du contrôle qualité et superviseure. « AFRIpads m’offre des cours de leadership où j’apprends énormément et cela m’aide dans tous les aspects de ma vie, » affirme la femme de 27 ans. « J’ai même réussi à économiser et à m’acheter une terre, l’an dernier. » Elle est loin, l’époque où elle s’empêchait de sortir de la maison pendant ses règles.
Shelley Jones retournera en Ouganda cette année pour réaliser la quatrième partie de son étude afin de suivre le parcours des adolescentes rencontrées il y a 13 ans : leur vie de jeune femme, de mère, de membre de la communauté, ainsi que leurs relations avec les hommes et leur degré d’autonomie. « Mais déjà, c’est vraiment inspirant et gratifiant de constater que nos travaux ont eu autant d’impacts positifs dans la vie d’un si grand nombre de femmes. »
Cet article a été publié initialement dans l'édition de février 2016 du magazine Québec Science.